V
La bataille.
Nous avons dit, au commencement du
précédent chapitre, dans quelle position stratégique se trouvaient, relativement à leurs ennemis, les trois héros de notre histoire que nous avons conduits de la rue Sainte-Appoline à l’entrée des halles, et que nous avons suivis, à travers leur imprudente odyssée, jusqu’au quatrième étage du tapis-franc.
Pétrus, appuyé contre la fenêtre ouverte, se tenait debout, les bras croisés, et regardant les cinq hommes du peuple d’un air de défi.
Ludovic examinait Jean Taureau avec une curiosité qui diminuait pour lui la gravité de la situation, et, homme de science, il se disait qu’il donnerait bien cent francs pour avoir à disséquer un sujet comme celui-là.
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Peut-être, en y réfléchissant, en eût-il donné deux cents pour que ce sujet fût Jean Taureau lui-même ; car il eût eu visiblement tout à gagner à avoir un pareil athlète mort et étendu sur une table, plutôt que de l’avoir devant lui, plein de vie, debout et menaçant.
Jean Robert, comme nous l’avons dit, s’était avancé moitié pour essayer d’arranger l’affaire, moitié, le cas échéant, pour recevoir ou donner les premiers coups.
Au reste, Jean Robert – qui, si jeune qu’il fût, avait lu beaucoup de livres, et particulièrement la théorie du maréchal de Saxe sur les influences morales – Jean Robert n’ignorait pas, en toute circonstance où l’emploi de la force doit être appliqué, le grand avantage qu’il y a de frapper le premier coup.
Une savante pratique de la boxe et de la savate combinées par un professeur alors inconnu, mais dont le nom devait acquérir plus tard une grande célébrité, rassurait, en outre, Jean Robert, doué personnellement d’une force physique qui eût pu rendre la lutte douteuse, s’il eût été placé en face 66
d’un homme moins redoutable que Jean Taureau.
Comme nous l’avons dit, il était donc résolu à employer les moyens de conciliation, jusqu’au moment où il y aurait lâcheté à ne point accepter le combat.
Aussi fut-il le premier qui reprit la parole, paralysée aux lèvres de tous pendant le mouvement agressif opéré par les quatre hommes qui venaient en aide à Jean Taureau.
–
Voyons, dit-il, avant de nous battre, expliquons-nous... Que désirent ces messieurs ?
– Est-ce pour nous insulter que vous nous appelez ces messieurs ? dit le ravageur. Nous ne sommes pas des messieurs, entendez-vous ?
– Vous avez bien raison, s’écria Pétrus, vous n’êtes pas des messieurs
; vous êtes des
maroufles !
– On nous a appelés maroufles ! hurla le tueur de chats.
– Ah ! nous allons vous en donner, des maroufles ! cria le maçon.
–
Mais laissez-moi donc passer
! dit le
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charbonnier.
– Taisez-vous, tous tant que vous êtes, et tenez-vous tranquilles : ça me regarde.
– Pourquoi ça te regarde-t-il plus que nous ?
– D’abord, parce qu’on ne se met pas cinq contre trois, surtout quand il suffit d’un seul. À ta place, Gibelotte ! à ta place, ravageur !
Les deux hommes interpellés obéirent, et le tueur de chats et Croc-en-Jambe allèrent se rasseoir en grommelant.
–
C’est bien
! dit Jean Taureau. Et,
maintenant, mes petits amours, nous allons reprendre la chanson sur le même air, et au premier couplet. Voulez-vous fermer la fenêtre, s’il vous plaît ?
– Non, répondirent ensemble les trois jeunes gens, qui n’avaient pas pu, vu l’intonation de la voix, prendre au sérieux la formule polie qui accompagnait l’invitation.
– Mais, dit Jean Taureau en levant ses deux bras au-dessus de sa tête, et tant que le plafond leur permettait de s’étendre, vous voulez donc 68
vous faire pulvériser ?
– Essayez, dit froidement Jean Robert en s’avançant d’un pas de plus vers le charpentier.
Pétrus ne fit qu’un bond, et, de ce bond, vint se placer en face de l’hercule, comme pour faire à Robert un bouclier de son corps.
– Tiens les deux autres en respect avec Ludovic, dit Jean Robert en écartant Pétrus d’un revers de main ; je me charge de celui-ci.
Et, du bout du doigt, il toucha la poitrine du charpentier.
– Je crois que c’est de moi que vous parlez, mon prince ? dit en gouaillant le colosse.
– De toi-même.
– Et qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’être choisi par vous ?
– Je pourrais bien te répondre que c’est parce qu’étant le plus insolent, c’est toi qui mérites la plus rude leçon ; mais ce n’est pas là la raison.
– J’attends la raison.
– Eh bien, c’est que, comme nous portons tous 69
les deux le même prénom, nous sommes naturellement appareillés : tu t’appelles Jean Taureau, et je m’appelle Jean Robert.
– Je m’appelle Jean Taureau, c’est vrai, dit le charpentier, mais, toi, tu mens, quand tu dis que tu t’appelles Jean Robert ; tu t’appelles Jean F... !
