XLIII
Le chêne et le roseau.
Ce récit de la première rencontre de Camille avec la princesse de Vanves, récit que nous avons essayé de reproduire non seulement dans son ensemble, mais encore dans ses détails, donnera, mieux que toutes les analyses que nous aurions pu faire, une idée du caractère de Camille, caractère plein d’insouciance et de gaieté.
Cette gaieté, qui, entre hommes, n’était pas toujours d’un goût bien épuré, agissait, cependant, sur le sérieux Breton à peu près comme eussent agi les minauderies d’un chat ou le babillage d’une perruche ; Camille commençait toujours par avoir tort, et finissait toujours par avoir raison.
Il y eut pourtant un point sur lequel se brisa sa persistance.
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La vie régulière, monotone même que menait Colomban n’était pas précisément la vie idéale qu’avait rêvée Camille, aussi se sentait-il mal à l’aise et à l’étroit dans cette paisible retraite. Les meubles du Breton lui inspiraient cette espèce d’effroi que doit inspirer à un jeune homme sans vocation la vue de sa cellule en entrant dans un cloître.
Un jour, Colomban, au retour de l’école, trouva la tête de son lit ornée d’une tête de mort, surmontant deux os en croix, avec cette phrase consolante en exergue :
Camille, il faut mourir !
L’esprit grave et pensif du jeune homme ne s’effraya aucunement de la sombre maxime, et il laissa à la tête de son lit le funèbre ornement qu’y avait placé Camille.
Ainsi cette douce habitation, si riante aux yeux de Colomban, exhalait pour Camille les miasmes du séminaire ; tout l’agaçait, tout l’attristait, jusqu’à ce poétique tombeau de La Vallière qui avait tant fait rêver Colomban et Carmélite : cette 673
éternelle image de la mort qu’il avait sous les yeux, image consolante pour une âme pieuse, le révoltait et lui inspirait les sarcasmes les plus amers.
– Pourquoi, disait-il à Colomban, n’achètes-tu pas tout de suite une concession dans un cimetière ? En faisant tendre les murailles d’un drap noir à larmes d’argent, tu aurais, pendant ta vie, un appartement d’une gaieté folle, et tu pourrais l’habiter même après ton décès.
Vingt fois il proposa à Colomban de changer ce qu’il appelait leur emprisonnement contre un appartement à Paris, où fût-ce même dans les faubourgs de Paris, tels que la rue du Tournon ou la rue du Bac.
Jamais Colomban ne voulut y consentir.
Alors, comme cédant à un esprit
d’accommodement, Camille cessait de parler de déménagement ; mais il continuait de tendre à ce but par des saillies incessantes contre leur claustration monacale. Quoique d’une nature impatiente, il avait, lorsqu’il trouvait une résistance plus forte que sa volonté, une 674
souplesse dans les vertèbres de son imagination, s’il est permis de dire cela, qui lui donnait la facilité de la couleuvre à passer par les plus étroites issues ; il temporisait donc, essayant de se glisser sous l’obstacle qu’il ne pouvait renverser, prenant avantage, chaque fois que l’occasion s’en présentait, de l’amitié dévouée de Colomban, de sa faiblesse d’enfant gâté ; mais toutes ses vues tendaient à ce seul point : quitter au plus vite le quartier Saint-Jacques.
Malheureusement pour lui, outre le prix élevé du loyer dans un autre quartier, prix qui eût dérangé l’équilibre du budget de Colomban, outre que cette retraite isolée convenait admirablement au studieux Breton, il répugnait à celui-ci de quitter cet appartement où pour la première fois l’amour lui était apparu sous ses plus fraîches couleurs.
Redoutant la légèreté de Camille, il n’avait pas encore osé lui confier le secret dont son cœur était plein ; il en résultait que l’acharnement de Colomban à ne quitter ni son appartement, ni même le quartier, était un mystère pour 675
l’Américain.
Camille avait plus d’une fois rencontré Carmélite ; plus d’une fois l’ardent Créole avait admiré la savoureuse beauté de sa voisine, et avait interrogé Colomban sur cette charmante désolée – Carmélite, en deuil de sa mère, était vêtue de noir – mais Colomban s’était contenté de lui répondre :
– Le deuil que porte cette jeune fille est celui de sa mère ; j’espère que cette douleur la rendra respectable à tes yeux.
