X
Causerie d’un poète avec un chien.
Resté seul, Jean Robert prit la bougie et la rapprocha des parois de la salle à manger, tandis que Roland, avec un soupir de satisfaction, allait se coucher sur une espèce de tapis étendu en travers de la porte par laquelle venaient de disparaître le jeune homme et la jeune fille, et qui semblait son lit accoutumé.
Pendant quelques instants, Jean Robert eut beau promener la lumière devant la muraille, il ne vit rien : ses yeux regardaient en quelque sorte en dedans ; ses souvenirs passaient entre lui et ce qu’il avait devant lui.
Ce que ses yeux voyaient, c’était, dans ce quartier perdu, au haut de cet escalier sombre, cette belle jeune fille qui se penchait, sa bougie à la main ; c’étaient ces longs cheveux aux reflets 138
d’or, ces beaux yeux bleus réfléchissant le ciel, même quand le ciel n’était plus là ; c’était cette peau transparente, fine comme une feuille de rose ; c’était cette grâce infinie qu’imprime parfois, chez l’homme ou chez l’animal, l’exagération d’un cou trop long – chez l’animal, dans le cygne ; dans l’homme chez Raphaël – ; c’était tout ce corps souple comme une écharpe, et sur lequel on sentait qu’avait pesé la main fiévreuse de la maladie, ou la main glacée du malheur
; c’était, enfin, cette apparition de Fragola, non moins étonnante que celle de Salvator, et dont l’une semblait compléter l’autre, pour faire, aux yeux du poète, un rêve vivant et animé.
Tout lui semblait étrange, jusqu’à cette petite tache carminée placée au-dessous de l’œil, qui avait fait donner, par Salvator probablement, à la jeune fille son nom de Fragola, lequel donnait lui-même le charmant diminutif de Fragoletta.
Puis ce nom de Régina, qu’avait prononcé la jeune fille, avait rappelé au poète un souvenir aristocratique qui ne pouvait avoir aucun rapport 139
avec les créatures d’humble condition auxquelles il venait momentanément d’associer sa vie, mais qui n’en avait pas moins fait vibrer dans son cœur les fibres sonores de la jeunesse.
Peu à peu, cependant, l’espèce de voile qu’il avait devant les yeux devint de plus en plus transparent, et, à travers un brouillard, il commença de voir les peintures qui couvraient la muraille.
Le côté artistique reprenait le dessus sur le côté mystérieux, la réalité sur le songe ; le poète était devant une des copies les plus exactes de la peinture décorative de l’Antiquité.
Les quatre grandes parties de la muraille contenaient des cadres entourés de caissons ; chaque cadre représentait un paysage vu à travers les colonnes d’un péristyle ou les fenêtres d’un appartement.
Les caissons représentaient toutes ces fantaisies que la science archéologique a rendues populaires depuis, telles que les heures du jour et de la nuit, les danseurs, la cigale conduisant deux limaçons attelés à son char, les colombes buvant 140
à même la coupe, etc.
Le tout était copié avec un goût parfait et une fidélité de ton qui indiquait le coloriste.
C’eût été un étonnement nouveau pour Jean Robert si, de la part de son nouvel et singulier ami, quelque chose eût pu l’étonner.
Il alla donc, non pas étonné, mais pensif, porter d’abord sa bougie sur la table, qui formait une circonférence de cinq ou six pieds seulement au milieu de la salle, puis vint s’asseoir sur une chaise.
Alors, ses yeux se portèrent vaguement sur les différentes parties de la salle à manger, et finirent par s’arrêter sur le chien.
Il se souvint de ces mots de Salvator : « Quand vous aurez fini, causez avec Roland. »
Et il sourit à ce souvenir.
Ces mots, qui peut-être à un autre eussent paru une mauvaise plaisanterie, lui semblèrent, à lui, une recommandation toute naturelle ; ils venaient de lui révéler une sympathie de plus entre lui et son nouvel ami.
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En effet, Jean Robert, cœur naïf, tendre et bon, ne croyait pas, dans son orgueil, que ce fût pour les hommes seuls que Dieu eût fait la dépense d’une âme : comme les poètes de l’Orient, comme les brahmanes de l’Inde, il était tout près de penser que l’animal était une âme endormie ou enchantée, subissant, aux bords du Gange, la fascination de la nature, chez les Occidentaux, la magie de la grande Circé. Souvent il s’était représenté l’homme à l’enfance du monde, précédé dans la création par les animaux, ses frères inférieurs, et il lui avait semblé que c’étaient alors les animaux et même les plantes, ces sœurs inférieures des animaux, qui avaient servi de guides et de précepteurs à l’humanité.
