XXXII
Sinistra cornix1.
Le spectacle qui frappait les yeux de Justin était donc capable d’attirer l’attention d’un homme moins absorbé qu’il ne l’était dans une seule pensée : celle de Mina enlevée et l’appelant à son secours.
Il entra dans le grenier, insensible à toute autre idée que celle qui lui serrait le cœur.
–
Mère, dit Babolin, précédant le jeune homme comme un interprète précède celui pour lequel il est chargé de porter la parole ; voici M.
Justin, le maître d’école, qui a voulu venir lui-même en personne pour vous demander, à vous, des choses que je n’ai pas pu lui dire.
1 « Sinistra cornix » (« une corneille à gauche »), Virgile, Bucoliques, 9, 11 ; Cicéron, De dinivatione, 1, 85.
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La vieille sourit en femme qui s’attendait à cette visite.
– Et le louis ? demanda-t-elle à demi-voix.
– Le voilà, répondit Babolin en lui glissant la pièce d’or dans la main ; mais vous devriez bien en acheter une bonne douillette à Rose-de-Noël.
– Merci, Babolin, dit la petite fille en tendant son front au gamin, qui l’embrassa
fraternellement ; merci : je n’ai pas froid.
Et, en disant ces mots, elle toussa deux ou trois fois d’une façon qui démentait péremptoirement les paroles qu’elle venait de prononcer.
Mais, nous l’avons dit, tous ces détails, qui eussent frappé un autre que Justin, n’existaient point pour lui, ou n’existaient qu’à l’état de ces vapeurs matinales qui, s’élevant entre le voyageur et le but qu’il veut atteindre, voilent ce but sans le lui cacher.
– Madame..., dit-il.
Au mot de madame, la Brocante releva la tête pour voir si c’était bien à elle que l’on s’adressait.
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Justin était la seconde personne qui l’eût appelée madame ; la première était Rose-de-Noël.
– Madame, dit Justin, c’est vous qui avez trouvé cette lettre ?
– Mais, dame, il paraît, dit la Brocante, puisque c’est moi qui vous l’ai envoyée.
– Oui, dit Justin, et je vous en suis bien reconnaissant
; seulement, je voulais vous
demander où vous l’avez trouvée.
– Dans le quartier Saint-Jacques, à coup sûr.
– Je voulais savoir dans quelle rue.
– Je n’ai pas regardé l’écriteau ; mais ça devait être dans les environs, comme cela, de la rue Dauphine à la rue Mouffetard.
– Voyons, dit Justin, rappelez-vous bien vos souvenirs, je vous en supplie !
– Ah ! décidément, dit la Brocante, je crois que c’est dans la rue Saint-André-des-Arts.
Pour un observateur plus familier que Justin avec cette espèce de bohème à laquelle il avait 487
affaire, il eût été évident que la Brocante battait la campagne dans une intention arrêtée d’avance.
Justin crut comprendre.
–
Tenez, dit-il, voici pour aider à vos souvenirs.
Et il lui donna un autre louis.
– Voyons, mère, dit Babolin, fais donc la charité à M. Justin de ce qu’il te demande ; M.
Justin, ce n’est pas tout le monde, et il est joliment considéré dans le quartier Saint-Jacques, va !
– De quoi te mêles-tu, gamin ? dit la vieille.
Va donc voir au Puits-qui-parle si j’y suis !
– Ah ! comme vous voudrez, reprit Babolin ; au bout du compte, M. Justin m’a dit de l’amener ici : il y est ; qu’il s’en tire comme il pourra ! il est assez grand pour faire ses affaires lui-même.
Et il s’en alla jouer avec les chiens.
– Brocante, dit Rose-de-Noël de sa voix douce et harmonieuse, vous voyez que ce jeune homme est très inquiet et très tourmenté ; dites-lui, je vous prie, ce qu’il désire savoir.
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– Oh ! je vous en conjure, ma belle enfant, fit le maître d’école en joignant les mains, priez pour moi !
– Elle va le dire, reprit Rose-de-Noël.
–
Elle va le dire
! elle va le dire
!...
Certainement que je vais le dire, murmura la vieille, comme obéissant à une puissance supérieure : tu connais bien mon faible ; tu sais bien que je ne peux rien te refuser.
–
Eh bien, madame, demanda Justin en
maîtrisant avec peine son impatience, un effort de mémoire ! rappelez-vous, au nom du ciel !
– Je crois que c’était... Oui, c’était bien là ; maintenant, j’en suis sûre... D’ailleurs, on pourrait recourir aux cartes.
– Alors, dit Justin comme se parlant à lui-même, et sans faire attention aux dernières paroles de la Brocante, ils auront traversé la Seine au pont Neuf, et se rendaient probablement à la barrière Fontainebleau ou à la barrière Saint-Jacques.