Et Camille n’avait plus parlé de Carmélite.
Seulement, un jour, en revenant de Paris, comme il disait, le jeune Créole s’établit carrément dans un fauteuil, alluma un havane, et commença le récit suivant :
– J’arrive du Luxembourg...
– Très bien ! dit Colomban.
– J’ai rencontré notre voisine.
– Où cela ?
– Je rentrais comme elle sortait.
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Colomban garda le silence.
– Elle tenait un petit paquet à la main.
– Eh bien, que vois-tu là d’intéressant ?
– Attends donc...
– J’attends, comme tu vois.
– J’ai demandé au concierge ce qu’elle avait dans son paquet.
– Pourquoi cela ?
– Pour le savoir...
– Ah !
– Il m’a répondu : « Des chemises. »
Colomban garda le silence.
–
Mais sais-tu pour qui ces chemises
?
continua Camille.
– Dame, je présume que c’est pour quelque magasin de lingerie.
– Pour les hôpitaux et les couvents, mon cher !
– Pauvre enfant ! murmura Colomban.
– Alors j’ai demandé à Marie-Jeanne...
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– Qui est-ce, Marie-Jeanne ?
– Ta portière, donc ! Tu ne savais pas que ta portière s’appelait Marie-Jeanne ?
– Non !
– Comment ! depuis trois ans que tu es dans la maison ?
Colomban fit un mouvement des yeux, de la bouche, et des épaules qui voulait dire : « En quoi cela m’intéresse-t-il, que ma portière s’appelle Marie-Jeanne ? »
– Enfin ! dit Camille, c’est ton caractère ; mais ce n’est point de cela qu’il s’agit. J’ai donc demandé à Marie-Jeanne : « Combien cette belle fille peut-elle gagner à faire des chemises pour les couvents et les hôpitaux ? » Sais-tu ce qu’elle gagne ?
– Non, dit Colomban ; mais elle doit gagner peu de chose.
– Un franc par chemise, mon cher !
– Ah ! mon Dieu !
– Or, sais-tu le temps qu’elle met à faire une 678
chemise ?
– Comment veux-tu que je sache cela ?
– C’est vrai, j’oubliais que tu n’étais pas curieux. Eh bien, mon cher, elle met un jour entier à faire une chemise, et encore en piochant comme une négresse, c’est-à-dire en travaillant de six heures du matin à dix heures du soir ; et, quand elle veut gagner trente sous, c’est-à-dire de quoi manger tout juste, tu comprends ? il faut qu’elle passe la nuit !
Colomban essuya la sueur qui perlait sur son front.
– N’est-ce pas effrayant ? continua Camille.
Réponds, cœur de granit ! Est-il possible que des créatures du bon Dieu, belles, jeunes, distinguées, mènent cette vie de bêtes de somme ?
– Tu as raison, Camille, bien raison ! dit Colomban, touché presque autant de la sensibilité de son ami que de la pauvreté de la jeune fille –
et je te sais gré de ton attendrissement en faveur des femmes laborieuses, de ces saintes obscures qui rachètent, aux yeux de Dieu, par leur travail 679
obstiné, l’oisiveté des autres !
– Bon ! c’est pour moi, ce que tu dis là ?
Merci !... Mais n’importe ! D’ailleurs, je suis de ton avis. Comment ! – c’est une indignité, ma parole d’honneur ! – la femme... la femme, que Dieu a mise au monde pour faire la félicité de l’homme, pour créer, nourrir, élever des enfants ; cette créature-là, pétrie de feuilles de roses, du parfum des fleurs, de gouttes de rosée ; cette créature-là, dont le sourire est, au cœur de l’homme, ce qu’un rayon de soleil est à la nature ; cette créature-là est à la solde des couvents et des hôpitaux, et fait des chemises à un franc par jour ! En défalquant les dimanches et le chômage, cela fait trois cents francs à peine par an
!... Ainsi, comme, pour conserver
l’appartement de sa mère, ta voisine Carmélite...
– Savais-tu qu’elle s’appelât Carmélite ?
– Oui.
