XLIII

J’ai promis de parler de moi, et, en effet, le moment est venu. Nous reprendrons ensuite une autre aventure. Je n’aime guère à entrer en scène ; cependant, il le faut, puisque j’écris mes Mémoires. Nous allons en revenir à Larnage et à ce qui s’ensuivit ; cette suite-là nous mènera loin.

Après la soirée de Sceaux, lorsque je fus mêlée aux chagrins de madame de Parabère et à mille autres événements, je restai quelque temps sans entendre parler de mon ami aux étoiles. Il attendait que je l’appelasse, et ne pouvait vaincre sa timidité ; c’est un grand défaut pour un homme que la timidité, c’est un vice aussi grand presque que l’indigence. L’un et l’autre mettent à néant tous les moyens de parvenir.

Il était écrit cependant que la timidité serait vaincue pour cette fois, et que Larnage arriverait le premier à ce but qui depuis... N’anticipons pas 467

sur les événements, s’il vous plaît.

Un matin, j’étais ennuyée déjà ; cette maladie m’est venue de bonne heure. Il me prit envie de passer une journée entière, seule, à la campagne, et de me rapprocher de la nature, afin de mieux penser. Je parle en ce moment le jargon à la mode du jour : la nature et la pensée sont les deux mots dominateurs de notre époque. Rousseau et les autres philosophes les ont mis en honneur ; nous verrons, ou plutôt on verra, où tout cela doit nous conduire.

Je m’en allai donc, sans autre suite qu’un laquais fort bête, visiter une maison à vendre à Ville-d’Avray, non pas que j’eusse envie d’en faire emplette, mais pour avoir un but et un prétexte.

Il faisait un temps merveilleux ; je louai un carrosse, j’emportai quelques provisions, je revêtis un costume de circonstance et je me promis un plaisir infini.

Arrivée à Ville-d’Avray, je remisai mon carrosse dans une auberge, où l’on admit mon laquais à la table des gens ; quant à moi, je ne 468

voulus rien manger du tout : j’allai examiner la campagne en question, et puis je me jetai dans le bois, un panier au bras, mon petit chien courant en avant à travers les herbes ; on m’eût prise pour une bourgeoise en vacances.

Je sautais, ma foi ! je courais avec Amadis, je chantais tout ce que je savais de chansons et j’allais sans savoir où. Il m’importait bien ! Je voulais oublier les ennuis et les embarras de la cour et de la ville, et je composais un bouquet à la façon des bergères. Voltaire, auquel j’ai raconté cette équipée, m’a dédié à ce propos de jolis vers ; j’ai eu l’étourderie de les perdre, ou plutôt on me les a volés. Ce qu’il y a de pis, c’est que, contre sa coutume, il n’en avait point copie.

Après deux heures de promenade, la faim me prit, et je songeai à mon festin. Je cherchai une belle place, bien nette, de l’herbe bien épaisse et bien moelleuse, enfin tout ce qui pouvait rendre pour moi la scène plus voluptueusement agréable.

Je trouvai tout cela auprès d’une fontaine, sous de grands chênes ; je me souviens de quelques-uns des vers du grand homme ; il est dommage 469

que j’aie oublié le reste.

Son onde était tranquille et coulait lentement, Du plus parfait repos ses bords offraient

/ l’image,

Deux vieux chênes touffus lui prêtaient leur /

ombrage.

Je ne me rappelle plus ce qui suivait

;

seulement, ma description est faite.

J’ouvris mon sac et je commençai mon repas.

J’avais entrepris de couper une volaille froide, bien appétissante, et je n’en pouvais venir à bout.

Je n’ai jamais su couper. M. du Deffand en avait la rage, je le laissais faire et, plus tard, mon brave Viard n’eût pas souffert que je prisse cette peine.

J’étais donc fort maladroite, et j’en riais tout haut.

Amadis, assis en face de moi, me regardait et attendait sa part ; peut-être se moquait-il de moi en lui-même. Ah ! si l’on pouvait savoir ce que les chiens pensent !

470

Au milieu d’un éclat de rire, et comme j’entamais à belles dents ma proie, je fus tout étonnée d’entendre un écho à mon rire ; je relevai la tête, et j’aperçus... deux jeunes gens dont la mise révélait la profession, très beaux tous les deux ; l’un, inconnu, riait de tout son cœur, et l’autre me contemplait, respirant à peine.

Celui-là, je le connaissais, et il ne riait pas.

C’était Larnage.

Madame la marquise

! murmurait-il tout

étonné.

Et moi donc ! qui s’attendait à le trouver là ? Il était cependant bien plus naturel de l’y voir que moi.

J’en fus déconcertée, et je restai mon poulet à la main, un morceau de pain de l’autre, en face de ces deux garçons, l’inconnu riant toujours, et Larnage encore plus stupide que moi, – si c’est possible, néanmoins.