– Justement, dit la Brocante.
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– Comment le savez-vous ? demanda le jeune homme.
– Je dis justement, comme j’aurais dit probablement.
– Écoutez, reprit Justin, si vous savez quelque chose, au nom du ciel, dites-moi ce que vous savez !
– Je ne sais rien, dit la Brocante, sinon que j’ai trouvé sur la place Maubert une lettre à votre adresse, et que je vous l’ai envoyée.
– Brocante, dit Rose-de-Noël, vous êtes une méchante femme ! vous savez encore autre chose, et vous ne le dites pas.
– Non, fit la Brocante, je ne sais rien de plus.
– Vous avez tort de renvoyer monsieur comme vous faites, mère : c’est un ami de M. Salvator.
– Je ne renvoie pas monsieur ; je lui dis que je ne sais pas la chose qu’il demande ; seulement, quand on ne sait pas une chose, il faut la demander à celles qui la savent.
– À qui faut-il la demander, cette chose ?
Dites vite !
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– À celles qui savent tout : aux cartes.
– C’est bien, dit le maître d’école, merci ; ce que vous m’avez dit est toujours bon à savoir, et je vais rejoindre M. Salvator à la police.
En disant ces mots, le jeune homme fit quelques pas vers la porte.
Mais la Brocante, se ravisant sans doute :
– Monsieur Justin, dit-elle.
Le jeune homme se retourna.
La vieille lui montra du doigt la corneille, qui battait des ailes au-dessus de sa tête.
– Voyez l’oiseau, dit-elle, voyez l’oiseau !
– Je le vois, répondit Justin.
– Il bat des ailes, n’est-ce pas ?
– Oui.
– C’est bien, voilà tout ; du moment que l’oiseau a battu des ailes, c’est qu’il n’y a pas grand espoir.
– Mais est-ce que ces battements d’ailes ont une signification ?
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–
Jésus Dieu
! vous demandez cela
? un
homme instruit comme vous, un maître d’école qui sait que la corneille est un oiseau-prophète !
–
Eh bien, voyons, que signifient les
battements d’ailes de votre corbeau ?
– Ils signifient... ils signifient que vous ne trouverez pas sitôt la personne que vous cherchez ; car vous êtes à la recherche de quelqu’un.
– Oui, et je donnerais tout ce que je possède pour retrouver la personne que je cherche.
– Eh bien, vous le voyez, l’oiseau sait cela aussi bien que vous et moi.
– Mais, enfin, ces battements d’ailes, que veulent-ils dire ?
– Ces battements d’ailes... ces battements d’ailes, voyez-vous, c’est l’image de vos peines : comme cet oiseau bat des ailes dans l’air, ainsi vous vous débattez dans le vide ; il a battu des ailes trois fois, une année par fois ; c’est trois ans que vous emploierez à cette recherche. Je vous conseille donc, au nom de l’oiseau, de ne pas 492
commencer des démarches incertaines, tant que les cartes n’auront point parlé.
– Eh bien, voyons, dit Justin, qu’elles parlent donc !
Et, comme un homme près de se noyer se raccroche à toutes les branches, Justin revint sur ses pas, tout disposé à croire les cartes, pour peu que ce que les cartes allaient dire eût l’apparence de la vérité.
– Voulez-vous le petit jeu ou le grand jeu ?
demanda la Brocante.
– Faites comme vous voudrez... Voici un louis.
– Oh ! vous aurez le grand jeu, alors, et la réussite de Cagliostro !... Donne-moi mon grand jeu, Rose, dit la Brocante.
La jeune fille se leva ; elle était svelte, élancée, flexible comme un palmier ; elle alla prendre le jeu de cartes au fond du tiroir d’un vieux bahut perdu dans un coin, et le présenta à la vieille, de ses petites mains maigres et effilées, mais blanches, mais aux ongles soignés comme 493
ceux d’une petite maîtresse.
Malgré l’habitude qu’il avait sans doute de voir ces expériences cabalistiques, Babolin se rapprocha de la vieille, s’accroupit sur le parquet, les jambes croisées, et s’apprêta à regarder, avec une admiration naïve, la scène de magie qui allait s’accomplir.
La Brocante tira de derrière elle une grande planche de sapin en forme de fer à cheval, qu’elle posa sur ses genoux.
– Appelle Pharès, dit-elle à la jeune fille en désignant, d’un mouvement de tête, l’oiseau perché sur la poutre, et qui répondait à ce nom emprunté à l’un des trois mots cabalistiques du festin de Balthazar.
La corneille avait cessé de battre des ailes, et semblait attendre le moment de jouer son rôle dans la scène qui se préparait.
