LI
Madame de Parabère me donna de quoi rentrer chez elle sans attirer l’attention. Elle me fit reconduire par un vieil écuyer imbécile qu’elle gardait par charité, et qui n’était bon qu’en porte-respect.
Ma cousine, d’ailleurs, me voyait à peine ; ma vie ne lui convenait point. Elle n’en voulait pas être responsable et attendait impatiemment mon mari pour le prier de me loger ailleurs.
Je savais qu’il ne reviendrait pas de sitôt.
Comme je me déplaisais fort en ce couvent, je commençai par écrire la première et par annoncer à M. du Deffand ma résolution de prendre un domicile à moi.
Mes amis m’avaient découvert une petite maison assez agréable, dans un quartier retiré, sans voisins ; les voisins sont les plaies de la vie.
Si j’y voyais encore, je ne resterais pas ici à cause 566
de cela. Mais une aveugle ! tout le monde la regarde, n’importe où elle soit. D’ailleurs, je n’ai plus rien à cacher.
Je dormis quelques heures ce jour-là ; je me levai sur le soir, et j’étais à peine habillée, que l’on m’annonça la comtesse Alexandrine de Tencin. J’en ai déjà dit quelques mots, je veux couler à fond son chapitre aujourd’hui. Je la voyais assez souvent, sans l’aimer, comme tous ceux qui la connaissaient.
Madame de Tencin, sœur de madame de Fériol, on le sait, avait beaucoup de sa sœur dans le caractère ; mais sa beauté, mais son esprit étaient d’un autre calibre. La comtesse Alexandrine tenait une grande place dans le monde, elle y dominait singulièrement, sans être ni aimée ni estimée, je l’ai dit. Sa méchanceté, la façon supérieure dont elle menait sa vie et celle de son frère, le cardinal archevêque de Lyon, son adresse, son intrigue la faisaient redouter partout.
Quant à moi, je ne la recherchais pas. Je m’étais aperçue qu’elle cherchait à me faire parler, pour mieux diriger sa barque au milieu des 567
écueils. Elle me savait fort bien placée au Palais-Royal et à Sceaux, les deux puissances du moment ; dès lors elle me ménageait. Je pouvais, dans un moment de détresse, lui être utile à quelque chose.
Avait-elle découvert ma fortune ? Avait-elle flairé quelque grâce à obtenir
? Elle fut
particulièrement charmante. Quant à moi, je ne restai pas en arrière, et nous eûmes, je vous l’assure, beaucoup d’esprit.
Puisqu’elle revient sous ma plume, je ne la quitte plus, et c’est à son tour d’occuper la sellette ; elle y aura une bonne place, car peu de vies furent aussi orageuses que la sienne, vous pouvez m’en croire. Je la connais d’original par ses neveux d’Argental et Pont-de-Veyle, qui furent et qui sont encore mes amis, depuis près de soixante et dix ans que nous durons les uns à côté des autres. Ce n’est pas un bail d’un jour et l’on a le temps de causer.
Louise-Alexandrine de Tencin était née avec les plus séduisantes qualités et les plus abominables défauts que Dieu puisse donner à 568
une de ses créatures.
Elle était belle, bien faite, d’un esprit prodigieux ; elle prenait tous les masques et tous les visages à volonté ; elle avait toujours l’esprit de celui à qui elle s’adressait, ce qui lui fit autant de partisans que d’auditeurs.
Comme elle était la dernière des filles de sa maison, on la destina au cloître, et on la mit de très bonne heure au couvent de Montfleury, près de Grenoble. Dès cet âge si tendre, elle avait une résolution inébranlable et la volonté positive de ne pas se laisser enfermer.
Elle aimait le monde, elle en avait besoin ; l’intrigue était sa vie déjà, et, à peine entrée à l’abbaye, elle la bouleversa entièrement. Les religieuses la prirent en amitié, ou du moins les jeunes, à cause de la singulière doctrine qu’elle leur prêcha et des ressources qu’elle trouva pour les amuser.
Elle fit jouer la comédie aux pensionnaires, aux postulantes : elle leur organisa des réunions où l’on appelait toute la province. L’évêque, d’abord un peu récalcitrant, finit par les 569
approuver, lorsque Alexandrine lui en eut démontré l’innocence et la nécessité pour occuper l’esprit des jeunes recluses.
–
Cette enfant, disait-il dans son
enthousiasme, sera une mère de l’Église, une vraie lumière ; elle sait tout.
Elle savait tout, en effet, sans jamais avoir appris grand-chose ; elle était fort paresseuse pour les études et ne trouvait d’activité que pour le mouvement. Ce monastère se transforma, elle le fit vivre.
