XLIV

La gemma di Parigi1.

Malgré l’étendue du livre que nous publions, et le plaisir qu’un auteur trouve toujours dans l’analyse du caractère de ses personnages, il n’entre point dans notre plan de suivre jour par jour la vie de nos trois jeunes gens ; ce que nous aurions fait si nous eussions publié leur histoire isolée, mais ce que nous n’osons risquer, du moment que cette histoire n’est qu’un épisode de ce grand tout que nous livrons à la curiosité de nos lecteurs.

Nous dirons donc seulement que Camille exécuta ses desseins comme il les avait exposés à 1 « La pierre précieuse de Paris. » Titre sans doute calqué sur celui de l’opéra-comique de Donizetti : La Gemma di Vergy, opéra en deux actes, représenté à la Scala de Milan le 26

décembre 1834.

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Colomban.

Carmélite, n’ayant pas d’objection à faire pour la rémunération de son travail en voyant le prix exorbitant des factures de Camille, accepta l’offre du jeune homme, et, à partir de ce jour, l’intermédiaire, cette sangsue qui s’engraisse de la substance du producteur et de l’acheteur, étant supprimé, le bien-être entra dans la maison ; seulement, la jeune fille fit plus de difficultés à l’endroit du piano nouvellement acheté, et qu’il s’agissait de faire passer de l’appartement des deux amis dans le sien. Mais, pressée par Colomban, pour lequel elle avait une affection mêlée de respect, elle se décida à ouvrir sa porte à l’hôte mélodieux.

Il y eut plus : elle consentit à recevoir des leçons de chant que les deux jeunes gens se chargèrent de lui donner tour à tour.

Carmélite déchiffrait et exécutait brillamment à première vue les morceaux les plus hérissés ; son doigté était élégant, mais son ignorance en musique était au moins égale à son ignorance en amour.

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Elle jouait sans bien connaître la valeur de ce qu’elle jouait, et c’est là – qu’on permette un instant à un profane de se mêler de ce qui ne le regarde pas –, c’est là le grand vice de l’éducation musicale que les jeunes filles reçoivent dans les pensionnats. On farcit la tête des élèves d’une musique détestable, sous prétexte que c’est de la musique facile. Ainsi, que le professeur soit malheureusement doué d’une de ces voix désastreuses que l’on appelle des voix de salon – ce qui signifie clairement une voix impossible pour le théâtre –, qu’il ait, en outre, la fièvre endémique des chanteurs, qui consiste à composer soi-même des romances, comme s’il suffisait d’avoir une voix quelconque pour être musicien, eh bien, ce professeur va inculquer à toutes ces jeunes têtes des fantaisies d’un goût presque toujours équivoque ; s’il ne chante pas, le péril est à peu près le même ; au lieu de ses romances, il imposera ses quadrilles, ses valses, ses galops, ses fantaisies, ses variations, ses caprices – tristes caprices ! sottes variations !

Pour Dieu ! mesdames les maîtresses de pension, exigez donc de vos professeurs qu’ils 704

enseignent la musique qu’ils ont apprise, et non pas celle qu’ils font ! Comment ! vous avez les chefs-d’œuvre de ces grands maîtres, de ces gigantesques génies qu’on appelle Haydn, Haendel, Gluck, Mozart, Weber et Beethoven, et vous autorisez les gavottes de ces messieurs !

On croirait que c’est impossible !

Point : la chose arrive, au contraire, tous les jours.

La pauvre Carmélite, avec toutes ses dispositions naturelles, en était là : on ne lui avait jamais mis entre les mains que de la musique de troisième ou quatrième ordre, et elle ignorait tous les enchantements de la musique véritable.

Aussi accueillit-elle avec enthousiasme les premières paroles des deux jeunes gens sur ce sujet.

C’était tout simplement une révélation.

Seulement, une lutte s’engagea entre les deux amis.

Colomban, grave et sérieux comme un

Allemand, d’ailleurs élève du vieux Müller, 705

trouvait toute la formule de ses pensées et de ses rêveries dans la musique allemande.

Camille, vif et léger comme un Napolitain, ne comprenait, n’admirait, n’admettait que la musique italienne.