Selon le rêve reconnaissant de sa pensée, c’étaient les êtres que nous dirigeons aujourd’hui qui nous conduisaient alors, qui guidaient notre raison chancelante avec leur instinct déjà affermi, qui nous conseillaient enfin, eux, ces petits et ces simples que nous méprisons aujourd’hui ! Et, en effet, se disait le poète, quand il se parlait à lui-même, le baobab, qui a commencé par être un arbre, qui est devenu une forêt, qui a vu passer les 142
siècles comme une chaîne de grands vieillards se tenant par la main ; l’oiseau voyageur, qui fait, de chaque coup d’aile, une lieue, qui a vu tous les pays ; l’aigle, qui regarde en face le soleil, devant lequel nous baissons les regards ; l’oiseau de nuit aux yeux de braise, qui vole dans l’obscurité où nous trébuchons ; les grands bœufs, ruminant sous les chênes verts ou sous les pins sombres, foulant une civilisation détruite dans ces vastes campagnes de Rome, aux larges et fauves horizons ; tous ces animaux n’auraient-ils pas quelque chose d’inconnu à dire à l’homme, si l’homme parvenait à comprendre leur langage, et s’il daignait les interroger1 ?
Jean Robert croyait se rappeler que, dans son enfance, il avait touché de la main la fraternité universelle ; il était à peu près convaincu d’avoir compris, pendant un certain temps, l’aboiement des jeunes chiens, le chant des petits oiseaux, et jusqu’au parfum des boutons de rose, auxquels il 1 Voyez, dans les Origines du droit français, les belles pages de notre grand historien-poète Michelet sur le même sujet. (Note de Dumas.)
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voulait parfois, au moment où ils s’entrouvraient, faire manger les morceaux de sucre que sa mère lui avait donnés.
Puis, à mesure qu’il avait grandi, il lui avait semblé que cette intelligence presque humaine, qu’enfant, il avait trouvée chez les animaux et chez les plantes, avait disparu, et s’était emmêlée comme le chanvre que les follets embrouillent à la quenouille de la jeune fille bretonne, et que, lassée d’un travail inutile, elle finit, dans son impatience, par jeter au feu.
Qui a rompu cette union touchante qui reliait l’homme à l’animal et à la plante, c’est-à-dire au simple et à l’humble ?
L’orgueil !
Ce fut la différence du monde oriental avec le monde occidental.
L’Inde, à laquelle il doit toujours revenir, chaque fois que, las de son Occident disputeur, l’Européen a besoin de retremper son âme aux sources primitives ; l’Inde, cette mère commune du genre humain ; l’Inde, notre majestueuse 144
aïeule, fut payée de sa tendre piété, en demeurant féconde : son symbole, c’est la vache nourricière.
Guerre, désastres, servitudes, passent sur elle depuis trois mille ans, et son intarissable mamelle est toujours prête à désaltérer trois cent millions d’hommes, indigènes ou étrangers.
Il n’en a pas été ainsi de notre pauvre monde occidental, de notre mesquine civilisation grecque et latine. La ville grecque, la cité romaine ont divinisé l’art, et destitué la nature ; elles firent des hommes des esclaves ; elles appelèrent les animaux des bêtes ; elles forcèrent la terre de dépenser, sans s’inquiéter de rendre de nouvelles forces à la terre. Un jour, Athènes se trouva une ruine ; Rome, un désert ! il y eut des chemins magnifiques sur lesquels personne ne voyagea plus, des arcs de triomphe qui, la nuit, voyaient passer les ombres des armées conduites par l’ombre des triomphateurs, et des lieues d’aqueducs continuant de porter, avec des enjambées gigantesques, l’eau des fleuves aux cités muettes, qui n’avaient plus d’habitants à désaltérer !
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Et toutes ces idées, qui remuaient trois civilisations, qui faisaient, par cette chaîne électrique de la pensée qui le révèle au monde moderne, tressaillir dans son sépulcre le monde antique, s’éveillaient dans l’esprit du poète, à la vue du chien, et au souvenir de ces mots de Salvator : « Quand vous aurez fini, causez avec Roland. »
Jean Robert avait fini de regarder et même de penser ; il appela donc Roland, pour causer avec lui.
À son nom prononcé avec cet accent bref et ferme du chasseur, Roland, qui dormait ou plutôt qui faisait semblant de dormir, le museau allongé entre ses deux pattes, leva vivement la tête et regarda Jean Robert.
Jean Robert prononça une seconde fois le nom du chien, en frappant sa cuisse avec la main.
Le chien se leva sur les deux pattes de devant, et resta accroupi à la manière des sphinx.
Jean Robert renouvela une troisième fois le même appel.
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Le chien vint à lui, posa sa tête sur ses deux genoux, et le regarda amicalement.
– Pauvre chien ! dit le poète d’une voix caressante.
