II
Lorsque nous arrivâmes à Paris, mademoiselle de Chamrond et moi, nous allâmes saluer nos parents à la cour, – ce qui me fit une grande impression. Nous vîmes la duchesse de Luynes, les Choiseul, et d’autres encore qui feraient une litanie dont je ne me soucie plus.
La magnificence, les habitudes de Versailles me frappèrent ; je me crus transportée, par une bonne fée qui était ma chère tante, dans un monde inconnu où je ne voyais que des princes et des princesses plus beaux les uns que les autres, couverts d’or et de diamants, et disposés à me combler de bienfaits.
Je me faisais ainsi fort souvent des chimères dans ma tête. Je ne laisserai lire ceci à M.
Walpole qu’après ma mort : lui qui m’accuse d’être romanesque à soixante-seize ans, il prendrait là un argument d’une belle force ; je me 21
garderai de le lui fournir.
J’étais, en effet, très romanesque dans mon enfance, non pas dans ma jeunesse, la Régence y mit bon ordre : tout à cette époque se passait en actions, et non en rêves ; mais, jusqu’à ma sortie du couvent, ce furent dans mon imagination des romans de toutes les espèces. D’abord des contes de fées, puis des histoires merveilleuses de dévotion, puis enfin des histoires d’amour, avant que de savoir, pour ainsi dire, que l’amour existât.
Je dois ajouter que ce temps de rêves et de chimères fut le plus heureux de ma vie. Après, j’ai vu trop de choses et de trop réelles, pour ne pas prendre les hommes en dégoût. Quand je dis les hommes, je dis l’espèce, hommes et femmes, nous ne valons pas mieux les uns que les autres ; je n’ai plus de sexe aujourd’hui, et je juge impartialement. Hors un très petit nombre d’amis chers, parmi une grande quantité d’indifférents, qu’ai-je à ménager en ce monde, que je ne puis même plus voir ?
Nous restâmes quinze jours à nous promener.
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On me montra le roi Louis XIV dans la galerie comme il allait à la messe. Je le vois encore, il n’était point cassé, ainsi qu’il le fut depuis ; il portait la tête haute et était vêtu fort simplement.
Ses yeux tombèrent sur moi.
J’étais jolie, on le sait, et très parée ; cela le frappa sans doute. Il demanda mon nom, on le lui dit ; il me fit un petit signe auquel ma tante me fit répondre par une profonde révérence. Il passa.
Je vis aussi les princes et princesses, dont je ne me souviens plus, et madame de Maintenon que je n’oublierai jamais.
Son regard me glaça et me pénétra à la manière d’un coup d’épée. Je lui fus présentée par les Luynes. Elle me reçut bien, mais avec ce froid de dévote sans passion qui n’a pas son pareil.
J’ai toujours désiré d’être dévote, non pas de cette espèce. Ces dévotes à calcul et à système, ces dévotes qui aiment Dieu de tout leur esprit, et non pas de tout leur cœur, sont pour moi des êtres à part auxquels je ne saurais accorder la même espèce que les autres. J’en ai beaucoup rencontré 23
dans ma vie, jamais de cette omnipotence-là.
Madame de Maintenon était une personne exceptionnelle à laquelle on ne saurait trop rendre justice, bien qu’on ne puisse l’aimer. Elle avait, au point de vue de l’égoïsme, des visées aussi puissantes et aussi étendues que le premier politique de l’Europe, et elle conduisit le royaume pendant beaucoup d’années, non pas certainement d’une façon irréprochable, mais d’une façon uniforme ; ce qui est plus rare qu’on ne pense. Les gens qui se forment un but et ne s’en écartent pas, ne sont pas assez communs pour qu’on passe à côté d’eux sans en tenir mémoire.
Après mes visites et mes promenades accomplies, ma tante me vint remettre entre les mains de mes religieuses ; elle me dit adieu en sanglotant, et eut bien de la peine à quitter la rue de Charonne.
Elle avait obtenu la permission de rester deux jours dans une chambre à la Madeleine pour m’accoutumer. Il n’en était pas besoin, je m’y trouvai bien tout de suite.
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Cette maison était charmante et passait pour très régulière. Ce n’est que depuis, sous la Régence, qu’elle devint mal famée, à cause des privances de M. d’Argenson.
Voltaire a eu raison de dire :
« Ce bon régent, qui gâta tout en France », car il gâta jusqu’à la Madeleine du Traisnel.
Je fus prise en amitié par madame l’abbesse, personne de grande considération, sinon de qualité, et aussi par deux ou trois religieuses, dont l’une, la sœur Marie-des-Anges, était un miracle de beauté. Elle me voulut coucher dans sa chambre, à la jalousie de mes compagnes, qui toutes enviaient ce bonheur.