Le jeune homme en habit noir ne le laissa point achever ; de ses deux poings ramenés en croix sur sa poitrine, l’un se détacha comme un ressort d’acier, et alla frapper le colosse à la tempe.
Jean Taureau, qui n’avait pas bougé en recevant dans ses bras une femme lancée du second étage, Jean Taureau fit trois ou quatre pas en arrière, et s’en alla tomber à la renverse sur une table dont deux pieds se brisèrent sous son poids.
Une évolution à peu près pareille
s’accomplissait, dans le moment, entre les quatre autres combattants. Pétrus, maître en bâton et en savate, à défaut de bâton, passait la jambe au maçon, et l’envoyait rouler auprès de Jean Taureau, tandis que Ludovic, en sa qualité 70
d’anatomiste, lançait au charbonnier, dans la région du foie, entre la septième côte et le col du fémur, un coup de poing dont l’effet fut tel, qu’on put voir pâlir son visage sous la couche de charbon qui le couvrait.
Jean Taureau et le maçon se relevèrent.
Toussaint, qui était resté debout, alla s’asseoir sans haleine et les deux mains appuyées au flanc, sur un tabouret adossé contre le mur.
Mais, comme on le comprend bien, cela n’était qu’une première attaque, une espèce
d’escarmouche précédant le combat ; et les trois jeunes gens n’en doutaient pas, car chacun d’eux se tint prêt à un nouvel assaut.
Au reste, la surprise avait été aussi grande pour les spectateurs que pour les acteurs.
À la vue de leurs deux camarades, Jean Taureau et Sac-à-Plâtre, qui tombaient à la renverse ; à la vue de Toussaint Louverture, qui allait s’asseoir en homme qui en tient, ils se levèrent tous les deux, et, sans s’inquiéter de la défense de Jean Taureau, ils vinrent, l’un son 71
croc, l’autre une bouteille à la main, pour prendre leur part de la fête.
Le maçon n’avait été victime que d’une surprise, et s’était relevé avec plus de honte que de douleur.
Quant au charpentier, il lui avait semblé que l’extrémité d’une solive lancée par quelque catapulte était venue le frapper à la tête.
L’ébranlement de son cerveau se communiqua en un instant à tout son corps ; il demeura pendant deux ou trois secondes abasourdi, avec un nuage de sang sur les yeux, un bruissement aux oreilles.
Au reste, le nuage de sang n’est point une figure : le coup de poing de Jean Robert avait, en glissant sur la tempe, sillonné le front, et la chevalière que le jeune homme portait à l’index avait ouvert, un peu au-dessus du sourcil du charpentier, un sillon sanglant.
– Ah ! mille tonnerres ! s’écria-t-il en revenant sur son antagoniste d’un pas encore mal assuré, ce que c’est que d’être pris au dépourvu : un 72
enfant vous battrait !
– Eh bien, cette fois-ci, prends ton temps, Jean Taureau, et tiens-toi bien ! car mon intention est de t’envoyer casser les deux autres pieds de la table.
Jean Taureau s’avança le poing levé, se livrant de nouveau à son adversaire, comme fait presque toujours, à l’adresse, la force inexpérimentée et confiante ; toute la théorie de la boxe repose là-
dessus : il faut moins de temps au poing pour parcourir une ligne droite que pour décrire une parabole.
Cependant, cette fois, ce n’était point l’attaque, c’était seulement la défense que Jean Robert avait confiée à ses mains : son bras droit ne lui servit plus qu’à amortir le coup terrible dont le menaçait Jean Taureau, et, au moment où le point du charpentier s’abattait sur lui, Jean Robert faisait lestement un tour sur lui-même, et, grâce à sa grande taille, détachait au beau milieu de la poitrine de son adversaire un de ces terribles 73
coups de pied en arrière dont Lecour1 seul, à cette époque, avait encore le privilège et le secret.
Jean Robert n’avait point menti dans la prédiction qu’il avait faite au charpentier : celui-ci reprit à reculons le chemin qu’il avait déjà fait, et alla, sinon tomber, du moins se coucher de nouveau sur la table.
Du reste, il ne cria ni même ne parla : le coup qu’il venait de recevoir avait complètement éteint sa voix.
Quant aux trois autres, voici ce qui était arrivé.
Pétrus, avec son agilité habituelle, avait fait face à deux adversaires
: au ravageur, qui
s’avançait sur lui son croc à la main, il avait envoyé un tabouret au visage, et, tandis que l’homme et le meuble se débarbouillaient ensemble, d’un coup de tête dans le ventre, il avait, en véritable Breton qu’il était, jeté sur son derrière le maçon.
Ludovic n’avait donc eu affaire qu’au tueur de 1 Célèbre professeur de boxe et de savate de l’époque.
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chats, adversaire peu redoutable, que, dans son ignorance de l’art où ses deux compagnons étaient passés maîtres, il avait pris corps à corps, et avec lequel il avait roulé sur le plancher.
Seulement, Gibelotte avait eu tout le désavantage de la lutte, et était tombé dessous.