– Ta voisine Carmélite paie cent cinquante francs de loyer, il lui reste, pour s’habiller, se chauffer, se chausser, se nourrir, cent cinquante francs par an, c’est-à-dire quarante et un centimes 680
par jour – à moins qu’elle ne passe la nuit comme elle passe le jour, et alors, en passant la nuit, cela lui ferait cinquante francs de plus peut-être ! Et quand je pense que c’est un être comme moi, mon semblable – excepté qu’il est plus beau que moi –, qui est condamné à un tel supplice !...
Mais, mon ami, il n’y a pas de justice humaine, et il faut faire une révolution pour changer tout cela !
– Je crois, dit Colomban, qu’elle a, en outre, une petite pension de trois cents francs.
– Ah ! vraiment, tu crois ? Trois cents francs !
une petite pension de trois cents francs, et cent cinquante francs qu’elle gagne, total : quatre cent cinquante francs... Et cela vous paraît suffisant, à vous qui avez mille deux cent livres par an ? Ah !
monsieur le philanthrope, quatre cent cinquante francs pour trois cent soixante-cinq jours, et même pour trois cent soixante-six quand l’année est bissextile, vous paraissent suffisants pour se loger, se vêtir, déjeuner, dîner, souper, payer sa chaise à l’église ? Mais, malheureux ! si le gouvernement était obligé de nourrir les plantes, 681
sais-tu bien que l’oxygène et le carbone qu’il faudrait dégager reviendraient à deux fois la somme que dépense cette pauvre enfant ?
– C’est vrai, répondit le Breton, qui n’avait pas encore envisagé la pauvreté de Carmélite sous ce minutieux point de vue ; c’est vrai, c’est affligeant ; je me demande comment elle peut faire ?
– Tu te le demandes ? dit Camille, enchanté de prendre sa revanche sur Colomban, et qu’excitait, d’ailleurs, la vue d’un beau visage. Ah ! tu te le demandes ? Eh bien, je vais te répondre, moi : elle travaille presque toutes les nuits jusqu’à trois heures du matin !
– C’est la portière qui t’a dit cela ?
– Non, ce n’est pas la portière qui me l’a dit ; c’est moi qui l’ai vu.
– Toi, Camille ?
– Oui, moi, Camille Rozan, Créole de la Louisiane, c’est moi qui l’ai vue.
– Quand cela ?
–
Mais... hier... avant-hier et les jours 682
précédents.
– Et comment l’as-tu vu ?
– Elle n’est pas assez riche, n’est-ce pas, pour, la nuit, brûler une lampe ou une bougie quand elle dort ? Or, du moment que la lampe ou la bougie brûle dans sa chambre, c’est qu’elle veille. Eh bien, toutes les nuits, la lampe ou la bougie brûle dans la chambre de la voisine jusqu’à trois heures du matin.
– Mais, toi qui ne veilles pas jusqu’à trois heures du matin, comment sais-tu cela ?
– Ah ! bon ! je ne veille pas jusqu’à trois heures du matin ! qui te l’a dit ? Eh bien, voilà qui te trompe ; par exemple, avant-hier, c’était jour d’Opéra, n’est-ce pas ?
– Oui, je crois... je ne sais pas...
– Oh ! il ne connaît pas les jours d’Opéra !
Lundi, mercredi, vendredi, sauvage ! Avant-hier, c’était donc jour d’Opéra... lundi !
– Soit.
– Quand tu ne voudrais pas, c’est ainsi... Eh bien, en sortant de l’Opéra, j’ai rencontré un 683
ancien camarade de collège...
– Un camarade à nous ?
– À qui donc ?
– Et lequel ?
– Ludovic.
– Ah ! oui, tiens, un des braves garçons du collège. Comme on se perd de vue, c’est étonnant !
– Ne m’en parle pas ! cela vous ferait faire les plus tristes réflexions de la terre, si l’on réfléchissait.
– Qu’est-il devenu ?
– Il fait de la médecine : ils ont tous la rage de faire quelque chose.
– Il n’y a que toi...
– Ah ! je t’attendais là... tu as coupé dedans !
Enfoncé ! n’en parlons plus. Il fait donc de la médecine.