Je fus soignée, dorlotée, nourrie de chatteries, bourrée de conserves, sans compter les fins repas et les friandises de volaille et de gibier dont les religieuses ne se privent guère. Il faut bien leur passer les plaisirs innocents pour les empêcher de chercher les autres.
Je trouvai ce régime fort doux. Mes jolis habits blancs me plaisaient, ceux des religieuses, 25
surtout leur habit de chœur, étaient superbes aussi.
Le jardin était rempli des plus belles fleurs et des plus beaux fruits qui se puissent voir. On m’en laissait faire une ample moisson. Nous avions le parloir aussi, où l’on tenait cercle, de onze à cinq heures, tous les jours, et où venaient quantité de dames et de seigneurs.
Madame l’abbesse, fort aimable et citée pour sa conversation, recevait dans son parloir particulier, sans grilles et à toutes les heures, même le soir. Mais les pensionnaires n’y allaient point, excepté par faveur spéciale, et jamais avant seize ou dix-sept ans.
Le parloir des religieuses présentait le coup d’œil ordinaire des couvents. Il était coupé en deux par la grille, derrière laquelle se tenaient et les nonnes et les enfants confiés à leurs soins.
Nous avions quelquefois la permission de la franchir, nos maîtresses point. De l’autre côté se voyaient des dames en toilette, des jeunes hommes sémillants, des militaires, des abbés, des seigneurs ; des financiers fort peu : ils n’étaient 26
pas de compagnie assez distinguée. Tout ce monde caquetait, coquetait comme à Trianon ou au Palais-Royal ; on riait à gorge déployée, on racontait les anecdotes, on lisait des vers ; la grille ne gênait point, on la supprimait, sinon de fait, au moins d’intention, et j’ai entendu dire quelquefois au marquis de la Fare :
– Depuis que la cour s’est faite dévote, on ne cause plus qu’aux parloirs des couvents.
Dans des coins, on chuchotait le visage au guichet. C’étaient toujours de jeunes religieuses et de jeunes dames, quelquefois même de jeunes seigneurs. Ils couraient après l’ombre, ne pouvant avoir la proie !
Ailleurs, on dévorait des sucreries et des gâteaux de fleurs d’oranger, dont la Madeleine avait la renommée. Partout de la gaieté, de la bonne humeur ; pas une larme, pas un regret. S’il y avait des agitations, le voile et la clôture les dissimulaient. Cette vie de retraite ornée de distractions mondaines, coulait comme un ruisseau entre deux rives garnies de fleurs, les épines se cachent, et le parfum seul se révèle.
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Je voudrais être religieuse et avoir vingt ans. À
cet âge, il se fait dans l’âme et dans l’existence un mélange des embarras de la vie et des tracasseries du couvent qui, en ne prenant des deux que le dessus du panier, est plein de charmes. Plus tard, les idées changent, la balance penche, les ennuis deviennent les plus forts, la dévotion moins ardente tourne à l’habitude ; on marmotte des prières, on roule son chapelet dans ses doigts, mais on n’a plus d’extases ; on soigne le confesseur, on lui brode des agnus, on lui prépare des conserves, mais on ne va plus prier seule sous les grandes allées de marronniers, se prosterner des heures entières à la chapelle pour vivre parmi les saints du paradis plutôt que parmi les hommes. Les vieilles vont encore au parloir, mais elles n’y portent point cette conscience calme et sans inquiétude, ces joies contenues, ces espérances devinées, plus douces que les réalités positives. Elles demandent des nouvelles du gouvernement, des ministres ou bien de la mode nouvelle ou des jolies intrigues de cour ; enfin les vieilles nonnes sont deux fois vieilles, tandis que les jeunes sont aussi deux fois jeunes, de leur 28
vraie jeunesse d’abord, puis de la jeunesse pleine de rêves et d’illusions qu’elles se font en dehors de leurs murailles. Elles ne voient que le beau côté des choses et ne soupçonnent point, ainsi que je le répète souvent, de chagrins dans cette liberté qu’elles envient en leurs mauvais jours.
Quant aux austérités, aux jeûnes, aux punitions cruelles, aux in-pace dont les philosophes font des épouvantails, je n’en ai pas vu vestige.
La Religieuse de Diderot est un roman absurde de notre temps. Peut-être, au moyen âge, sous le règne de l’intolérance, a-t-on commis des exagérations de ce genre ; mais depuis un siècle au moins, je garantis les cloîtres purs de ces abominations-là. On peut m’en croire ; je ne suis, hélas ! pas une dévote, on le sait !
Ma sœur Marie-des-Anges était la plus accorte, la plus souriante, la plus indulgente des femmes, comme elle en était la plus belle.
Figurez-vous-la comme un printemps fleuri, répandant autour d’elle mille senteurs enivrantes, un rayon de soleil égayant les lieux où elle 29
passait comme la bergère de La Fontaine.