Mais, au lieu de profiter de son avantage, Ludovic, en maintenant son adversaire sous son genou, s’était demandé d’où venait cette odeur de valériane qu’il répandait avec tant de profusion.
Il réfléchissait à ce problème passablement insoluble, quand le ravageur et le maçon, voyant le charpentier démantelé pour la seconde fois, Toussaint se remettant à peine de son coup de poing dans le côté, et le tueur de chats sous le genou de Ludovic, se mirent à crier :
– Aux couteaux ! aux couteaux !
En ce moment, le garçon rentrait, apportant des huîtres. D’un coup d’œil, il jugea la situation, posa ses coquillages sur la table, et descendit vivement l’escalier, sans doute pour prévenir qui de droit de ce qui se passait.
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Mais son apparition, pour les acteurs de la scène, ne fut qu’un détail.
Ils avaient trop à faire pour s’occuper de son apparition et de sa disparition, si rapides, que, ne fussent les huîtres, qui attestaient la présence d’un garçon, on eût pu croire à un rêve.
Mais ce qui n’était pas un rêve, c’est ce qui se passait au quatrième étage et à l’étage au-dessous.
Au bruit de la double chute du charpentier, au craquement de la table brisée, aux cris : « Aux couteaux
! aux couteaux
!
» les ivrognes
endormis dans la salle du troisième étage s’étaient réveillés en sursaut ; les moins ivres avaient prêté l’oreille ; l’un d’eux, en chancelant, avait été ouvrir la porte, et ceux qui voyaient encore avaient vu le garçon passer tout effaré dans la pénombre de l’escalier.
Alors, en gens d’expérience, ces hommes s’étaient doutés de ce qui arrivait, et, tout à coup, les trois jeunes amis avaient entendu par les degrés un bruit de pas précipités et des vociférations semblables aux rugissements de la 76
mer pendant l’orage.
C’était l’écume de la halle qui montait, et bientôt, par la porte béante, on vit la salle s’emplir de personnages étranges, avinés, hébétés, furieux surtout d’avoir été troublés au milieu de leur sommeil.
–
Ah çà
! mais on s’égorge donc ici
?
s’écrièrent vingt voix enrouées et dissonantes.
À l’aspect de cette foule ou plutôt de cette meute, Jean Robert, le plus impressionnable des trois jeunes gens, sentit, malgré lui, courir dans ses veines cette sensation de froid glacial qu’éprouve tout être, si fort qu’il soit, au contact d’un reptile, et, se tournant vers son camarade le peintre, il ne put s’empêcher de murmurer :
– Ah ! Pétrus ! où nous as-tu conduits !...
Mais Pétrus improvisait tout un nouveau système de défense.
Aux cris « Aux couteaux ! aux couteaux ! »
que répétaient les quatre forcenés – car le charpentier et Toussaint, qui avaient retrouvé la voix, faisaient leur partie dans ce concert de 77
menaces –, Pétrus avait répondu par le cri : « Aux barricades ! » qui n’avait pas été poussé une seule fois dans les rues de Paris depuis la fameuse journée à laquelle ce système de défense a donné un nom historique.
On sait que les Parisiens se sont dédommagés plus tard de ce mutisme de deux cent cinquante ans.
Et, en poussant le cri « Aux barricades ! »
Pétrus, tirant Jean Robert après lui, et forçant Ludovic à se relever, se réfugia, avec ses deux compagnons, dans un angle qu’ils séparèrent à l’instant même du reste de la salle par un rempart de tables et de bancs.
Pétrus avait, en outre, profité de l’instant de trêve, si court qu’il fût, que lui avait donné sa victoire, pour arracher de la fenêtre le bâton jadis doré qui soutenait les rideaux, bâton qui, depuis le commencement du combat, faisait l’objet de son ambition. Jean Robert avait apporté sa canne.
Ludovic se contentait des armes que la nature lui avait données.
En un instant, les trois amis se trouvèrent à 78
l’abri, derrière leur forteresse improvisée.
– Tenez, dit Pétrus aux deux autres en leur montrant dans le coin le plus reculé du bastion un monceau de bouteilles vides, de fragments de plats, de coquilles d’huîtres, de fourchettes de fer, de couteaux sans manche, de manches sans lame, vous voyez que les munitions ne nous manqueront pas !
– Non, dit Jean Robert ; mais où en sommes-nous, comme coups et blessures ? Quant à moi, j’ai donné, mais n’ai pas reçu.
– Saint et sauf ! dit Pétrus.
– Et toi, Ludovic ?
– Moi, je crois que j’ai reçu un coup de poing entre la mâchoire et la clavicule ; mais ce n’est pas cela qui me préoccupe.
– Et qu’est-ce qui te préoccupe donc ? dit Jean Robert.
– Je voudrais savoir pourquoi celui à qui j’ai eu affaire en dernier lieu sent si fort la valériane.
C’est en ce moment que les rugissements de la foule étaient venus ajouter une nouvelle 79
préoccupation aux préoccupations déjà passablement graves des trois jeunes gens.
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