– Il réussira : c’est une admirable intelligence, seulement un peu trop matérialiste dans la forme.
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– Oui, très matérialiste dans la forme ; la princesse de Vanves pourra te dire un mot de cela.
– De sorte que ?...
– Oui, ad eventum... Mais, pour festinare ad eventum1, il faut en finir avec les détails. Ludovic viendra te voir ; vous êtes voisins : je lui ai donné ton adresse.
– Mais, éternel rabâcheur, quel rapport y a-t-il entre Ludovic...
– Et Carmélite ?
– Je te le demande !
– Attends, je vais te le dire... En voilà un étrangleur de développements ! mais, si tu avais été Thésée, tu aurais donc arrêté le récit de Théramène au dixième vers ? Et tu n’aurais pas su que le flot qui avait apporté le monstre avait reculé d’épouvante ; tu n’aurais pas su que le corps du susdit monstre était couvert d’écailles 1 « Semper ad eventum festina » (Hâte-toi toujours vers le dénouement »), Horace, Art poétique, 148.
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jaunissantes, que sa croupe se recourbait en replis tortueux1, tous détails du plus grand intérêt pour un père ! Que diable ! quand un père a son fils mangé par un monstre, c’est bien le moins qu’il sache par quel monstre, et, quand le monstre est un beau monstre, il a la consolation de se dire : « Mon fils a été mangé par un monstre, mais le monstre qui l’a mangé est un beau monstre ! »
– Tu sais que je t’écoute ?
– C’est ton devoir ! mais j’ai pitié de toi, et j’abrège. Quel rapport y a-t-il entre Ludovic et Carmélite ? Je vais te le dire. Je rencontrai donc Ludovic en sortant de l’Opéra...
– Tu me l’as déjà dit.
– Eh bien, je te le répète. On ne rencontre pas un ami, tu comprends bien cela, un ami de collège qu’on n’a pas vu depuis trois ans, sans éprouver le besoin de se renarrer l’un à l’autre les épisodes de sa jeunesse. J’entrai, par conséquent, avec Ludovic, au café de l’Opéra ; il s’agissait de 1 Dans Phèdre de Racine.
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donner du corps à la narration : ceci est un détail que je dois t’expliquer...
– Passe le détail.
– Oui, parce que le détail est ta honte, n’est-ce pas, égoïste ?
– Le détail, alors ?
– Le détail, le voici : tu m’as fait faire maigre avant-hier, cagot !
– Moi ?
– Un lundi ! Il est vrai que c’est sans t’en douter ; aussi je ne te le reproche pas, je le constate purement et simplement. Comme, dis-je, tu m’avais fait faire maigre à ton insu, attendu que tu avais demandé du porc frais, et que l’on nous a servi des œufs durs – métamorphose à laquelle, avec ta distraction habituelle, tu n’as prêté aucune attention –, j’ai cru devoir renouveler mes forces en mangeant un pilon de poulet en société de notre ami Ludovic. Le poulet n’était-il qu’un prétexte pour causer, ou la conversation n’était-elle qu’un prétexte pour manger le poulet ? Je l’ignore. Je dois te dire, 687
toutefois, que la conversation dura infiniment plus que le poulet, et que ce fut vers trois heures du matin seulement que je rejoignis les murs de notre cloître. En regardant le ciel, plutôt par désœuvrement que pour savoir le temps qu’il ferait le lendemain, j’aperçus, à travers la fenêtre de notre voisine, la pâle clarté de la lampe de travail, et ce fut par un pur sentiment d’humanité que, le surlendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, la voyant sortir un paquet à la main, je me souvins de la veillée, et j’interrogeai Marie-Jeanne.
Maintenant, tu sais tout ce qu’a répondu Marie-Jeanne. Pauvre fille !
– Oui, pauvre fille ! tu as raison, Camille, et plus pauvre encore que tu ne crois ; car elle n’a pas un parent en ce monde, pas un ami, pas une affection !
–
Mais c’est épouvantable cela
! s’écria
Camille. Et, comment ! toi, son voisin depuis cinq ou six mois, un an peut-être, tu n’as pas cherché à faire sa connaissance ?
– Si fait ! dit le Breton en soupirant ; j’ai plusieurs fois causé avec elle...