Roland fit entendre un murmure moitié tendre, moitié plaintif.
–
Ah
! ah
! dit Jean Robert, ton maître
Salvator avait raison : il paraît que nous allons nous comprendre.
Au nom de Salvator, le chien fit entendre un petit aboiement d’amitié, et regarda du côté de la porte.
– Oui, dit Jean Robert, il est là dans la chambre à côté, avec ta maîtresse Fragola, n’est-ce pas, Roland ?
Roland alla à la porte, appliqua son museau à l’interstice qui existait entre le bas de la porte et le parquet, respira bruyamment, et revint poser, en fermant ses yeux vifs, intelligents, presque humains, sa tête sur les genoux du poète.
– Voyons un peu, dit Jean Robert, quels sont nos père et mère... Donnez la patte, s’il vous 147
plaît.
Le chien leva sa grosse patte, et la posa, avec une légèreté qui semblait impossible, dans la main aristocratique de Jean Robert.
Jean Robert examina les interstices des doigts.
– Ah ! dit-il, je m’en doutais... Voyons notre âge.
Et il releva les puissantes lèvres de l’animal, qui, en se relevant, découvrirent une double rangée de dents terribles, blanches comme l’ivoire, et cependant déjà un peu fatiguées dans les profondeurs de la gueule.
– Ah ! ah ! dit Jean Robert, nous ne sommes plus de la première jeunesse : si nous étions une femme, nous cacherions notre âge depuis dix ans
; si nous étions un homme, nous
commencerions à le cacher.
Le chien resta impassible ; il lui paraissait complètement indifférent que Jean Robert sût son âge. Ce que voyant le poète, il continua son examen, espérant arriver à quelque détail qui irriterait d’une manière plus active la sensibilité 148
nerveuse de Roland.
Ce détail ne tarda pas à se présenter à la vue de Jean Robert.
Roland avait, nous l’avons dit – à part un peu plus de longueur dans son poil, légèrement frisé, surtout sous le ventre –, la robe fauve du lion ; seulement, Jean Robert remarqua au flanc du côté droit, entre la quatrième et la cinquième côte, un point blanc de sept ou huit lignes de diamètre.
– Ah ! ah ! demanda-t-il, qu’est-ce que c’est que cela, mon pauvre Roland ?
Et il appuya du bout du doigt sur le poil blanc.
Roland poussa un gémissement.
– Tiens ! dit Robert, une cicatrice.
Robert n’ignorait pas que les plaies ou les brûlures détruisent l’huile colorante qui circule dans le tissu capillaire ; il avait vu, dans les haras, des chevaux noirs auxquels on faisait une étoile sur le front en y appliquant une pomme bouillante ; il comprit qu’il y avait là plaie ou brûlure.
Plaie plutôt que brûlure, puisque le doigt 149
reconnaissait une cicatrice.
Il regarda au flanc gauche.
Au flanc gauche, Roland portait, mais seulement un peu plus bas, un stigmate pareil.
Robert y appliqua le doigt comme il avait fait la première fois ; le chien poussa, à cette seconde pression, un gémissement plus douloureux, gémissement qui fut expliqué au jeune observateur par le calus de la côte.
Au flanc gauche, la côte avait été brisée.
– Ah ! ah ! mon beau Roland, dit le poète, il paraît que, comme notre homonyme, nous avons fait la guerre !
Roland leva la tête, entrouvrit la gueule, et poussa un aboi qui fit frissonner Jean Robert jusqu’au fond des veines.
Cette plainte avait un caractère si lugubre, que Salvator sortit de la chambre, et demanda à Jean Robert :
– Qu’est-il donc arrivé à Roland ?
– Rien... Vous m’aviez dit de causer avec lui, 150
répondit en riant Jean Robert ; je lui ai demandé son histoire, et il était en train de me la raconter.
– Et que vous a-t-il raconté ? Voyons ! je serais curieux de savoir la vérité.
– Pourquoi voulez-vous qu’il mente ? dit Jean Robert ; ce n’est pas un homme !
– Raison de plus pour me répéter votre conversation, reprit Salvator avec une insistance qui semblait mêlée de quelque inquiétude.
– Eh bien, voici mot pour mot notre dialogue.
Je lui ai demandé de qui il était fils : il m’a répondu qu’il était croisé d’un chien du Saint-Bernard et d’un terre-neuve ; je lui ai demandé quel était son âge : il m’a répondu qu’il avait entre neuf et dix ans ; je lui ai demandé ce que c’était que cette tache blanche qu’il avait à chacun de ses flancs, et il m’a répondu que c’était la trace d’une balle qu’il avait reçue dans le côté droit, et qui était sortie du côté gauche, en lui brisant une côte.
– Ah ! ah ! dit Salvator, tout cela est d’une exactitude parfaite.