Elle resta ainsi jusqu’à l’âge de seize ans.
Madame de Tencin, venant la voir après le mariage de sa sœur avec M. de Fériol, lui annonça que sa seconde sœur serait bientôt également pourvue, et que, quant à elle, elle devait se disposer à prendre le voile dans trois mois.
– Madame, répondit la novice, je n’en ai aucune envie.
–
Allons donc, ma chère
! vous êtes fort
ambitieuse, et vous ne trouverez nulle part une 570
condition meilleure. Vous serez abbesse avant d’avoir vingt-cinq ans. Quel mari vous donnerait une meilleure place ?
– Aussi, madame, je ne veux pas d’un mari.
– Que vous faut-il donc alors ! Resterez-vous fille ?
– Non, madame ; il me faut un chapitre.
– Votre père ne veut pas en entendre parler, ses projets sont arrêtés. Ses deux derniers enfants seront d’Église. Votre frère et vous, vous vous aimez fort, vous vous servirez l’un l’autre.
Alexandrine ne se tint pas pour battue ; elle pria, supplia, conjura : rien n’y fit. Elle alla jusqu’à menacer de refuser ses vœux à l’autel ; sa mère ne fit qu’en rire, et lui demanda si elle serait plus avancée d’avoir tous les ennuis du couvent sans en recueillir les bénéfices.
Cela fit réfléchir la nonnette. Elle demanda deux mois de plus pour réfléchir encore ; on les lui accorda, très décidé à passer outre si les réflexions n’étaient pas favorables.
Alexandrine, toute jeune qu’elle était, 571
comprenait d’instinct que le temps gagné est souvent une grande chose.
Le diable la protégeait ; il conduisit à l’abbaye un jeune directeur, nommé, je crois, l’abbé Fleuret, fort zélé, fort pieux, mais aussi bête que saint, ce qui n’était pas peu dire. Mademoiselle de Tencin le connut en huit jours et découvrit en lui le germe d’un auxiliaire.
Elle commença par l’intéresser en lui confiant ses peines et ses combats, en se couvrant à ses yeux d’un masque d’hypocrisie, qui la fit pour lui tout aussi pieuse, tout aussi zélée que lui-même.
Seulement, elle déplorait son malheur. Sa vocation ne l’appelait pas au cloître, elle ne s’accoutumerait point à cette vie d’égoïste, son cœur avait besoin d’aimer sur la terre, l’amour de Dieu ne pouvait le remplir tout entier.
Le bon prêtre la plaignit, l’admira, la soutint dans ses combats, publia tout haut qu’elle était forcée, mais qu’elle priait de si bon cœur, qu’elle implorait la vocation à si grands cris, que Dieu ne resterait pas sourd et lui enverrait cette dernière grâce, indispensable à son bonheur, puisqu’elle 572
devait absolument prononcer ses vœux.
Les deux mois s’écoulèrent. Alexandrine protesta toujours ; la volonté des parents fut souveraine : elle marcha à l’autel, elle devint professe. Tout eût été consommé pour une autre ; pour elle, ce ne fut qu’une vaine formalité. Elle avait son plan.
Elle résista de façon à rendre sa résistance authentique, à démontrer combien elle était contrainte, et combien elle détestait la profession qu’on lui avait imposée.
Cependant elle donna les plus grands exemples de ferveur, elle remplit ses devoirs de façon à édifier ses compagnes et à se faire hautement louer de sa bonne conduite. L’abbé Fleuret la proclamait un ange ; il ne voyait rien à lui comparer en ce monde, les plus illustres saintes du martyrologe ne lui venaient pas à la cheville.
Sans s’en apercevoir, sans en avoir l’intention, sans s’en douter, il en vint à ne s’occuper que d’elle. Il l’entendait presque tous les jours en confession et recevait les aveux de sa conscience 573
timorée. Elle s’accusait d’imperfections si légères, qu’il la reprenait même de sa délicatesse.
Tout l’effrayait, tout lui portait ombrage.
Peu à peu elle devint triste, elle se mit à jeûner, à macérer son corps ; en même temps, ses confessions étaient moins fréquentes, ce qui étonnait fort la communauté. Chaque fois qu’elle approcha des sacrements, ce fut avec crainte ; elle cessa de communier même, et, lorsqu’on lui en demanda la raison, elle répondit :
– Je ne suis pas digne de recevoir la visite du Sauveur.
Les plus expertes déclarèrent que sans doute elle essayait de grands combats, qu’elle regrettait le monde et qu’il ne fallait pas forcer ses scrupules.