Il y avait juste, entre leurs goûts en musique, la différence qui existait entre leurs caractères.

Mille discussions s’élevaient donc entre eux à propos de l’éducation musicale de Carmélite.

– La musique allemande, disait Colomban, ce sont les passions humaines mises en musique.

– La musique italienne, disait Camille, c’est la rêverie mise en chanson.

– La musique allemande est profonde et triste, disait Colomban, comme le Rhin coulant à l’ombre de ses sapins et de ses rochers.

– La musique italienne est joyeuse et azurée, disait Camille, comme la Méditerranée à l’ombre des lauriers-roses.

Le combat se fût éternisé, si le sage Breton n’eût proposé un armistice.

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Colomban offrit de faire étudier

simultanément à la jeune fille la musique de Beethoven et de Cimarosa, de Mozart et de Rossini, de Weber et de Bellini.

Les deux routes étaient différentes, mais, par un détour, conduisaient au même but.

On commença donc, et la jeune fille reçut les leçons des deux amis.

Au bout de trois mois, elle était en état de chanter très remarquablement un trio avec eux.

À partir de ce jour, le bonheur était entré dans la maison, comme, trois mois auparavant, le bien-

être y était entré par la même porte et le même chemin.

On se réunissait presque tous les soirs dans le petit salon de la jeune fille, salon dont Camille, l’homme inventif, avait eu l’idée de faire renouveler le papier, un jour, en l’absence de Carmélite, afin d’épargner autant que possible à l’orpheline le souvenir cruel de la chambre où sa mère était morte ; on passait là, entre sept heures et minuit, des soirées charmantes qu’on était tout 707

surpris de voir s’écouler si vite.

Colomban, doué d’une voix de baryton d’une ampleur prodigieuse, chantait tantôt un morceau de Weber ou de Mozart, tantôt un air de Méhul ou de Grétry.

Camille avait une voix de ténor d’une douceur, d’une pureté, d’une suavité angéliques ; quand il attaquait l’air de Joseph : Champs paternels ! Hébron, douce vallée1 !

il y avait dans son accent une telle tendresse, une tristesse si profonde, que ni Colomban ni la jeune fille ne pouvaient entendre la reprise de cet air sans sentir leurs yeux se mouiller de larmes.

Carmélite n’osait chanter seule ; elle n’avait jusque-là fait entendre sa voix, et encore timidement, que dans des duos avec l’un ou l’autre des deux amis, ou dans des trios avec tous les deux.

C’était une voix d’une largeur et d’une 1 Joseph, drame lyrique en trois actes en prose, paroles d’Alexandre Duval, musique d’Étienne-Nicolas Méhul.

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puissance extraordinaires : dans certains airs en mineur, il sortait de cette bouche des notes éclatantes comme les sons de la trompette dans une marche funèbre.

En d’autres moments, cette voix sanglotait comme les sons d’un violoncelle.

D’autre fois, les notes qui s’en échappaient étaient douces comme les sons d’une flûte de cristal, ou mélancoliques comme les accents du hautbois.

Les deux amis l’écoutaient avec ravissement, et Camille, qui autrefois ne manquait pas un jour d’Opéra, n’y avait pas remis les pieds depuis qu’il avait entendu pour la première fois ce qu’il appelait la perle de Paris – la gemma di Parigi.

Tous deux étaient surpris des progrès que Carmélite faisait d’heure en heure.

Un soir, ils furent abasourdis en lui entendant chanter d’un bout à l’autre toute la partition de Don Juan1, qu’ils ne lui avaient donnée que la 1 Don Giovanni, de Mozart.

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veille. La jeune fille avait, en effet, une mémoire prodigieuse : il lui suffisait d’entendre chanter une seule fois un morceau pour le répéter note pour note un quart d’heure après.

Colomban avait toute une collection de musique allemande : mais, en quelques mois, elle fut épuisée. Alors Camille se chargea de pourvoir aux besoins de la société philharmonique ; il fouilla tous les magasins, faisant choix, comme de raison, des morceaux de ses maîtres favoris, morceaux que Colomban appelait des œuvres de basse latinité.