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– Tant mieux ! cela prouve que je ne suis pas un observateur tout à fait indigne de vos leçons.
– Cela veut dire tout simplement que vous êtes chasseur
; que, par conséquent, vous avez
reconnu, à la membrane que Roland a entre les doigts des pattes, et à la couleur de sa peau, sa filiation avec le chien nageur et le chien de montagnes ; que vous avez regardé ses dents, et que vous avez vu, à la canine dont la fleur de lis a disparu, et à la molaire un peu avariée, qu’il était hors d’âge ; que vous avez tâté les deux taches, que vous avez senti, à la concavité de la peau et à la convexité de l’os, qu’il avait reçu une balle, laquelle était entrée du côté droit, était sortie du côté gauche, et, en sortant, avait brisé une côte.
Est-ce cela ?
– Au point que j’en suis humilié !
– Et il ne vous a pas dit autre chose ?
– Vous êtes entré juste au moment où il me contait qu’il n’avait pas oublié sa blessure, et qu’à l’occasion, il se rappellerait probablement celui qui la lui a faite. Maintenant, je compte sur vous pour me dire le reste.
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– Il n’y a qu’un malheur, et j’avoue, sur ce point, ma profonde ignorance : c’est que je n’en sais pas plus que vous.
– Bah ! vraiment ?
– Oui, un jour que je chassais, il y a quatre ou cinq ans, dans les environs de Paris...
– Que vous chassiez ?
–
Que je braconnais, voulais-je dire
; un
commissionnaire ne chasse pas... Je trouvai ce pauvre animal dans un fossé ; il était tout ensanglanté, percé à jour, expirant. Sa beauté excita ma compassion : je le portai jusqu’à une fontaine, je lavai sa plaie avec de l’eau froide dans laquelle j’avais versé quelques gouttes d’eau-de-vie ; il parut renaître à ces soins que je lui donnais. L’envie me prit de m’approprier ce magnifique animal, auquel, d’après l’état où je le trouvais, son maître paraissait tenir assez peu ; je le mis sur une voiture de maraîcher, et je revins suivant la voiture. Le même soir, et aussitôt mon arrivée, je le traitai comme j’avais vu traiter, au Val-de-Grâce, des hommes atteints de coups de feu, et j’eus le bonheur de le guérir ; voilà tout ce 153
que je sais de Roland... Ah ! pardon, je me trompe : j’oubliais encore que Roland m’a voué une reconnaissance qui ferait honte aux hommes, et qu’il est prêt à se faire tuer pour moi et pour les gens que j’aime ; n’est-ce pas, Roland ?
À cet appel, Roland poussa un cri de joyeuse adhésion, en posant ses deux pattes de devant sur l’épaule de son maître, comme il avait fait lors de l’arrivée de celui-ci.
– C’est bien, c’est bien, dit Salvator ; vous êtes un beau et bon chien, Roland, on sait cela...
À bas les pattes !
Roland reposa ses pattes à terre, et alla se recoucher en travers de la porte, sur le même tapis où il était lorsque Jean Robert l’avait fait lever en l’appelant.
Et maintenant, dit Salvator, voulez-vous venir ?
–
Volontiers
; mais je crains bien d’être
indiscret.
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que votre compagne a une course 154
à faire ce matin, et avait peut-être compté sur vous pour l’accompagner.
– Non, puisque vous l’avez entendue me répondre qu’elle ne pouvait me dire où elle allait.
– Et vous laissez aller comme cela votre maîtresse dans des endroits qu’elle ne peut vous nommer ? demanda en riant Jean Robert.
– Cher poète, sachez ceci, qu’il n’y a pas d’amour là où il n’y a pas de confiance. J’aime Fragola de tout mon cœur, et je soupçonnerais ma mère avant de la soupçonner, elle.
– Soit ; mais il est peut-être imprudent à une jeune fille, continua Jean Robert, de partir seule à six heures du matin, et d’aller hors Paris avec un cocher.
– Oui, si elle n’avait pas Roland avec elle ; mais, avec Roland, je lui laisserais faire le tour du monde, sans craindre qu’il lui arrivât un accident.
– En ce cas, c’est autre chose.
Puis, se drapant avec une certaine coquetterie dans son manteau :
– À propos, dit Jean Robert, j’ai entendu votre 155
compagne prononcer, en parlant d’une de ses amies, le nom de Régina.
– Oui.
– C’est un nom peu commun... J’ai connu la fille d’un maréchal de France de ce nom-là.
– La fille du maréchal de Lamothe-Houdon ?
demanda Salvator.
– Justement.
– C’est l’amie de Fragola... Venez !
Jean Robert suivit, sans ajouter un mot, son mystérieux compagnon.
Il marchait de surprises en surprises.
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