XLVIII

Madame de Parabère se leva d’un mouvement brusque, comme si un serpent l’eût piquée.

Voltaire et d’Argental se tinrent en arrière, saluant profondément et assez embarrassés de se trouver là. Moi, je restais debout à ma place ne croyant pas avoir rien à faire en tout ce qui se passerait. Le régent s’aperçut du trouble qu’il apportait.

– Je vous dérange peut-être ? demanda-t-il.

Peut-être, monsieur, reprit avec hauteur madame de Parabère ; du moins l’on ne vous attendait pas.

– Et vous, madame, ajouta le prince en se tournant vers moi, est-ce que je vous dérange aussi ?

– Nullement, monseigneur ; nous écoutions M.

de Voltaire.

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– Eh bien, ne puis-je l’entendre aussi ?

M. de Voltaire allait se retirer, M.

d’Argental également, et nous...

– Qu’à cela ne tienne ! je ne les retiens pas, répliqua le prince avec le plus aimable sourire de congé.

Ils ne se le firent pas répéter deux fois, et, saluant encore, ils sortirent.

Madame de Parabère les regarda tant qu’elle put les voir

; ensuite elle se retourna, d’un

mouvement lent et gracieux vers le prince, et lui demanda ce qu’il venait faire chez elle à une pareille heure.

Celui-ci se trouva légèrement embarrassé, il affecta la plaisanterie.

– Ce que j’y viens faire, madame ? Mais ce que j’y suis venu faire tant de fois, depuis plusieurs années, souper et causer avec vous, si vous le voulez bien.

– Nous avons soupé, monseigneur ; on va vous faire servir, si vous le désirez ; quant à causer, je ne suis pas en train, madame du 531

Deffand me remplacera.

– Mon Dieu ! marquise, quel changement !

Quoi ! vous avez déjà soupé, de si bonne heure ?

Quoi ! vous refusez de causer, avec Philippe d’Orléans surtout ?

– Avec Philippe d’Orléans plus qu’avec tout autre, monseigneur.

– Et pourquoi ?

– Si Votre Altesse n’a pas de mémoire, moi, je me souviens.

– De la rancune ? Allons, marquise, ce n’est pas bien. Nous sommes au moins de vieux amis ; si nous ne sommes plus que cela.

Encore moins cela, qu’autre chose, monsieur.

– Vraiment ?

– Et vous devez le comprendre. L’amitié se joint à l’estime, sans l’estime pas d’amitié, et je ne vous estime pas ; donc, je ne puis être votre amie.

Le régent rougit et se troubla de nouveau.

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– On ne dit pas ces choses-là devant témoin, madame.

– Madame du Deffand était présente lorsque je vous l’ai dit pour la première fois, monsieur ; d’ailleurs, je ne crains pas les témoins, moi, et je vous le dirais devant toute la terre.

– Alors, madame, prenez que je ne suis pas venu, et permettez que je rentre au Palais-Royal sans tarder davantage.

– À votre aise, monseigneur. J’ai l’honneur de saluer Votre Altesse, et j’aurai celui de la reconduire, ainsi que c’est mon devoir.

Le prince éclata de rire.

– Allons, c’est bien joué ! vous êtes superbe dans vos colères : mais nous ne nous séparerons pas ainsi.

– Je vous demande pardon, monseigneur, nous nous séparerons.

– C’est bien résolu ?

– Absolument résolu.

– Adieu donc, madame.

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– Adieu, monseigneur.

– Je m’en irai seul ? Vous ne voulez pas même me tenir compagnie quelques heures, par pitié, par charité ? Je suis triste, j’ai des embarras inextricables autour de moi, et pas un ami ce soir pour me consoler.

– Vous avez cent amis, monsieur ; appelez-les.

Appelez vos maîtresses, madame de Sabran, madame de Tencin, madame de Phalaris et bien d’autres, dont le nom ne me revient point, j’ai oublié cette litanie.

J’aurais voulu faire comme Voltaire et d’Argental, j’eus l’idée d’en essayer et de disparaître sans rien dire. Je me levai doucement, pensant qu’on ne faisait pas attention à moi, et je me glissai vers la porte.

Mais madame de Parabère me guettait ; elle s’écria pour me rappeler :

– Où allez-vous ? dit-elle.

Je rentre chez moi, lui répondis-je embarrassée. Il me semble qu’il en est temps.

– Un instant encore, je vous prie.

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– Puisque je suis chassé, madame, je vous offre une place dans mon carrosse ; à cette heure, personne ne vous verra et vous me rendrez un vrai service, en ne me laissant pas rentrer tout seul.

– Vous voulez emmener la marquise au Palais-Royal ?

– Pourquoi pas, si cela lui convient ?

– Ce n’est pas moi qui m’y oppose.

– Bien vrai ?

– Oh ! parfaitement vrai.

Un instant, monseigneur

! repris-je

; on

dispose de moi, à ce qu’il paraît, sans mon autorisation ; il ne s’agit pas du consentement de madame de Parabère, il s’agit du mien.

– Ma chère amie, vous y devriez aller pour vous instruire, mais n’y retournez pas demain. M.

le régent est bon à voir une fois, on en garde un charmant souvenir alors.