La jeune fille dévorait fiévreusement toutes ces partitions, et, peu à peu, sa tête s’ornait des œuvres principales de tous les grands maîtres ; et, comme le chant ne lui faisait pas négliger l’exécution, il arriva qu’au bout d’un certain temps, elle était devenue une musicienne d’une science et d’un talent merveilleux.

Les soirées se passaient donc ainsi, à s’écouter chanter les uns les autres ; c’était l’occupation principale ; puis, après chaque morceau, venait quelque saillie de Camille – saillie irrésistible, et 710

qui jetait ses auditeurs dans des accès de rire d’enfants.

Ou bien encore c’était une aventure de voyage, aventure piquante ou hasardeuse, mais toujours racontée chastement.

Une chose surtout émerveillait Colomban : c’est que ce voyageur insoucieux, qui, pour lui, avait visité l’Italie, la Grèce, l’Asie Mineure en oiseau de passage qui n’a rien vu, rien retenu, rien compris, semblait, depuis qu’il avait à raconter ses voyages à Carmélite, avoir voyagé à la fois en savant, en peintre, en poète. Tantôt il racontait ses recherches au milieu des ruines ; tantôt, ses promenades au clair de la lune, aux bords des grands lacs ; ses campements dans le désert aride ou dans les forêts vierges ; et alors, c’était un nouveau Camille – un Camille inconnu, aux récits pleins de couleur, de passion, d’enthousiasme et de franchise.

Colomban était tout étourdi de la

métamorphose

; il lui apparaissait dans un

éblouissant éclat : ce n’était plus le gamin léger, éventé, insouciant et vantard ; c’était un cavalier 711

charmant, réunissant à la fois les qualités et la distinction de l’homme du monde, le brio et l’aventureux de l’artiste.

Qui avait donc opéré ce miracle ? Colomban l’ignorait ; puis, d’ailleurs, il ne songeait pas à se le demander.

Mais nous, lecteurs, qui sommes plus curieux que le Breton, cherchons ensemble d’où venait ce changement dans l’esprit et les manières de Camille de Rozan, comme il s’appelait parfois lui-même, moitié plaisamment, moitié fièrement.

La cause de ce changement n’était pas difficile à trouver.

Avez-vous vu un paon se promener seul sur l’arête aiguë d’un toit ? Rien de plus beau, sans doute, mais, en même temps, rien de plus triste ni surtout de plus infatué de sa personne

!

seulement, qu’il aperçoive de loin une paonne, aussitôt il relève son éventail de diamants, de perles et de rubis.

Eh bien, les diamants, les perles et les rubis dont les récits de Camille étaient semés 712

rayonnaient de cette façon sous les regards de la jeune fille.

Il faisait la roue, comme le dit une phrase triviale, mais expressive.

Il eût vécu vingt ans avec Colomban, qu’il n’eût pas fait à l’amitié l’honneur d’étaler pour elle une des pierres précieuses de son riche écrin.

Mais, pour ce dieu mystérieux et inconnu qui plane invisible au-dessus de la tête des jeunes filles, Camille n’avait pas assez de trésors de beauté, d’esprit et d’imagination.

Il en est de deux vieux amis comme du mari et de la femme : ils ne se croient pas obligés de se mettre en frais l’un pour l’autre ; mais qu’un tiers apparaisse, et, à l’instant même, la conversation va devenir étincelante comme celle de deux muets retrouvant tout à coup la parole.

L’honnête Colomban n’attribuait pas la taciturnité passée de Camille et sa volubilité présente à d’autre cause que le caractère inégal et capricieux du jeune homme.

Pour Carmélite, élevée dans la sévère pension 713

de Saint-Denis, devenue ensuite la garde-malade de sa mère et le témoin de sa mort, la tristesse avait fait jusque-là le véritable fond de sa vie, et le grave Breton continuait à son insu, et à l’insu même de la jeune fille, les leçons bienfaisantes mais attristantes du pensionnat.

Si, en ce moment, marchant droit à son cœur, une interpellation directe lui eût demandé quel était celui des deux jeunes gens qu’elle aimait le mieux, elle eût incontestablement, sans hésitation, par instinct naturel, par entraînement irrésistible, désigné Colomban.