– Pharès ! chanta la jeune fille en donnant à cette appellation toute la douceur de sa voix.
La corneille sauta de la poutre sur l’épaule droite de la jeune fille, qui s’accroupit devant la 494
vieille, inclinant un peu de son côté l’épaule sur laquelle était placé l’oiseau.
Alors, la Brocante poussa une note étrange, qui venait à moitié du gosier et à moitié des lèvres, et participait à la fois du sifflet et du cri.
À ce son perçant, les douze chiens, d’un seul bond et en se heurtant les uns les autres, s’élancèrent de leur hotte, et, en véritables chiens savants qu’ils étaient, vinrent se placer à droite et à gauche de la magicienne, s’asseyant sur leur derrière avec la gravité de docteurs prêts à entamer une discussion théologique, et formant autour de la table un cercle parfait au centre duquel se trouvait la Brocante.
Quand ces préparatifs, apparemment
nécessaires, furent bruyamment achevés de la part des chiens, qui, pendant toute la manœuvre, poussaient des cris lugubres, le silence s’établit.
La Brocante regarda successivement l’oiseau et les chiens, et, quand cette revue fut passée, elle prononça d’une voix solennelle des syllabes empruntées à une langue étrangère, inconnue peut-être d’elle-même, que des Arabes eussent pu 495
prendre pour du français, mais que les Français n’eussent certainement pas pris pour de l’arabe.
Nous ignorons si Babolin, Rose-de-Noël et Justin comprirent le sens de ces paroles ; mais ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il fut compris des douze chiens et de la corneille, à en juger par les jappements égaux et rythmés des chiens, et par le cri perçant de l’oiseau, cri imité lui-même de la note rauque qu’avait poussée la vieille pour appeler sa meute.
Puis, les jappements finis, le cri de l’oiseau éteint, les chiens, qui s’étaient tenus respectueusement assis sur leur derrière en se regardant mélancoliquement les uns les autres, les chiens se couchèrent.
Quant à la corneille, elle sauta de l’épaule de Rose-de-Noël sur la tête de la vieille, et s’y cramponna, enfonçant ses serres dans les cheveux gris de la Brocante.
Le tableau, alors, se fût présenté ainsi à un peintre d’intérieur :
Le grenier sombre, rayé seulement de 496
quelques traînées de jour s’infiltrant à grand-peine par les rares ouvertures.
La vieille assise, avec les chiens étendus en cercle autour d’elle ; Babolin couché à ses pieds ; Rose-de-Noël debout, le long du pilier.
Ce groupe éclairé par la lueur rougeâtre de la lampe de terre.
Justin debout, pâle, impatient, à moitié perdu dans la pénombre.
La corneille battant de temps en temps des ailes, poussant ses cris sinistres, et rappelant la fable du Corbeau qui veut imiter l’aigle.
Seulement, à la différence du corbeau, qui avait les serres prises dans la laine blanche du mouton, la corneille avait les serres prises dans les cheveux gris de la vieille.
Le tableau était fantastique, étrange, et eût eu prise même sur une imagination moins échauffée que celle de Justin.
Éclairée, comme nous l’avons dit, par la lueur fumeuse et rougeâtre de la lampe, la sorcière étendit le bras en l’air, et décrivit, avec ce 497
membre nu et décharné, des cercles gigantesques.
–
Silence, tous
! dit-elle
; les cartes vont
parler.
Chiens et corneille se turent.
Alors, par la voix enrouée de la Brocante, les cartes commencèrent leurs mystérieuses révélations.
D’abord, la vieille sibylle battit les cartes, et les fit couper de la main gauche à Justin.
– Il est bien entendu, dit-elle, que vous venez demander ici des nouvelles d’une personne que vous aimez ?
– Oh ! que j’adore ! dit Justin.
– Bien !... Vous êtes le valet de trèfle, c’est-à-
dire un jeune homme entreprenant et adroit.
Justin sourit tristement
: l’initiative et
l’adresse, c’étaient, au contraire, les deux qualités qui lui manquaient essentiellement.
– Elle, elle est la dame de cœur, c’est-à-dire une femme douce et aimante.
Du côté de Mina, c’était bien cela du moins.
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Les cartes battues et coupées, Justin conventionnellement représenté par le valet de trèfle, et Mina par la dame de cœur, la Brocante retourna d’abord trois cartes.
Elle recommença six fois le même manège.
Chaque fois qu’il y avait deux cartes de la même couleur, soit deux trèfles, soit deux carreaux, soit deux piques, elle prenait la carte la plus élevée, et la mettait devant elle, rangeant de gauche à droite les cartes qui se présentaient ainsi.
Au bout de six essais, elle avait six cartes.
