XLIX

Le carrosse de M. le duc d’Orléans attendait, un carrosse simple, sans armoiries, tel qu’il les prenait pour ses excursions amoureuses. Il y était seul ; cela lui arrivait souvent, il aimait à se débarrasser de son entourage. Moi, je n’en avais pas ; madame de Parabère devait me renvoyer, c’était convenu. Enveloppée dans un coqueluchon, avec ma jupe d’indienne courte et mon mantelet de taffetas noir, je ressemblais, en effet, beaucoup plus à une fille de chambre qu’à une marquise.

Le prince me donna la main, me fit monter la première ; j’étais si troublée, que je n’entendis pas les ordres qu’il donna. Nous étions près du Palais-Royal, loin de chez moi, je devais facilement m’apercevoir du lieu où il me conduisait ; mais, je l’avoue, je n’y pensai point.

M. le régent ne me dit pas un mot. Pour 541

rompre le silence que je gardais, il hasarda quelques observations sur le temps et sur la chaleur ; je ne lui répondis pas.

– Où ordonnez-vous que je vous conduise, madame ? dit-il.

– Chez moi, répliquai-je d’une voix émue et indécise.

– Cela est bien décidé ? Vous me refusez la légère condescendance que je vous ai demandée ?

Mon Dieu

! monseigneur, que vous

importe ? Je suis une étrangère pour vous, je n’ai pas l’honneur d’être de l’intimité de Votre Altesse royale, c’est la troisième fois que nous nous rencontrons ; je ne suis qu’une pauvre provinciale, bien ignorante et bien éloignée des habitudes de la cour, je vous ennuierais.

– Le pensez-vous, madame ?

– Certes, monseigneur, je le pense.

– Vous ignorez quels sont les ennuis que j’éprouve, je le vois bien, ou plutôt ce ne sont pas des ennuis, c’est de la tristesse.

– Vous, triste, monseigneur ?

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Oui, madame, moi triste, profondément triste au milieu des orgies, des plaisirs, des amours faciles

; moi, triste sans amis, sans

confiance autour de moi. J’ai des instants de découragement terribles, et celui-ci est un des plus forts que j’aie éprouvés depuis longtemps. Je ne sais pas pourquoi je vous en tourmente, pardonnez-le-moi, et laissez-moi indiquer votre adresse à mon laquais.

Ce n’était pas mon compte. J’avais grande envie de ce tête-à-tête et de ces confidences ; mais je voulais être forcée, et la facilité avec laquelle il y renonçait piquait mon amour-propre et me montrait qu’il n’y tenait guère. Je me trouvais fort embarrassée.

– Monseigneur, dis-je timidement.

– Madame...

– Je suis vraiment affligée des chagrins de Votre Altesse royale, je voudrais...

– Me consoler, mais vous ne vous en sentez pas le courage. Je connais ces paroles, je les ai entendues tant de fois ! Mes maîtresses et mes 543

reines me délaissent lorsque je suis dans mes humeurs noires, jusqu’à ma fille, qui me les reproche !... À la cour, lorsqu’on n’amuse pas les gens ou lorsqu’on ne leur donne rien, on n’est bon qu’à laisser dans un coin, qu’à cuver sa tristesse.

Je fus entraînée par ces plaintes ; il faut penser que j’avais vingt ans, un cœur encore tout provincial et que la jeunesse ne cède ses droits sur personne, si ce n’est sur les monstres, et je n’en étais pas un. J’eus un élan magnifique.

– Moi, monseigneur, je ne vous abandonnerai pas, je vous suis.

– Bien vrai ?

– Bien vrai. Je me croirais coupable en vous laissant seul dans l’état où vous êtes.

– Vous avez raison... Je resterais seul, car Dubois lui-même ne voudrait pas travailler avec moi dans l’état où je suis. Il appelle cela mes jours d’éclipse et prétend que je ne comprends rien.

Il se leva, cria par la portière quelque chose à 544

ses gens : mon sort était décidé.

Cependant nous allions toujours et nous devions être arrivés, d’après mon calcul. J’en fis l’observation au prince.

Nous n’allons pas au Palais-Royal, me répéta-t-il.

– Et où donc, monseigneur ?