Son caractère sérieux, loin de le faire repousser, l’attirait à elle ; ils se rencontraient à chaque instant l’un l’autre dans les appréciations qu’ils portaient sur tous les sujets.

Camille, au contraire, avait un caractère entièrement opposé à celui de la jeune fille : ses vivacités l’inquiétaient

; ses légèretés la

choquaient ; elle était toujours prête, en sœur aînée, à le gronder comme un écolier ; car sa nature forte et résolue lui avait donné sur Camille un peu de cet empire que Colomban avait pris, 714

dès le collège, sur son condisciple américain. Elle avait pour lui bien plutôt cette sollicitude qu’on a pour les enfants que la tendresse qu’on éprouve pour un jeune homme.

Lorsqu’elle travaillait ou qu’elle voulait être seule, si Camille entrait à l’improviste, elle n’était pas embarrassée pour lui dire : « Allez-vous-en, Camille ; vous me gênez ! »

Elle n’eût jamais osé dire une semblable parole à Colomban.

D’ailleurs, Colomban ne la gênait jamais.

Il en résulta que Carmélite elle-même se trompa sur ses sentiments : elle prit, peu à peu, cette familiarité qui s’établissait entre elle et Camille pour une plus grande vivacité d’affection ; elle prit pour de la crainte cet amour respectueux mais profond qui l’attachait à Colomban.

Colomban semblait la retenir

; elle était

séduite par Camille.

Comment l’enfance entrevoit-elle la vie, sinon comme une guirlande de fleurs dont la plus belle 715

est la plus éclatante ? Comment la jeune fille entrevoit-elle l’amour, sinon comme une terre promise où elle va pouvoir effeuiller sa couronne de rêves ?

La vie avec Colomban, c’était l’étude et le travail de chaque jour ; la vie avec Camille, c’était un voyage éternel à travers le pays bariolé de la fantaisie.

Si l’envie prenait à Carmélite d’apprendre, le soir, un morceau de musique dont on venait de parler, Colomban lui disait :

– Demain, vous l’aurez.

Mais Camille, prompt à contenter les désirs des autres, comme il était ardent à satisfaire les siens, Camille, fût-il minuit, la pluie tombât-elle à torrents, les magasins de musique fussent-ils fermés, les éditeurs fussent-ils endormis, Camille, insouciant de la pluie et de l’heure, Camille, courant à pied à travers tout Paris, allait faire tapage à la porte du marchand jusqu’à que celui-ci, attiré par le prix exagéré que le jeune homme offrait, vu l’heure tardive, se décidât à ouvrir.

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Un jour, au Luxembourg, Carmélite avait manifesté, assez vaguement d’ailleurs, le désir d’avoir une ou deux fleurs d’un marronnier rose.

– Je connais, dit Colomban, un pépiniériste qui demeure rue de la Santé ; à votre retour, vous aurez, chère Carmélite, une brassée de ces fleurs.

Mais Camille, agile comme un chat, malgré les justes reproches de Colomban, qui lui rappelait qu’ils étaient dans un jardin public, Camille était déjà grimpé dans l’arbre, avait cassé toute une branche du marronnier rose, et était descendu triomphant sans avoir été aperçu d’un seul gardien ; car il y avait chez lui une espèce d’alliance entre le bonheur et l’audace : un chiromancien qui eût étudié la main de Camille eût certainement reconnu et suivi, du mont de Mars au poignet, la ligne de bonheur, droite, ferme, sans aucune déviation ni brisure.

En effet, il était impossible d’être à la fois plus téméraire et plus heureux que ne l’était Camille.

Ces faits et d’autres semblables, qui se renouvelaient à tous propos et à chaque instant, inspirèrent à Carmélite une grande affection pour 717

le jeune homme, affection qui participait autant de l’étonnement que de l’admiration.

Colomban s’aperçut, à plusieurs symptômes, de l’attraction que le Créole exerçait sur la jeune fille.

– C’est bien naturel, se dit-il d’abord sans s’inquiéter de cette attraction : il a la beauté, la gaieté, la grâce, l’éclat ; je n’ai, moi, que la tristesse et la force.