– Monsieur Larnage ! dis-je enfin.

Ah

! madame, que vous est-il arrivé

?

poursuivit-il.

471

– Il me semble qu’il n’est rien arrivé de bien fâcheux à madame, reprit l’autre ; elle est fort gaie et de bon appétit.

– Mais ce costume... cette solitude...

– Eh bien, ce costume, cette solitude... ce sera quelque caprice de jolie femme, quelque rendez-vous, peut-être...

– Un rendez-vous ! s’écria-t-il devenant blême et englobant d’un regard tous les environs pour chercher ce rival prétendu.

Oh

! non, repris-je étourdiment, pas de rendez-vous, s’il vous plaît. Un caprice peut-

être...

Larnage respira. Je commençais à me remettre ; bien que très jeune, je n’étais pas si timide que lui.

– Asseyez-vous, monsieur Larnage, continuai-je, si vous n’avez rien de mieux à faire, qui est monsieur ?

– C’est mon ami Frémont, l’ami d’un homme qui vous plaît fort, de M. de Voltaire.

– Vous êtes donc l’ami de tout le monde, 472

monsieur ?

– Je n’oserais prétendre à devenir le vôtre, madame ; c’est un rôle dangereux.

– Un brave sait courir au-devant du danger pour le vaincre.

– Ah ! madame, quelle triste victoire !

Il se mit à rire encore. Il était bien gai, ce pauvre Frémont, en ce temps-là surtout, où il était fort jeune et joli à croquer.

Larnage ne revenait pas de cette aisance qu’il enviait sans pouvoir l’atteindre. Il ne savait rien autre chose que me regarder. Les façons de son ami me convenaient bien mieux en ce moment.

– Avez-vous dîné, messieurs ?

– Non, madame, ni déjeuné non plus.

Voulez-vous être mes convives... à une condition cependant, même à deux conditions ?

– Lesquelles ?

– C’est que vous couperez mon poulet et que M. Larnage rira.

– Couper le poulet ! je m’en charge. Faire rire 473

Larnage, c’est une autre entreprise, et je ne m’en charge pas.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? Je ne sais si je dois vous le dire, madame.

– Dites toujours.

– Vous ne vous fâcherez pas ?

– Non.

Eh bien, je l’espère. Une marquise en déshabillé d’indienne, en jupon court, en chapeau de paille, dévorant un chapon toute seule, dans les bois de Ville-d’Avray, au bord d’une fontaine, ne peut pas être d’humeur à se fâcher. Je parlerai donc.

– Frémont ! reprit Larnage d’un air suppliant.

– Je parlerai, te dis-je, et tu n’en seras pas très fâché après.

– Un instant, monsieur ! avant d’entamer cette question disputée, je suis curieuse, je désire m’instruire. Il me faut savoir où je marche pour être à mon aise. Vous vous appelez Frémont ; 474

vous êtes l’ami de M. Larnage, vous êtes l’ami de M. de Voltaire, je n’en doute pas ; mais ensuite ?

que faites vous

? à quoi occupez-vous vos

loisirs ?

– Madame, je trouve la question toute simple, et j’y répondrai volontiers. J’étais clerc chez maître Allain, procureur, rue Perdue, près la place Maubert ; mais je m’y déplaisais et j’en suis sorti depuis quelque temps. Maintenant, je m’appartiens à moi-même. Mes parents, qui sont de Rouen, voudraient que j’y retournasse ; moi, je ne m’en soucie point, et je m’en soucierai moins que jamais, car certainement dans les bois normands, je ne trouverais pas d’hamadryades de votre sorte ; nos marquises normandes ne sont pas si faciles à chercher la solitude, et on ne les voit pas sans un cortège.

– On n’en voit guère ici non plus, monsieur, et je n’en sais qu’une autre, avec moi, capable de cet oubli des usages reçus.

– En revanche, elles sont capables de bien autre chose.

– Ce n’est pas d’elles qu’il s’agit, c’est de 475

nous, monsieur. Vous allez donc couper ce poulet.

– Tout de suite, à votre service.

– J’ai encore à vous offrir un pâté de la bonne faiseuse, des fruits et du vin de Bourgogne : c’est un frugal repas, mais c’est le denier de la veuve.

Les compliments commencèrent entre Frémont et moi. Pour Larnage, il ne desserrait pas les dents. Ses yeux seuls parlaient, et quel langage !

Tout en enlevant les ailes de notre bête, Frémont regardait à droite et à gauche

; il

observait notre trouble et se plaisait à l’augmenter.

– Madame, je ne vous ai pas conté les raisons de la tristesse de Larnage.

– Ah ! c’est vrai ; je les écoute.