Elle avait une élégance dans sa marche et dans ses mouvements que je n’ai vue depuis à personne. C’était une fille de condition du Poitou, appelée mademoiselle de la Jousselière. Elle s’était faite religieuse pour laisser un petit bien sans partage à un frère qu’elle avait et qu’on voulait pousser au service, car il montrait des dispositions infinies.
Elle aimait ce frère avec une tendresse immense. Rien n’était adorable comme de lui en entendre parler. Lorsqu’on lui témoignait des regrets de la voir, à son âge, modèle d’esprit et de beauté, ensevelie dans cette abbaye elle vous répondait avec son sourire bordé de perles :
– Qu’appelez-vous ensevelie ? Je ne suis point ensevelie du tout, je me trouve fort vivante, j’ai fait comme notre patronne Madeleine, j’ai choisi la meilleure part. Mon frère a déjà un beau grade, il marche, il fera son chemin, et c’est par ce que vous nommez mon sacrifice que j’ai pu arriver à ce bonheur. Si vous ne comprenez pas cela, c’est que vous ignorez l’amour de deux orphelins l’un 30
pour l’autre. Nous n’avions que nous à aimer, et j’ai mis le bon Dieu en tiers dans cette tendresse : je crois qu’il n’y gâtera rien.
Hélas ! la pauvre fille perdit ce frère à Denain.
Il tomba couvert de gloire sur un monceau d’ennemis, morts de sa main.
Le maréchal de Villars le fit ensevelir dans un guidon qu’il avait pris et lui accorda une mention particulière. Marie-des-Anges devint alors tout à fait pieuse et ne cessa de pleurer au pied des autels ce héros qu’elle avait perdu. Elle ne lui survécut guère. Je l’ai bien regrettée, et je l’ai vue jusqu’à son dernier moment.
Nous étions très heureuses à la Madeleine, mais nous étions aussi très ignorantes ; on ne nous apprenait rien. Juste à lire, à écrire, une légère, très légère teinture d’histoire, les quatre règles, quelques ouvrages de couture, beaucoup de patenôtres, voilà tout.
Cela n’était point fait pour nous rendre savantes et pour nous tourner au bel esprit.
Quant à moi, je trouvais la paresse douce 31
alors ; je la trouve maintenant très amère, car j’ai senti mille fois l’insuffisance de cette éducation.
C’est là un grand avantage que les hommes ont sur nous, et cela est injuste. On se moque de nous lorsque nous arrivons à la supériorité ; on nous méprise quand nous restons dans les rangs ordinaires, et l’on nous ôte les moyens de parvenir.
Si les femmes, même celles que l’on cite, ont souvent été médiocres, c’est qu’elles ont usé leur courage et leur puissance à vaincre les obstacles dont leur route est jonchée. J’en ai trouvé mille de tous les côtés ; j’en trouve encore aujourd’hui dans les choses les plus simples. Un vieil homme n’aurait pas mes ennuis.
Je ne m’amuserai point à vous raconter les incidents de ma vie de pensionnaire. Ils sont peu intéressants, excepté un seul que je vous dirai certainement demain, bien qu’il ne me soit pas personnel, ou justement peut-être à cause de cela.
C’est le début d’une personne dont j’aurai à parler plus tard en d’autres termes. Cela fait voir une fois de plus qu’il ne faut pas déranger ce que 32
Dieu nous donne, car nous ne saurions pas faire aussi bien que lui.
Ma sœur Marie-des-Anges avait dans sa cellule un Enfant Jésus de cire, entouré de fleurs en paillon, vêtu à l’espagnole et fort joliment à l’ancienne mode.
Nous découvrîmes, une de mes compagnes et moi, que cette image, pour laquelle la sœur professait une dévotion vive et les autres religieuses également, n’était autre qu’une poupée représentant la reine Anne d’Autriche, lorsqu’elle vint épouser Louis XIII.
On l’avait envoyée pour donner une idée de ces habits espagnols, et savoir si on ne les devait pas adopter pour les dames au mariage du roi.
Cette image était bien faite, par un homme de Séville qui les réussissait mieux que personne.
Elle fut donnée par le cardinal de Richelieu à une de ses parentes, prieure de la Madeleine du Traisnel, laquelle en fit sur-le champ un Enfant Jésus en lui plaçant une croix à la main.
Nous avions trouvé cette histoire écrite sur un 33
vieux papier jaune, fané et soigneusement caché dans la grotte de coquillages où l’Enfant Jésus était placé. Les petites filles furètent partout.
Nous allâmes répandre notre trouvaille, sans nous inquiéter des croyances blessées et des susceptibilités écorchées à l’épiderme. On nous gronda et l’on eut tort, nous ne savions pas mal faire.
J’ai raconté cet incident, parce qu’il eut une grande influence sur le reste de mon séjour au couvent, sur le reste de mon existence même.
Dieu veuille qu’il n’en ait pas une très grande sur mon salut éternel ! C’est ce que je saurai bientôt probablement.
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