Quant à l’abbé Fleuret, qui ne la voyait presque plus, sa vie était décolorée, et il se mourait d’envie d’en apprendre le motif.
Il alla la trouver un matin qu’elle était en oraison dans une chapelle dédiée à la Vierge et située au bout du parc ; en l’apercevant, elle 574
tressaillit et baissa la tête.
– Ma sœur, lui dit-il, je ne veux pas vous déranger : mais vous avez besoin de moi, j’en suis sûr, et je suis venu.
Elle se releva, après un moment d’hésitation, et l’assura qu’elle était fort bien, qu’elle n’avait besoin de personne, que de la protection de Dieu et des prières de tout le monde.
–
Je suis imparfaite, ajouta-t-elle, vous le savez mieux que personne, mon père ; à présent, me voilà dans un temps de sécheresse, où je ne puis approcher des sacrements, où la méditation m’est pour ainsi dire impossible ; je dois donc me taire et m’humilier.
– Vous devez vous humilier sans doute, mais vous ne devez pas vous taire ; au contraire, vous devez parler, à moi, votre guide spirituel, à moi qui ai mission de vous conduire au port du salut.
Vous souffrez ; quelque mauvaise pensée vous obsède ; vous fuyez votre Dieu, tandis que vous devriez vous jeter dans ses bras ; je vous apporte sa parole, je vous apporte du courage ; avouez tout et écoutez-moi.
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Alexandrine se fit prier longtemps, elle commença, puis elle s’arrêta, puis elle recommença de nouveau, puis elle s’arrêta encore.
– Je ne pourrai jamais ! s’écria-t-elle enfin.
– De la volonté, reprenait le pauvre homme poussé par son zèle et par le sentiment inconnu qui remplissait son cœur à son insu ; il ne s’agit que de vouloir.
– Je ne le puis pas, je ne vous parlerai pas, mon père ; mais il faut que cela finisse, j’en mourrais et je mourrais coupable ; je vous écrirai.
– Bientôt ?
–
Ce soir même, je vous le promets
;
maintenant, laissez-moi, je vous en conjure, laissez-moi me recueillir.
Le brave homme obéit ; il avait beaucoup obtenu, il était heureux.
Alexandrine ne se montra pas de la soirée, elle resta dans sa cellule, ou dans la chapelle ; elle en avait la permission. Celles des religieuses qui l’aperçurent se récrièrent sur sa pâleur, et 576
ajoutèrent que certainement elle était malade.
La prieure monta près d’elle, pour s’en informer. Elle la trouva écrivant, et comme elle lui demandait à voir cette lettre, ainsi que c’était son droit :
– J’écris à mon confesseur, répondit-elle.
Toute investigation s’arrêta devant ce mot ; la lettre fut achevée. Cette lettre, j’en ai le double, et vous allez la lire. Elle vous fera bien connaître la comtesse Alexandrine, en y ajoutant surtout les quelques lignes qui sont à la fin, adressées à son neveu Pont-de-Veyle, qui lui avait demandé cette copie.
Madame de Tencin ne reniait pas ses turpitudes, lorsque cela ne pouvait lui nuire ; elle faisait assez bon marché d’elle-même en ce genre et ne prenait pas la peine de se cacher. Elle tenait fort peu à l’opinion publique ; la seule réputation qu’elle reniât était celle de maladroite. À cela près de son esprit, elle permettait de tout calomnier.
Voici donc la lettre :
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« Vous voulez savoir ce qui m’agite et me tourmente, mon révérend père, et il est de mon devoir de vous le dire ; je vous dois un aveu pénible et cruel, un aveu qui me tue, et qu’il est cependant impossible de vous celer plus longtemps. Sans vous, sans la protection du ciel, je n’ai plus qu’à mourir, car je suis indigne de vivre. Dieu et vous, voilà mon espoir. Hélas ! je suis une grande pécheresse, je suis une misérable créature, je ne sais comment vous découvrir ce que j’ai dans le cœur, ni quel sentiment coupable domine ma vie malgré moi, en dépit de mes efforts.
» J’ai employé tous les moyens de me guérir, hors un seul, et c’est celui-là que je vous demande, c’est celui-là que vous pouvez m’obtenir. C’est un moyen suprême, c’est le comble de mes vœux, et vous ne me le refuserez pas.
» Je ne suis pas faite pour la vie religieuse, mon père, chacun le sait ; vous avez souvent reçu l’aveu de mes combats, de mes douleurs, de ce que j’ai enduré depuis que la volonté de mes 578
parents m’a condamnée au cloître. J’ai prié, j’ai supplié, j’ai conjuré à genoux, ma mère a été sourde à ma prière.