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Et peut-être en ce moment Colomban allait-il tout dire à son ami, si celui-ci n’eût refoulé la confidence par une de ces phrases qui remettaient incessamment sur la défensive Colomban près de céder.
– Ah ! Breton mystérieux ! s’écria Camille, tu as causé avec elle, et tu ne m’as pas dit un seul mot de cette causerie. Mais tu veux donc faire mentir cette loyauté dont ta race a accaparé le privilège, sous prétexte qu’elle a la tête dure et le front carré ? En effet, ta discrétion à l’égard de la princesse de Vanves aurait dû me faire tenir sur mes gardes. Je ne te pardonne qu’à une condition : c’est que tu vas me faire le récit de cette pastorale, et cela, détail par détail, sans épargner les fleurs de rhétorique ; j’aime les longs récits, moi, tout au contraire de toi...
J’exhibe un havane, je l’allume et je t’écoute.
Parle, Colomban ! tu parles si bien !
–
Je t’assure, Camille, dit Colomban
embarrassé, qu’il n’y a eu dans notre conversation rien d’intéressant pour toi.
– Ah ! je t’y prends, mon gaillard !
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– Comment ?
– Dire que ce n’est point intéressant pour moi, n’est-ce pas sous-entendre que c’est fort intéressant pour toi ? Je te demande de me dépeindre la nuance d’intérêt que cette conversation a eue, soit pour ton esprit, soit pour ton imagination, soit pour ton cœur ; en un mot, je te répète, à propos de Carmélite, ce que je t’ai dit au sujet de la princesse de Vanves ; bien que je n’aie jamais eu l’idée, sois-en sûr, de ranger notre voisine dans la même catégorie que ma princesse... Cette belle personne qui passe les nuits à faire des chemises pour les couvents et les hôpitaux t’intéresse-t-elle particulièrement
?
Réponds-moi, Colomban ! réponds-moi !
Mis en demeure par son ami, Colomban étendit la main vers lui, et, de cette main lui touchant le genou, il dit d’une voix douce et grave :
– Écoute, Camille, je vais tout te raconter ; mais, pour Dieu, ne traite pas ma confidence avec ta légèreté ordinaire, et garde mon secret comme je l’aurais gardé moi-même, si je n’eusse pas cru 690
que te cacher un coin de mon cœur fût une trahison à notre amitié.
Et Colomban recommença pour Camille le récit minutieux qu’il avait déjà fait à frère Dominique.
– Et qu’a dit frère Dominique ? demanda Camille quand son ami eut cessé de parler.
Colomban répéta au jeune Créole les
encouragements que le moine lui avait donnés.
– Eh bien, à la bonne heure ! s’écria Camille, voilà l’abbé de mes rêves ! si j’étais fils d’un abbé, je ne voudrais pas que mon père fût d’un autre bois que celui-là. Il a parfaitement fait de t’encourager, frère Dominique, quoique, à franchement parler, tu n’aies pas l’air d’avoir bien besoin d’encouragements ; mettre le feu à une étoupe enflammée m’a toujours paru un labeur oiseux. Ce qui me dépasse, c’est de ne pas avoir deviné cela, moi ; j’aurais dû m’en douter, cependant, aux propos enfantins que tu tenais les premiers jours de mon arrivée, et surtout à ton entêtement à ne pas quitter le quartier. Ah ! tu as bien fait de me prévenir ; il était temps : ça 691
brûlait ; demain, je me mettais en campagne.
Mais, à partir de ce moment, c’est fini ; l’amante de mon hôte est comme la femme de César : elle ne doit pas même être soupçonnée ! Rapporte-t’en à ma discrétion, et dis-moi, maintenant, comment tu comptes agir... Ta marche vers le but me paraît, permets-moi de te le dire, décroître en raison inverse de la marche de ta passion : tu adores énormément, mais tu n’avances pas !
– Qu’appelles-tu avancer, Camille ? dit Colomban presque effrayé.
– Dame, j’appelle avancer tout ce qui n’est pas reculer, moi, et j’appelle reculer la retraite que tu as opérée depuis un mois que je suis ici... Ah ! je pense à une chose... imbécile ! animal ! bête que je suis ! oison déplumé ! c’est ma présence qui te gêne, cher ami ! Dès demain, je t’en délivre.
