XLIV

Larnage était heureux de cette solitude, il me voyait depuis le matin et la hardiesse lui était un peu revenue. Il marcha d’abord à côté de moi, sans parler, non qu’il me craignît, mais parce qu’il avait trop à me dire, il ne savait par où commencer ; moi, je l’attendais. Il s’y prit de la meilleure façon, par les souvenirs.

Ah

! madame, que le ciel était beau à Dampierre, que les étoiles brillaient, que les nuits étaient parfumées, que mademoiselle de Chamrond était belle et tendre, et que je l’aimais !

Une fois la glace brisée ainsi, il retrouva la parole, il fut éloquent, empressé, persuasif ; il fut charmant, et moi, je ne sais trop ou plutôt je sais bien ce qui arriva ensuite. Je sentis que je l’aimais, je le lui avouai et je le fis le plus heureux homme du monde. Avec cet aveu, il n’en 482

demanda pas davantage.

J’ai promis de tout raconter : c’est Viard qui tient la plume, heureusement. Le récit de cette journée aurait été difficile devant ma jeune parente ; j’espère qu’elle ne le lira pas. Certains esprits chagrins me jetteront des épines à la tête après mes aveux ; d’autres, qui comprennent tout, me comprendront aussi, et excuseront les étranges faiblesses de la nature humaine entées sur une imagination neuve, ardente à s’instruire plutôt dans le mal que dans le bien. Ils feront la part de l’entraînement, d’un étourdissement bien facile à expliquer, de mon âge, de la société qui m’entourait, et enfin de l’époque où je vivais. Si j’avais écrit ces Mémoires il y a trente ans, je n’aurais pas pris la peine de m’excuser ; mais autre temps, autres mœurs ; autre roi, autre cour.

Sans compter l’avenir, qui sera peut être plus sévère encore !

Revenons à ce jour mémorable.

Larnage me quitta aux premières maisons du village, très heureux et sans oser croire qu’il existât un bonheur plus grand. Je lui promis de le 483

revoir. Peut-être fus-je un peu étonnée de sa retenue, peut-être aurais-je voulu une passion plus fougueuse, moins modeste ; cependant je me croyais fort heureuse ainsi, fort amoureuse et fort méprisante de tout ce qui n’était pas cet amour.

La route fut un véritable enchantement, je me rappelais jusqu’au moindre mot, au moindre geste de mon amant timide, et je m’appuyais sur ce souvenir comme sur une espérance. Je faisais de jolis châteaux en Espagne ; ma vie allait devenir plus gaie, plus douce, plus remplie ; je penserais à lui, je le verrais, je l’entendrais, je l’écouterais, et ce serait le bonheur. J’étais encore bien jeune, on le voit, et bien loin du temps où je vivais, ou, comme me disait quelquefois madame de Tencin, bien provinciale.

J’arrivai chez moi à la nuit tombante. Ma femme de chambre m’attendait en bas et me prévint que madame de Parabère était dans mon cabinet depuis deux heures, et qu’elle ne voulait pas s’en aller sans me voir. Ce fut retomber de la hauteur de l’empyrée ; cependant je courus vers la marquise.

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En m’apercevant, elle poussa un cri.

– Enfin !.. Je viens vous chercher.

– Me chercher !... Pourquoi faire ?

– Pour souper.

– C’est impossible. Je suis fatiguée, je veux me coucher. J’ai passé la journée à la campagne, j’ai besoin de dormir.

– Quoi ! à la campagne, toute seule ?

– Oui, toute seule.

– Et dans cet équipage ?... Marquise, vous vous moquez de moi, vous me cachez quelque jolie amourette.

– Non, je suis partie seule, je reviens seule ; j’ai été prendre l’air dans le bois de Villed’Avray, j’ai rencontré deux jeunes gens, dont l’un est le secrétaire de M. de Luynes, l’autre un ami de Voltaire. Ils m’ont trouvée mordant dans un poulet que je n’avais pas l’adresse de couper.

Ils l’ont partagé avec moi, nous avons causé, nous avons ri : c’est tout.

– Bien sûr ?

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– Très sûr.

– Alors, rien ne vous empêche de venir souper chez moi avec Voltaire et d’Argental ; c’est une petite partie d’intimité que je vous propose. Vous aimez à les voir, et je crois vous faire un vrai cadeau en vous en donnant l’occasion.

– Un autre jour.

– Non, ce soir.

– Il faudrait m’habiller ?

– Au contraire, vous êtes charmante ainsi et vous ferez un effet délicieux ; nous souperons au fond de mon jardin, dans le pavillon champêtre.

Vous voilà parée en bergère, et il ne vous manque que la houlette et les moutons.

– Et s’il vient du monde ? répliquai-je à moitié vaincue.

– Personne ; on fermera la porte.

– Et M. le régent ?

– M. le régent ! je ne le vois plus, je ne veux plus le voir, ne m’en parlez pas, c’est un homme sans foi : je veux oublier ce que vous savez, ma 486

reine, je m’étourdis. Oh ! je vous en supplie, ne me le rappelez pas !

Elle me pria, me conjura, je cédai et nous partîmes, moi, en toilette de campagne, un peu chiffonnée par le dîner sur l’herbe et le carrosse, elle en déshabillé du matin ; c’était, du reste, son triomphe, elle était adorable au lit en cornette et en petit manteau.