– Dans un petit logis que je possède auprès de l’abbaye de Longchamps, où je me réfugie quelquefois et que très peu de personnes connaissent. Il ne faut pas que votre acte de charité vous fasse tort et que l’on vous voie au Palais-Royal. C’est un lieu mal famé, où une personne comme vous ne doit pas être exposée à la risée, aux observations des oisifs et des méchants.

Je remerciai Son Altesse comme je le devais ; c’était de sa part une marque d’estime, et je la méritais, malgré mes étourderies. Qu’étaient-ce que des étourderies en ce temps-là ? On eût pu être canonisé, si on n’eût rien eu de plus lourd sur la conscience.

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La conversation s’engagea dès ce moment, intime et sans prétentions. Le prince me questionna sur ma famille, sur mes projets, sur mes désirs, sur M. du Deffand et ses capacités. Je lui répondis non comme au régent de France, mais comme à un ami – il en avait les façons avec moi – lorsque la vertu la plus sévère n’a rien à y reprendre. Je fis une allusion involontaire à ce respect si flatteur qu’il me témoignait.

– Vous n’avez connu, madame, ni le feu roi, ni feu Monsieur, mon père ; vous seriez moins étonnée de ma conduite. Jamais hommes ne montrèrent aux femmes un respect plus profond et des égards plus complets. Louis XIV saluait même les jardinières dans le parc de Versailles, et cela devant toute sa cour qu’il forçait ainsi à en faire autant. On m’a appris, depuis mon enfance, que la première qualité d’un gentilhomme était justement ce respect et cette déférence envers votre sexe. Jamais, que je sache, aucune dame de qualité n’a été traitée par moi autrement que je ne le fais aujourd’hui, à moins qu’elle ne m’y ait autorisé, toutefois.

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Cette explication chassa loin de moi les soupçons et les craintes

; je me sentis

parfaitement à mon aise et enchantée du parti que j’avais pris, malgré la voix de la prudence. Le prince me semblait un héros de vertu, affreusement calomnié.

Le temps passa vite en route, et nous arrivâmes. On s’arrêta à la grille d’un jardin, on agita la sonnette. Le carrosse entra, un homme et une femme se présentèrent à la portière, saluèrent très humblement.

Y a-t-il quelque chose à manger ici

?

demanda le régent d’un ton affable.

– Un souper tout prêt, monseigneur ; nous ne sommes jamais pris au dépourvu.

Nous descendîmes, je gardai mon

coqueluchon ; le carrosse et les gens disparurent sous une voûte ; il ne resta que l’homme et la femme dont j’ai parlé. M. le duc d’Orléans me tendit la main.

– Venez, madame, et pardonnez-moi la façon dont vous serez reçue ; on ne nous attendait pas.

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Nous attendons toujours monseigneur, répliqua la concierge un peu piquée.

– Je n’ai pas besoin de réclamer l’indulgence alors : il n’y a pas au Palais-Royal ni chez les plus riches de MM. les traiteurs un cuisinier aussi habile que toi, ma bonne Nanette.

– Et tout le monde ne mange pas de ma cuisine, monseigneur ; vous ne m’amenez pas ici vos poupées et vos débraillés ; vous savez bien que je n’en veux point, quoique ce soir...

Un coup d’œil sur mon costume leste et sur mes bas tirés nous donna la fin de la phrase.

– Jamais, Nanette, tu n’as servi plus grande et plus honorable dame, sois en repos.

– À la bonne heure. Du reste, je le verrai bien.

Cette Nanette était la sœur de lait du prince, à laquelle il avait donné cette délicieuse petite maison, avec de bonnes rentes, à la charge de le recevoir lorsqu’il y voudrait venir. Nanette avait son franc parler, comme le vieux valet de chambre du Palais-Royal. Elle avait accepté le bail et la clause en y en ajoutant une autre à sa 548

façon. Elle ne voulait absolument pas de ce qu’elle appelait des poupées et des débraillés, point d’orgies, point de débauches, un souper tranquille, jamais plus de deux ou trois personnes, et encore prétendait-elle les choisir.