Puis, peu à peu, dans la probité de son cœur –

et à mesure qu’il pensait ainsi, son front devenait plus sombre et son cœur plus serré – ; peu à peu il se disait :

– Mon Dieu ! vous m’avez fait, à vingt-quatre ans, grave et sévère comme un vieillard ! Quel triste compagnon vais-je être pour une jeune fille de dix-huit ans dont tous les appétits seront antipathiques aux miens

?... Et, cependant,

ajoutait-il, doutant encore, tout me dit que j’étais capable de faire le bonheur de Carmélite, et que j’en aurais eu la puissance et la force, comme j’en ai le désir et la volonté !

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Puis il les regardait, beaux, jeunes, souriants, pressés l’un à côté de l’autre, et il lui semblait que les deux auréoles de jeunesse qui ceignaient leur front n’en formaient plus qu’une, et que c’était une auréole d’amour.

Alors il secouait la tête, et, debout, pâle, dans l’ombre, tandis que Camille et Carmélite rayonnaient de lumière :

– Je voudrais inutilement m’illusionner, disait-il ; ces deux jeunes gens s’aiment, et c’est justice : ils semblent faits l’un pour l’autre... Et, cependant, j’avais rêvé une autre existence pour elle... Chère Carmélite ! j’en eusse fait une haute et fière dame ! Camille voit mieux que moi : il en fera une femme heureuse !

Et, à partir de cette heure, Colomban, malgré des regrets poignants, malgré la tristesse qui l’envahissait de jour en jour, résolut de faire abnégation entière de lui-même, et d’enrichir Camille des trésors qu’il avait amassés.

Un soir que Camille et Carmélite avaient chanté d’une voix ravissante, appuyés l’un à l’autre, cheveux flottants, haleines mêlées, un 719

duo d’amour dans lequel avaient vibré toutes les cordes de cette passion humaine qui touche presque à l’octave céleste, Colomban, en rentrant dans sa chambre, posa la main sur l’épaule de Camille, le regarda gravement, et, des larmes plein les yeux, des soupirs plein la poitrine, mais d’une voix calme, il lui dit :

– Camille, tu aimes Carmélite !

– Moi ? s’écria Camille rougissant. Je te jure...

– Ne jure pas, Camille, et écoute-moi, dit Colomban. Tu aimes Carmélite, à ton insu peut-

être, mais tu l’aimes profondément, sinon de la même façon, du moins autant que je l’aime moi-même.

– Mais Carmélite ?... dit Camille.

– Je n’ai point interrogé Carmélite, répondit Colomban. À quoi bon ? Non, je sais assez quel est l’état de son cœur ! J’avoue, à votre louange à tous deux, que la lutte a été longue, et que c’est en quelque sorte malgré vous que vous avez été entraînés l’un vers l’autre... Voici donc quel est mon projet...

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– Non ! non ! s’écria Camille, c’est à moi de te dire mon projet, Colomban. Il y a assez longtemps que je reçois de toi sans te rien donner, que j’accepte tes dévouements sans pouvoir te les rendre ! Tu as peut-être raison : oui, je suis sur le point d’aimer Carmélite, te trahir notre amitié ; mais, de cet amour, je te jure, Colomban, que je ne lui ai jamais dit un mot, et que, jusqu’à ce moment, jusqu’à cette heure où tu vas l’arracher du fond de mon cœur pour le mettre devant mes yeux, je me le suis caché à moi-même... C’est la première faute que j’aie commise envers toi ; mais, je te le répète, je ne me doutais pas, en glissant sur cette pente si douce de l’amitié à trois, je ne me doutais pas que j’allais tout droit à l’amour. Tu le vois pour moi : merci ! tu me le dis : tant mieux ! il est encore temps ! Oui, oui, cher Colomban, j’étais sur le point d’aimer Carmélite, et cet amour me fait horreur, comme si Carmélite était la femme de mon frère ! J’ai donc, en t’écoutant, en sondant mon cœur, en voyant l’abîme, pris une résolution suprême : dès ce soir, je pars.

– Camille !

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– Je pars... je vais mettre entre mes désirs et ma passion une barrière infranchissable ; je traverserai la mer, et j’irai vivre au fond de l’Écosse ou de l’Angleterre ; mais je quitterai Paris, mais je quitterai Carmélite, mais, toi-même, je te quitterai !