– Camille, Camille, y songes-tu, mon ami ?
s’écria Colomban.
C’était le lion du Jardin des Plantes ayant besoin dans sa cage de ce roquet aboyeur.
– Certainement que j’y songe, Colomban : je 692
ne veux pas entraver la félicité de mon seul ami.
– Mais tu ne l’entraves pas le moins du monde, Camille.
– Je l’entrave outrageusement, et, dès demain, je me mets en quête d’un appartement de garçon.
– Oui, c’est cela, dit Colomban avec tristesse, tu veux me quitter ; tu es las de mon voisinage ; notre amitié t’est lourde !
– Ah ! Colomban, mon ami, voilà que tu dis des bêtises !
– Eh bien, soit, va-t-en ; mais je m’en irai avec toi.
–
Alors, dit Camille, cours chez le
propriétaire, et, si ma présence ne te désoblige pas...
– Enfant ! s’écria l’excellent Breton.
– Eh bien, passe en nos deux noms un bail de trois, six, neuf... à moins, cependant, je te le répète...
–
Camille, interrompit Colomban, j’aime Carmélite, je l’aime de toute mon âme ; mais, si 693
tu me disais : « Colomban, mes possessions d’Amérique ont été incendiées, je suis ruiné, ma fortune est à refaire ; vois mes bras : ils sont faibles ! Eh bien, il me faut le secours de tes deux robustes bras, fils de la vieille Bretagne ! »
Camille, je partirais à l’instant même, sans regrets, sans douleur, sans jeter un regard en arrière, sans même soupirer sur cette moitié de ma vie que je laisserais ici.
– Bon ! bon ! bon ! voilà qui est convenu ; je sais que tu le ferais comme tu le dis.
Le Breton sourit tristement.
– Sans doute que je le ferais, dit-il.
– Eh bien, voyons, où cet amour-là te mènerat-il ?
– Au mariage probablement.
– Oh ! oh ! avec une petite fille qui fait des chemises pour les couvents et les hôpitaux, toi, le vicomte de Penhoël, toi qui dates de Robert le Fort ?
– C’est la fille d’un capitaine, officier de la Légion d’honneur.
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– Oui, noblesse de canon... Enfin, n’importe !
si cela te convient, si cela convient à ton père, personne n’a rien à y voir.
– Mon père fera tout pour le bonheur de son fils unique.
– Voyons donc alors, pourquoi n’entames-tu pas les pourparlers ?
– Mais, mon cher Camille, je ne sais pas d’abord si Carmélite m’aime.
– Et puis tu veux, avant de te lancer dans ce sentier de ronces et d’épines qu’on appelle le mariage, respirer l’arôme des prés fleuris de l’amour ! soit ; c’est un accès de sensualisme que je comprends, un raffinement de volupté que j’apprécie ; mais, en attendant, tu ne laisseras pas, j’espère, la chère créature s’abîmer les yeux à ce travail d’araignée ?
– Et le moyen de faire autrement, Camille ?
suis-je assez riche, moi, pour lui venir en aide ?
Quand je serais millionnaire, accepterait-elle l’offre d’un secours, quelle que fût la forme sous laquelle je le voulusse déguiser ?
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– Elle n’acceptera pas un secours, mais elle acceptera du travail.
– Comment veux-tu que je lui procure du travail ?
– Oh ! que tu es donc empêché, cher ami !
– Voyons, explique-moi cela ; tu me fais mourir d’impatience !
– Un de mes amis des colonies m’a chargé de lui expédier six douzaines de chemises, moitié en toile de Hollande, moitié en batiste ; j’ai acheté l’étoffe ces jours-ci, et on me l’apporte ce soir ou demain. L’ami qui me donne cette commission a fixé, en moyenne, le prix de chaque chemise à vingt-cinq francs ; il faut, pour une chemise d’homme, trois mètres vingt-cinq centimètres d’étoffe : mettons la toile à cinq francs, cela nous fait seize francs vingt-cinq centimes par chemise ; c’est donc huit francs soixante et quinze centimes qui restent pour la façon. Eh bien, donnons ces chemises à faire à la voisine : il paraît qu’elle travaille comme une fée ; c’est huit francs soixante et quinze centimes qu’elle gagnera par chemise, au lieu d’un franc. Est-ce 696
clair ?
