XXXV

À mon sens, des mémoires sur une époque sont les mémoires de tout le monde ; ils sont l’histoire de cette époque tout entière, l’histoire de ceux qui s’y firent remarquer, et des mœurs et des coutumes de cette époque ; sans cela il est impossible de la bien connaître. Je vous raconte donc, non seulement ce qui me concerne personnellement mais encore ce qui concerne mes amis, mes ennemis, mes connaissances, tous ceux que j’ai rencontrés. Je vous ai promis les romans de tous nos convives du premier dîner chez madame de Fériol. Pour tenir cette promesse, nous allons entreprendre aujourd’hui cette charmante mademoiselle Aïssé, que j’ai tant aimée, tant pleurée, qui fut une héroïne bien plus attendrissante, bien plus aimable que l’Héloïse de Rousseau, que toutes les héroïnes imaginables.

Nulle n’avait sa beauté, sa douceur, son charme ; nulle ne fut aimée comme elle, et par un homme 381

qui le méritât mieux. Chère Aïssé ! quel bonheur de parler d’elle, de la peindre, de la vanter ; il me semblera la voir encore, moi qui ne dois plus rien voir en ce monde, où j’ai vu de si belles choses qui ne sont plus !

Aïssé... – je vous l’ai dit, je crois ; mon petit secrétaire prétend que non, mais je ne m’en rapporte pas à lui, c’est un étourdi !...

(Madame la marquise, M. Walpole vous a justement écrit hier la même chose, et, à votre âge, cela n’est plus permis, tandis qu’au mien !...) Je ne sais ce qu’il griffonne, mais sa plume crie, je l’entends, et je ne lui ai rien dicté ; ce doit être quelque affreuse malice. Je reviens à mademoiselle Aïssé et à son origine.

C’était une Circassienne, une esclave, achetée à Constantinople par M. de Fériol, durant son ambassade. Elle avait quatre ans ; il l’aperçut au marché des esclaves et la fit conduire chez lui, par compassion pour ses pleurs et sa jolie figure.

Il la paya quinze cents livres ; il paraît que c’était fort cher ; elle les valait bien.

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M. de Fériol, fort libertin, songeait à s’en faire une maîtresse dans l’avenir, et la fit élever en conséquence. Il l’amena avec lui à Paris, la plaça chez madame de Fériol, sa belle-sœur, et l’y laissa lorsqu’il retourna en Turquie. Elle fut donc élevée là avec Pont-de-Veyle et d’Argental, ses fils, dont madame de Fériol ne se souciait guère.

Elle était galante

; elle avait beaucoup

d’amoureux, et un surtout qu’elle choyait fort, car elle en avait besoin pour elle et pour les siens : c’était le maréchal d’Uxelles. Ils vécurent longtemps ensemble, sans s’aimer, uniquement pour ne pas faire les frais d’une rupture. C’est là le secret de beaucoup de longs commerces.

Les enfants s’élevèrent avec des soins étrangers, et mieux sans doute que si elle s’en fût mêlée. Ils étaient tous les trois frères et sœurs. On plaça Aïssé au couvent des Nouvelles-Catholiques, ce qui lui fut très sensible ; elle aimait tendrement ses jeunes compagnons, et s’en sépara avec douleur. Au reste, elle demeura peu de temps au couvent, et revint achever son éducation dans le monde. C’était une beauté accomplie ; lorsque je la connus, elle approchait 383

de la perfection.

M. de Fériol revint et se fixa en France. On s’est demandé souvent s’il avait revendiqué ses droits sur son esclave et s’il a été pour elle autre chose qu’un père. Je puis assurer qu’il n’en est rien. Aïssé resta pure de toute souillure de ce genre. Non seulement elle n’y eût point consenti, mais M. de Fériol lui-même ne lui eût rien demandé. Il la respectait à l’égal de sa véritable fille ; il connaissait sa vertu inattaquable et les principes solides qu’elle avait reçus. D’ailleurs, quelle séduction eût pu essayer un homme de soixante et dix ans sur une créature comme celle-là ?

Personne dans sa société ne forma de doute à cet égard ; nous étions tous aussi convaincus les uns que les autres de sa réelle innocence. C’est plus tard, je ne sais quel fameux philosophe, qui, dans un jour de mauvaise humeur, flétrit cette mémoire angélique. J’en ai toujours été d’une colère abominable, et j’ai joliment rabroué les calomniateurs.

Dès que je vis Aïssé, je l’aimai ; elle m’aima 384

aussi ; nous fûmes des amies en nous voyant pour la première fois.

Elle vint chez moi, j’allai chez elle ; je la rencontrais chez madame de Fériol, chez madame de Parabère, où elle venait fort souvent, puis chez l’ambassadeur, lorsqu’il se fut fixé à Paris et qu’elle soigna ses dernières années.

Il est inutile d’ajouter qu’Aïssé avait autant de soupirants que de connaissances. Elle refusa dix mariages et encore plus de cœurs libres, et cela sans efforts, sans faire parade de sa vertu, uniquement parce qu’elle voulait rester honnête et qu’elle craignait de succomber.

Un jour, chez madame de Parabère, où nous étions toutes les trois, elle rencontra M. le régent ; il fut ébloui de sa beauté, et resta tout le temps qu’elle demeura elle-même, oubliant, pour la voir non seulement le conseil, c’était peu de chose pour lui, mais encore ses roués et je ne sais quelle orgie où on l’attendait. Il en devint fou ; ce fut une de ces rages qui, non satisfaites surtout, ne connaissent plus de bornes.

Il chercha à la voir partout où elle allait ; il lui 385

écrivit des lettres brûlantes ; il lui fit offrir des trésors, des titres, des honneurs, une terre, tout ce qu’elle voudrait ; elle refusa poliment d’abord, fermement ensuite, ce qui l’exaspéra. Il eut recours à madame de Fériol, peu scrupuleuse, qui se mit à la persécuter : rien n’y fit. Pour cette époque, c’était le phénomène des phénomènes.

– Non, répliquait-elle toujours, je ne saurais aimer ce que je n’estime pas ; et, d’ailleurs, le prince est trop au-dessus de moi ; il lui faudrait descendre, je ne voudrais pas voir mon amant hors de sa place, et puis surtout, je le répète, je ne l’aime point ; qu’on ne m’en parle plus.

On lui en parla néanmoins, on la poussa à bout ; elle écrivit une lettre à M. le régent, un chef-d’œuvre, pour lui demander sa protection contre lui-même, ajoutant que, s’il la lui refusait, comme Dieu seul était assez puissant alors pour la défendre, elle se jetterait dans un couvent.

M le duc d’Orléans comprit l’impossibilité et n’insista plus. Ce fut pour lui un chagrin et une humiliation.

L’ambassadeur mourut ; il lui avait assuré dès 386

longtemps un contrat de rente de quatre mille livres ; et, pour la remercier de ses soins, il lui laissa un billet d’une somme assez forte, payable par ses héritiers, Madame de Fériol en fut indignée ; elle le témoigna devant Aïssé, qui, sans rien répondre, se leva avec beaucoup de dignité et jeta le billet au feu. Il n’en fut plus question jamais.

Elle se trouva donc à la disposition des Fériol, qui l’aimaient, les jeunes gens surtout, et ne s’inquiéta de rien ; il est vrai que, dès ce temps-là, elle avait bien autre chose à penser.

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