Cette première opération finie, elle battit le jeu à nouveau, fit à nouveau couper de la main gauche, et recommença l’expérience en suivant le même système.
Un des paquets donna trois as ; la sorcière les prit tous les trois, et les plaça à côté les uns des autres.
Ce brelan abrégeait son opération, en lui donnant trois cartes au lieu d’une.
Puis elle continua, jusqu’à ce qu’elle eût dix-499
sept cartes.
Les deux cartes représentant Mina et Justin étaient sorties.
La sorcière, à partir du valet de trèfle, compta sept cartes de droite à gauche, le valet de trèfle compris.
– Voilà ! dit-elle ; celle que vous aimez est une jeune fille blonde, de seize à dix-sept ans.
– C’est bien cela, dit Justin.
Elle compta sept fois encore, et tomba sur le sept de cœur renversé.
– Projets détruits !... Vous avez fait avec elle un projet qui n’a pas pu s’accomplir.
– Hélas ! murmura Justin.
La vieille compta sept fois encore, et tomba sur le neuf de trèfle.
– Ces projets ont été renversés par de l’argent que l’on n’attendait pas, par quelque chose comme une pension ou une succession.
Elle compta de nouveau sept fois, et tomba sur le dix de pique.
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–
Et, chose étrange
! continua-t-elle, cet
argent, qui ordinairement fait rire, vous fait pleurer, vous !
Elle reprit son calcul, et tomba sur l’as de pique renversé.
– La lettre que je vous ai envoyée, dit-elle, vient de la jeune personne, qui est menacée de prison.
– De prison ? s’écria Justin. Impossible !
– Dame, les cartes sont là... De prison, de réclusion, de séquestration.
– Au fait, murmura Justin, si on l’enlève, c’est pour la cacher... Continuez, continuez ! vous avez raison jusqu’ici.
– La lettre est arrivée au milieu d’une visite d’amis.
– Oui, c’est cela, d’amis... et de bons amis !
La Brocante compta sept fois encore, et tomba sur la dame de pique renversée.
– Le mal vous vient, dit-elle, d’une femme brune, que celle que vous aimez croit son amie.
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– Mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, peut-
être ?
– Les cartes disent : Une femme brune ; elles ne disent pas son nom.
Elle reprit son calcul, et tomba sur le huit de pique.
Le huit de pique était renversé.
– Ce projet manqué, c’était un mariage.
Justin était haletant : jusque-là, soit hasard, soit magie, les cartes avaient dit la vérité.
– Oh ! continuez ! fit-il, au nom du ciel, continuez !
Elle continua et tomba sur un des trois as placés à la suite les uns des autres.
– Oh ! oh ! dit-elle, complot !
Au bout des sept autres cartes, elle arriva au roi de trèfle renversé.
– Vous êtes aidé dans ce moment-ci, dit-elle, par un homme loyal, aimant à rendre service.
– Salvator ! murmura Justin ; c’est le nom qu’il m’a donné.
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– Mais contrarié dans ses projets ! ajouta la vieille ; quelque chose qu’il entreprend pour vous, à l’heure qu’il est, éprouve du retard.
–
La jeune fille blonde
? la jeune fille
blonde ?... demanda Justin.
La vieille compta sept fois, et tomba sur le valet de pique.
– Oh ! dit-elle, elle a été enlevée par un jeune homme brun et de mauvaises mœurs.
– Femme, s’écria Justin, où est-elle ? où est-elle ? et, tout ce que j’ai, je te le donne !
Et, fouillant à sa poche, il en tira une poignée d’argent qu’il s’apprêtait à jeter sur la table où la Brocante faisait ses cartes, lorsqu’il se sentit arrêter le bras.
Il se retourna : c’était Salvator, qui venait d’entrer sans être vu ni entendu, et qui s’opposait à cette libéralité exagérée.
– Remettez cet argent dans votre poche, dit-il à Justin ; descendez, sautez sur le cheval de M.
Jean Robert, partez au galop pour Versailles, empêchez qu’on entre dans la chambre de Mina, 503
et veillez à ce que personne ne mette le pied dans la cour de la récréation... Il est sept heures et demie : à huit heures et demie, vous pourrez être chez madame Desmarets.
– Mais... fit Justin hésitant.
– Partez sans perdre une minute, dit Salvator, il le faut !
– Mais...
– Partez, ou je ne réponds de rien !
– Je pars, dit Justin.
Puis, en sortant :
– Soyez tranquille, cria-t-il à la Brocante, je vous reverrai !
Il descendit rapidement, prit la bride des mains de Jean Robert, sauta en selle en fils de fermier habitué dès son enfance à monter tous les chevaux, et disparut au galop par la rue Copeau, c’est-à-dire par le chemin le plus court pour gagner la route de Versailles.
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