–
Elle n’acceptera pas, dit Colomban en secouant la tête.
– Comment, elle n’acceptera pas ?
– Elle croira que ce n’est qu’un moyen ingénieux de lui venir en aide ; elle sait le prix du travail, et quand il sera question du chiffre fabuleux que tu dis, elle refusera.
– Ah ! que tu es bien un Breton entêté et entêtant
! Comment refuserait-elle d’accepter pour son travail le prix que l’on me fait payer, à moi, dans un grand magasin de confection ? Je lui montrerai mes factures, que diable !
– De cette façon, dit Colomban, la chose me paraît acceptable, et je te remercie sincèrement d’en avoir eu l’idée.
– Eh bien, propose-lui la chose dès ce soir.
– Je vais y penser.
– Pense en même temps que ce n’est pas un état, que de faire des chemises. J’ai couru le monde, et parfois – cela va te faire rire –, au rebours de bien d’autres qui regardent sans voir, 697
moi, j’ai vu sans regarder... J’ai vu que le temps n’est pas loin où les machines feront en une heure le travail d’aiguille que cent femmes ne font pas en une semaine. Regarde les cachemires de l’Inde : tout un village travaille six mois à faire un châle que les métiers de Lyon confectionnent en douze heures ! Eh bien, il faut chercher à Carmélite un état qui, dans le cas où M. le comte de Penhoël ne permettrait pas à monsieur son fils d’épouser une faiseuse de chemises, permette au moins que la pauvre fille ne meure pas de faim.
Colomban regarda Camille avec des yeux pleins de larmes.
– Je ne t’ai jamais vu si sérieux, si bon, et d’un jugement si droit, Camille ! je t’en remercie, puisque c’est ton amitié pour moi qui t’anime et te dirige.
Mais, sans s’arrêter à ces cajoleries affectueuses :
–
Ne m’as-tu pas dit qu’elle aimait la musique ? demanda Camille.
– Passionnément ! elle est même assez bonne 698
musicienne, à ce que je crois.
– L’as-tu entendu chanter ou exécuter ?
– Jamais : la pauvre fille n’a pas de piano.
– Elle en aura un.
– Comment cela ?
– Je n’en sais rien ; mais je te dis, moi, qu’elle en aura un.
– Tu vas tout de suite aller trop loin, Camille.
– Je n’irai pas loin pour lui trouver un piano : ce sera le tien.
– Comment, le mien ?
– Sans doute.
– Mais mon piano est un bastringue.
– Je le sais bien, et c’est justement à cause de cela.
– Tu lui donnera un mauvais piano : fi donc !
– Oh ! que tu es bête, cher ami !
– Merci !
–
Non, c’est un mot d’amitié... Mais,
comprends donc ! je t’ai dit cent fois que je ne 699
pouvais pas souffrir ton piano, qu’il était d’un ton trop haut pour moi... Quelle voix a-t-elle ?
– Une voix de contralto.
– C’est cela ! tu as une voix de baryton, toi.
Nous changerons ton piano ; je mets cinq cents francs de retour ; vous avez un piano excellent !
Un piano, n’est-ce pas comme un parapluie ? Un seul suffit pour deux et même pour trois !
– Mais, Camille...
– C’est déjà fait : le piano est acheté ; demain, il sera ici.
– Tu me trompes, Camille !
– C’est comme j’ai l’honneur de te le dire. Je voulais te ménager cette surprise pour le jour de ta fête ; mais, comme le jour de ta fête est passé, je l’ai remise au jour de ta naissance ; seulement, comme le jour de ta naissance n’est pas venu, et que cela m’ennuie de jouer sur un piano trop haut pour moi, je te donne l’objet demain, c’est-à-dire le jour de la naissance de ton père, de ton oncle, de ta tante ou d’un de tes cousins... Que diable ! il y a bien quelqu’un de ta famille qui soit né 700
demain !
–
Oh
! Camille
! s’écria le Breton ému
jusqu’aux larmes, merci, mon ami ! merci !
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