Nous arrivâmes chez elle, très follement disposées. Ce pavillon champêtre était une merveille de goût et d’élégance. Il faisait une nuit tiède, admirable ; tout était parfumé, et les fleurs les plus rares formaient comme un cadre à nos deux visages. Voltaire, qui parut bientôt après, en resta tout surpris à la porte.

– Mais c’est le paradis ! s’écria-t-il.

– Avant ou après la chute des anges ? répliqua la marquise.

– La veille, répondit-il avec son feint sourire ; ils sont déjà marqués pour le péché.

– Ainsi donc, nous n’en sommes encore qu’à l’espérance ; c’est une dernière consolation.

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– Ah ! madame, que ne vous dois-je pas pour la faveur insigne que vous m’accordez ! Souper ici, avec vous, avec madame du Deffand, avec M.

d’Argental ! C’est un de ces plaisirs si grands, si délicieux, qu’on n’a pas le courage de s’en croire indigne.

D’Argental ne tarda pas à paraître, et l’on servit.

Quel souper ! quelle chère ! que d’esprit ! que de mots !

En vérité, la gravité qui court ne peut faire oublier ce temps d’extravagances. J’en suis fâchée pour le sérieux, mais il me semble qu’on s’ennuie, et que les soupers d’aujourd’hui ne valent pas ce souper-là. Il est vrai que j’étais jeune !

Voltaire fut particulièrement étincelant. Il était alors d’une gaieté triomphante. Dans tout ce qu’on a dit ou écrit sur lui depuis soixante ans, personne ne s’est occupé de sa jeunesse. On ne le voit que patriarche ou bien chef de la littérature de ce siècle-ci. On s’inquiète beaucoup du philosophe, et de l’homme fort peu. Moi, je l’ai 488

toujours suivi et je vous en raconterai bien des choses que tout le monde ne sait pas.

Madame de Parabère le lutinait et soutenait qu’il n’était point amoureux, qu’il ne l’avait jamais été, qu’il ne le serait jamais.

– Ne me mettez pas au défi, madame ; je suis capable de faire mes preuves.

– Ce ne serait pas répondre. Il ne peut s’agir de moi dans cette affaire-ci.

– Et de qui donc ?

– De vous, de vos maîtresses, si vous en avez.

– Eh ! madame, tout le monde en France a des maîtresses, depuis M. le régent jusqu’à moi ; ce n’est pas si difficile.

– Cela serait une impertinence si je m’en cachais ; mais vous ne m’atteindrez point, je vous en préviens ; je suis maintenant au-dessus de tout cela, j’ai payé ma dette.

– Alors, madame, que me voulez-vous ?

– Je veux que vous racontiez la vie de votre cœur.

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– Que vous importe ?

– Plus que vous ne pensez. Vous avez tant d’ennemis ! on prétend que vous n’en avez pas.

Je n’ai pas de cœur ou je n’ai pas d’ennemis ?

Je vous accorde l’un et l’autre. Mais prouvez.

– Racontez, racontez, m’écriai-je à mon tour ; on m’a assuré que c’était une curieuse aventure.

– Et, pour vous donner l’exemple, la marquise va vous dire ce qu’elle a fait ce matin.

J’y consentis ; j’étais contente de nommer Larnage et de parler de lui. Les pensées ne suffisent pas lorsqu’on aime d’une certaine façon, on a besoin de la réplique ; c’est une balle qui se renvoie, on n’y saurait jouer tout seul.

Après mon récit, fort tronqué, on le comprend, Voltaire n’eut plus d’excuse.

– Seulement, ajouta-t-il, vous le voulez, je dirai tout, je ne ferai pas comme madame du Deffand ; elle vous a caché le plus joli.

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– Vous croyez ?

– Ah ! madame, vous le croyez encore bien plus que moi. Je commence.

» Je ne vous parlerai pas du digne M. Arouet, mon père

; de mon parrain, l’abbé de

Châteauneuf ; de ma protectrice mademoiselle de Lenclos ; vous les savez par cœur. Cependant, je leur dois à chacun une parcelle de mon esprit et de mes sentiments. Il y a en moi du notaire par l’ordre et l’économie, de l’abbé, homme d’esprit, par mes pensées, et de l’Aspasie par mes inclinations.

Ceci était parfaitement vrai ; on ne fit jamais de lui un portrait plus ressemblant.

– Mon père n’aimait point les vers. J’eus le malheur d’en vouloir faire et nous nous brouillâmes. Il m’avait envoyé chez un procureur, je n’y restai point ; je courais les champs, les ruelles et les théâtres, au lieu de rester le nez sur les exploits. M. Arouet me menaça de sa malédiction, j’eus l’outrecuidance de croire qu’il y regarderait à deux fois, je me trompais ; on allait me chasser lorsque mon parrain vint à mon 491

secours et m’envoya à La Haye chez son frère, le marquis de Châteauneuf.

»

Ici, madame la marquise, vous serez confondue, car c’est justement de mon premier amour qu’il va être question. Je me demande quelquefois si jamais un autre pourra lui ressembler, et je ne le crois pas. Je ne serai plus dans les dispositions où j’étais ; je n’aurai plus le cœur ouvert ainsi que je l’avais alors ; on me trompera davantage, j’en suis convaincu, mais je ne serai plus si heureux de l’être ; enfin je n’aurai plus vingt ans, et c’est une perte dont on ne se console pas.

Le croyez-vous

? demanda la marquise.

Quant à moi, je n’y voudrais pas retourner, s’il me fallait les payer aussi cher que je les ai payés une fois.

– Madame, c’est placer à fonds perdus, et vous savez que les intérêts sont doubles alors.

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