Et Camille se mit à fondre en larmes, et se jeta sur le canapé.

Colomban resta debout et ferme comme le roc de ces grèves, où, depuis six mille ans, vient se briser le flot de la mer.

– Merci de ta généreuse intention ! dit-il ; je t’en sais gré comme du plus grand sacrifice que tu puisses me faire ; mais il est trop tard, Camille !

– Comment, trop tard ? répondit le Créole relevant sa tête toute baignée de larmes.

– Oui, trop tard ! reprit Colomban. Quand j’aurais l’égoïsme d’accepter ton dévouement, arracherais-je, maintenant, du cœur de Carmélite l’amour qu’elle a pour toi ?

– Carmélite m’aime ? tu en es sûr ? s’écria 722

Camille bondissant sur ses pieds.

Colomban regarda le jeune homme, dont le visage s’était séché comme sous les rayons du soleil d’août.

– Oui, elle t’aime, dit-il.

Camille comprit tout ce qu’il y avait d’égoïste dans cet éclair de joie qui, par ses yeux, venait de jaillir de son âme.

– Je partirai, dit-il : loin des yeux, loin du cœur !

Vous ne vous séparerez pas, répondit Colomban, ou plutôt je ne vous séparerai pas. Je serais donc bien lâche si je ne savais pas dompter un amour qui ferait le malheur d’un frère ou d’une sœur ?

– Colomban ! Colomban ! s’écria le Créole voyant l’effort que son ami faisait sur lui-même.

– Ne t’inquiète pas de moi, Camille : les vacances arrivent dans quelques jours ; c’est moi qui partirai.

– Jamais !

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– Je partirai, aussi vrai que je te le dis...

Seulement, ajouta le Breton d’une voix tremblante, tu me promets une chose, Camille ?

– Laquelle ?

– Tu me promets de faire le bonheur de Carmélite ?

– Colomban ! fit le Créole en tombant dans les bras de son ami.

– Tu me jures de la respecter tant qu’elle ne sera pas ta femme ?

– Devant Dieu ! jura solennellement Camille.

– Eh bien, dit Colomban s’essuyant les yeux, j’avancerai mon voyage de quelques jours ; car, tu comprends bien, Camille ? continua le Breton d’une voix étouffée, si fort que je sois, je suis résigné de trop fraîche date pour avoir incessamment sous les yeux le spectacle de votre bonheur... Je vous affligerais comme un reproche ! Je partirai donc dès demain, et mon désespoir aura cela de bon, qu’il donnera à mon pauvre père quelques jours de bonheur de plus !

– Oh ! Colomban ! dit Camille en embrassant 724

le noble Breton, oh ! Colomban ! que je suis chétif et misérable à côté de toi ! Pardonne-moi de te condamner à cet éternel sacrifice de ton bonheur ; mais, vois-tu, mon cher, mon vénéré Colomban, je te trompais en disant que j’allais partir ; je ne serais pas parti : je me serais tué !

– Malheureux ! dit Colomban. Je partirai, moi, et ne me tuerai pas ; j’ai un père !

Puis, d’un ton plus calme :

– Et, cependant, dit-il, tu comprends que l’on meure pour une femme que l’on aime, n’est-ce pas ?

– Je ne comprends pas du moins que l’on vive sans elle.

– Tu as raison, répondit Colomban ; parfois ces idées me sont venues à moi-même.

– À toi, Colomban ? dit Camille effrayé, car ces paroles dans la bouche du sombre Breton avaient une bien autre signification que dans celle de l’insoucieux Créole.

– À moi, Camille ! oui... Mais rassure-toi, continua Colomban.

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– Oui, tu l’as dit, tu as un père !

– Puis encore, je vous ai tous deux, mes bons amis, et je craindrais de vous laisser un remords.

Rentre donc chez toi, Camille ; je suis calme ; je n’ai plus, maintenant, qu’un désir : revoir mon père !

Puis, quand le jeune homme, impatient d’être seul, l’eût laissé sombre et désolé comme un arbre dépouillé de son feuillage par le vent de décembre :

– Mon père ! continua Colomban ; ah ! j’eusse dû ne le jamais quitter !...

FIN DU TOME PREMIER

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