– Vous faites les honneurs de ma personne, laissez madame du Deffand s’instruire par ellemême.

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– Je ne l’en empêche pas, au contraire ; je gage seulement qu’elle ne le voudra point. C’est une femme d’esprit, monseigneur.

– Suis-je donc un sot, à votre sens, madame ?

– Je ne dis pas cela ; mais vous voyez qu’elle ne parle pas.

– Le silence est donc une preuve d’esprit ?

– Il y a des gens qui ont le silence bavard, et, prenez-y garde, la marquise est de ce nombre.

– Ne répondrez-vous pas, madame ? Serez-vous impitoyable comme madame de Parabère ?

Il y aurait charité à me défendre.

– Monseigneur, j’ai bien assez de me défendre moi-même.

– Prenez garde, ma chère ! c’est avouer le danger.

– Danger ! et danger de quoi, madame ?

– Monseigneur, au lieu de cette sotte question, vous eussiez dû baiser ces mots-là au passage.

– Allons, marquise, vous vous moquez de moi, et vous voudriez m’engager plus qu’il ne me 536

plaît.

Tenez, ma reine, ne plaisantons pas et écoutez-moi. Vous êtes seule, vous êtes libre, vous arrivez à Paris, vous avez un sot mari, que nous avons envoyé bien loin, pour vous en débarrasser et nous aussi. Vous avez plus d’esprit qu’aucune de nous ; profitez de la circonstance, faites donc ce qu’aucune de nous n’a su faire : allez-vous-en avec ce bon prince, qui s’ennuie ce soir ; tenez-lui une compagnie de deux heures, sans le regarder autrement que comme un convive, apprenez-lui ce que vous êtes, ce que c’est qu’une personne de votre mérite, qui ne lui demande rien, et qui ne veut rien lui accorder. Ce sera une originalité dans votre vie et dans la sienne. Je souhaiterais bien d’être à votre place, je n’hésiterais pas, je vous en réponds. Vous aurez de Philippe d’Orléans ce que nulle n’en a jamais eu.

– C’est vrai, répliqua simplement le prince.

– Ne craignez rien. Vous ne le connaissez pas, il est parfaitement gentilhomme dans ses façons, il ne sera que ce que vous voudrez, il ne vous dira 537

pas un mot que vous ne puissiez entendre ; je ne sais pas un homme plus respectueux, quand on lui impose le respect.

– Madame, vous me faites trop de grâce ; voilà que vous me flattez maintenant au lieu de vos injures de tout à l’heure.

– Je suis fantasque et je ne dis pas deux minutes de suite la même chose, vous le savez. Il me paraît original de vous mettre en face l’un de l’autre, ce soir ; je suis curieuse d’apprendre demain ce qu’aura produit une conversation entre vous deux, dans les circonstances où nous sommes. Si vous êtes spirituels, vous conviendrez que j’ai raison, et vous vous empresserez de vous en aller tout à l’heure, pour avoir plus de temps à rester ensemble.

Je ne m’expliquais pas la raison qui poussait madame de Parabère à me vouloir envoyer presque malgré moi à ce dangereux tête-à-tête. Je la regardai fixement, et il me sembla qu’elle parlait vrai et qu’elle n’avait pas d’arrièrepensée ; son œil était franc. Cette étrange créature n’a jamais été bien jugée, elle était moins 538

pervertie qu’on ne le supposait, le caprice était son guide ou plutôt son maître. Elle avait quelquefois des instants de raison admirables, elle avait du sens et du tact ; la minute d’après, elle débitait un chapelet d’extravagances à la faire mettre aux Petites-Maisons.

M. le régent l’écoutait presque sans répondre ; il n’insistait pas. Il ne demandait rien ; je ne fus de ma vie si embarrassée. J’avais grande envie de céder, grande envie de voir de près, tout à mon aise, ce prince dont on parlait tant, et, d’un autre côté, la vergogne me retenait fort.

Madame de Parabère me devina, elle eut un éclair de son tact intermittent.

– Vous ne voulez pas m’écouter ? dit-elle.

N’en parlons plus. Seulement, ne refusez pas à ce pauvre prince la satisfaction de vous jeter à votre porte. Vous avez l’air d’une grisette du pont Neuf, et la seule chose que penseront les laquais, c’est qu’il enlève une de mes femmes.

M. le régent se mit à rire, je ris un peu aussi ; ce rire nous tira d’embarras l’un et l’autre.

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J’avais oublié mon costume, et M. le duc d’Orléans avait eu le bon goût de ne pas s’en apercevoir ; je devins rouge à cette idée. Mais, en même temps, la marquise m’ouvrait une échappatoire que je saisis moi-même, me promettant d’en faire usage, pour le peu qu’on m’y aidât.

Pour commencer, j’acceptai la proposition de la reconduite ; c’était un premier pas, ce n’était pas un engagement, je restais toujours maîtresse de ne pas aller plus loin. La grande folie ! la grande inconséquence ! Je le sais bien : mais personne, en ce temps-ci, ne peut se faire d’idée de ce qu’étaient nos cervelles au temps de la Régence et de la séduction qui courait dans l’air ; les plus sages n’y résistaient pas.

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