Les valets et toute la séquelle du Palais-Royal, toujours selon les expressions de Nanette, étaient bannis de la petite maison. On les envoyait à un tourne-bride construit exprès. Nanette et son mari servaient seuls à table.

Elle aimait le prince d’une affection très vive, très sincère, très désintéressée. Elle ne lui cachait rien, et, lorsqu’il voulait apprendre la vérité sur l’opinion publique ou sur quelque acte de son gouvernement, il s’adressait à elle.

Strictement honnête femme, elle le sermonnait sur ses mœurs, et surtout sur la conduite de madame la duchesse de Berry, dont elle ne pouvait se taire.

– Si j’avais une fille de cette espèce, disait-elle, je la ferais enfermer, et, fût-elle dix fois princesse, elle le mérite encore davantage, car elle doit l’exemple à sa cour.

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M. le régent baissait l’oreille sans répondre, tant il sentait la justesse de ces remontrances.

Nanette grondait jusqu’à Madame, parce que, disait-elle, elle aurait dû mettre l’ordre dans sa famille.

Ah

! si sa mère existait, croyez-vous, madame, qu’elle aurait souffert tout cela et qu’elle n’aurait pas morigéné Philippe de la bonne sorte

? on peut lui passer quelques

maîtresses, parce qu’il a une femme qui ressemble à un canapé et à laquelle il ne faut que des coussins pour s’étendre et dormir ; d’ailleurs, n’en déplaise au feu roi, notre maître, elle était peut-être bien faite pour être sa fille, je ne dis pas, mais sa femme, oh ! non ! Et, si j’avais été Monsieur, si j’avais été vous, si j’avais été Philippe, je n’aurais jamais accepté cet affront-là.

Qu’il la trompe un peu, il n’a pas tort. Seulement, point de ces roués et de ces dévergondées. Ne peut-il donc s’amuser autrement ?

Madame de Parabère, madame de Sabran, aucune des maîtresses en titre du prince, ni madame la duchesse de Berry, n’avaient mis le 550

pied au Retiro, ainsi s’appelait cette maison. Le prince y venait le plus souvent avec des hommes sérieux, quelquefois il y conduisait les rares exceptions qu’il voulait marquer. Jamais il ne manqua à la parole donnée à Nanette. Le cardinal Dubois surtout en était exclu. C’était l’objet principal de la haine de la bonne femme, elle l’accusait d’avoir perdu le prince, et lui eût fermé la porte au nez.

Je fus introduite à travers plusieurs pièces d’une grande élégance, quoique d’une grande simplicité, dans une salle à manger délicieuse, pleine de fleurs embaumées et d’oiseaux charmants qui, trompés par la vive lumière, chantaient comme en plein jour.

Je jetai mon coqueluchon et ma mante, j’étouffais. Nanette attendait ce moment pour me regarder. Une expression de tristesse se répandit sur son visage.

– Ah ! dit-elle, vous êtes bien jeune, ma chère enfant ! il est temps de vous arrêter en route, n’allez pas plus loin.

M. le duc d’Orléans se mit à rire, d’un rire un 551

peu forcé peut-être.

– Ce n’est pas ce que tu penses, Nanette ; madame est une amie, pas davantage.

– Raison de plus pour s’arrêter en route. Ne sais-je pas où conduisent de pareilles amitiés ?

Voyez où vous en êtes arrivé, Philippe, puisque vos vrais amis doivent vous voir en se cachant, en se compromettant, pour ne pas être compromis davantage ailleurs. Je gage que cette brave dame ne va pas au Palais-Royal, elle ?

Je ne répondis point, je voulais laisser M. le régent répondre à sa fantaisie. Il congédia Nanette après deux ou trois phrases assez ambiguës, en lui ordonnant d’apporter le souper.

Quand nous fûmes seuls, il me fit des excuses de nouveau sur les libertés de cette bonne femme, et sur la façon dont elle me parlait ainsi qu’à lui.

– Mais que voulez-vous ! c’est une ancienne amie, et les amies sont si rares dans notre condition, que nous ne saurions trop les conserver.

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J’étais loin de m’en formaliser et j’aurais voulu à ce bon prince, auquel je m’intéressais chaque instant davantage, beaucoup d’amis tels que cette femme-là.

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