» On l’a voulu, j’ai obéi, j’ai prononcé mes vœux. Depuis lors, une pensée incessante s’est emparée de mon cerveau, une affection unique domine mon cœur ; mes parents m’ont chassée de leur maison pour me jeter dans le sein de Dieu. Je n’aime plus mes parents, et ce n’est pas Dieu que j’aime.
» J’aime un homme, et cet homme, je ne dois pas l’aimer, car il n’est pas libre, car nous appartenons tous les deux au monastère, car, en l’aimant, je commets un sacrilège.
» En vain je pleure, je souffre, je meurs ; cet amour est plus fort que mes forces, plus fort que ma volonté. Il m’entraîne non seulement à ma perte, mais à mon malheur, car cet homme ne m’aime pas, ne m’aimera jamais ; cet homme est un saint pénétré des devoirs de son ministère, et dont le regard pieux n’est jamais tombé du ciel sur la terre.
» Vous voulez savoir cette terrible vérité, la 579
voilà, mon père, la voilà telle que Dieu la voit. Le danger est terrible, et ce danger, vous pouvez m’y soustraire ; vous le pouvez, si vous voulez penser à mes souffrances et à leur suite.
» Il faut que je quitte ce monastère, il le faut, sous peine d’être perdue dans cette vie et damnée dans l’autre. Si vous avez le zèle de la maison du Seigneur, vous m’arracherez à mes tortures, vous me remettrez dans le milieu où je devais vivre, vous m’enlèverez à la honte et à la misère qui m’attendent.
» J’ai confiance en vous, mon père ; je vous ouvre mon âme, parce que je connais votre bonté, aussi grande que votre vertu ; je vous dis ce que seul au monde peut-être vous deviez ignorer, parce que vous puiserez dans cet aveu la volonté nécessaire à ma délivrance.
» J’attends et je souffre ; si vous tardez, je ne pourrai plus combattre, je succomberai, et je ne succomberai pas seule. L’innocent viendra vers la coupable, ma voix l’attirera à moi, ma voix adoucie par mes larmes ; mon cœur, brisé par mes luttes et mon désespoir, y résistera-t-il ? le 580
croyez-vous, mon père ? J’ai dix-huit ans et je suis belle ; il ne le sait pas encore ; mais il le saura, mais il le verra quand je lui dirai que je l’aime !
» Le démon m’inspire ; c’est lui qui conduit ma plume ; c’est lui qui me pousse vers cet abîme, et je vais infailliblement tomber, si votre main secourable ne se tend pas vers moi. Ayez pitié de ma douleur, de mes craintes ; sauvez-moi, sauvez-moi, et que Dieu vous le rende !
» Je ne demande pas à rentrer dans le monde ; un chapitre s’ouvrira pour me recevoir ; mais, au moins, je ne serai plus condamnée à ce silence, à ces murailles, à ce tombeau anticipé ; mais au moins la vie m’apparaîtra de loin, j’en entendrai les échos, si je ne puis me jeter dans le tourbillon qui me transporte et m’enivre, et puis j’oublierai... peut-être ! »
Au-dessous de ces mots, il y avait ceci, de la main de la chanoinesse :
« Vous comprenez, mon cher enfant, que je n’en pensais pas un mot, pour lui du moins, et que, si j’avais envie de rentrer dans le monde, un 581
pauvre prestolet, un abbé crotté tel que celui-là pouvait tout au plus me servir d’instrument. »
Cette comtesse Alexandrine était une misérable créature qui m’a toujours inspiré une répulsion épouvantable. Certes, je ne suis pas dévote et je ne saurais l’être ; j’en aurais envie que je ne le pourrais pas, avec la meute qui m’entoure. Ils ne permettraient pas qu’un prêtre m’approchât, même dans le couvent que j’habite, autrement que pour la conversation la plus banale.
Eh bien, quelquefois, souvent, j’ai envie de me soustraire à leurs moqueries, de rentrer dans le sein de cette religion où je suis née, que ma mère, que ma tante ont servie avec tant de ferveur. Je ne veux pas mourir en païenne ; la mort n’est désarmée que par cette main divine, qui porte l’espérance et qui détache doucement des biens de cette vie. J’ai vu mourir Aïssé ; elle est au ciel.
J’ai vu mourir des méchants, des impies ; ils sont en enfer, et je ne veux pas y aller comme eux.
Madame de Tencin était une habile personne ; l’on dit qu’elle a eu bien des terreurs aussi. Les 582
plus fameux philosophes en ont. Voltaire n’a-t-il pas communié, lorsqu’on l’a effrayé des diables, de leurs cornes et de leurs queues !
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