– Eh bien, Larnage est triste parce qu’il est amoureux.

– Amoureux ! il me semble plutôt qu’il est figé, répliquai-je en prenant un air dégagé.

476

– Figé dans l’amour, oui, madame.

M. Larnage est donc amoureux depuis longtemps, car il était ainsi il y a...

– Beaucoup d’années, oui, madame, il était ainsi ; Larnage porte dans son cœur le même amour, sans qu’une de ses pensées s’en soit distraite. Seulement, il aimait d’abord une demoiselle ; à présent, c’est une dame.

– Ah ! il a changé ?..

– Non, c’est son idole qui a changé.

– Elle a changé ?

– Oui, de nom, d’état, de principes : au lieu d’une charmante fille, c’est aujourd’hui une belle femme. Larnage n’est pas plus satisfait pour cela.

Je ne pus retenir un sourire.

– Madame, vous en riez ?

– Je ris de vous qui parlez, je ris de moi qui vous écoute, je ris encore plus de ce pauvre M.

Larnage, qui vous laisse faire les honneurs de sa personne sans se défendre.

– De quoi se défendrait-il, madame ? De la 477

constance ? Est-ce donc un tort ? Le condamnez-vous ?

– Je ne saurais condamner ce que j’ignore.

– Vous ignorez la constance ? Ah ! madame la marquise, est-il bien possible que vous donniez aux hommes de ces exemples-là, à votre âge !

J’aurais volontiers battu Larnage, qui ne disait mot et qui laissait cet autre avoir plus d’esprit que lui. Il avait trop d’amour : l’amour rend bête les gens d’esprit et donne de l’esprit à ceux qui n’en ont pas. Rien de plus rare en général que d’avoir le cœur spirituel, c’est un charme et une force immense. Je n’ai guère connu que le chevalier d’Aydie et son Aïssé qui fussent dans ce cas-là.

Quant à moi, je n’y ai pas même essayé, j’aurais échoué, j’en suis sûre.

Nous mangeâmes de bon appétit, en riant toujours. Larnage se remit peu à peu, il en vint à placer son mot.

– Madame, il parle ! s’écria Frémont.

– C’est donc qu’il aime moins ?

– C’est qu’il a appris à le dire.

478

Je ne voulais pas répondre. Un tiers, quelque bienveillant qu’il soit, gêne toujours les débuts d’une inclination. Cependant Frémont ne pouvait nous laisser : il aurait eu l’air de devancer mes ordres, et certainement je ne l’aurais pas souffert.

La destinée de ce pauvre Larnage était singulière en ce qui me concerne. C’est peut-être le seul homme que j’aie aimé, c’est celui qui m’a le plus aimé ; et pourtant !...

Revenons au bois de Ville-d’Avray.

Frémont se sentait de trop. Son tact parfait lui défendait de nous quitter. La position était ardue, il cherchait à la tourner. Je désirais qu’il en vint à bout, Larnage le désirait davantage encore. Nos trois esprits réunis pour chercher, sans se le dire, ne trouvaient rien. Le hasard fut plus adroit que nous.

Après avoir mangé, bu, causé, au bord de la fontaine, nous reprîmes notre route et nous nous mîmes à errer dans les bois. Nous arrivâmes ainsi jusqu’à une charmante maison bâtie autrefois par Langlée et vendue, après la mort de celui-ci, à un riche Anglais qui n’y passait pas huit jours dans 479

l’année. Il ne la faisait pas moins soigneusement entretenir. Les jardins étaient les plus beaux du monde, les plus remplis de fleurs. On y allait de Paris et de Versailles par curiosité, pour les visiter et en rapporter des plantes que le jardinier vendait très cher.

Je proposai d’entrer dans cette maison, ils acceptèrent. Nous nous reposâmes sous un berceau de roses, et l’on nous servit d’excellente crème. Il est inouï combien l’on mange dans la journée en se promenant !

Nous étions là depuis une heure, nous avions tout vu, lorsque trois quidams, très cossûment vêtus, se présentèrent, et demandèrent à leur tour la permission de visiter le logis. En les apercevant Frémont poussa un cri de surprise.

– Mon

cousin !

dit-il.

Permettez-vous,

madame ?

Et le voilà courant après un gros homme tout gras, tout suintant, qui lui tendit les bras.

– Mon pauvre Frémont, je te cherche partout depuis que je suis à Paris. On prétendait que tu 480

étais en voyage.

Nous n’en entendîmes pas davantage, ils passèrent. Un quart d’heure après, le gardien nous apporta les excuses de notre étourdi. Son cousin l’emmenait.

Nous restâmes donc seuls, Larnage et moi ; il fallait maintenant retourner à Ville-d’Avray, rejoindre mon carrosse et partir.

481