XII
Ce qu’on entendait au faubourg Saint-Jacques, pendant la nuit du mardi gras au mercredi des cendres, dans la cour d’un pharmacien-droguiste.
L’opération était finie ; le malade à l’hôpital, il ne restait plus aux jeunes gens qu’à se remettre en chemin avec cette consolante idée que, si la fantaisie ne leur fût pas venue de courir les rues de Paris, la nuit, à trois heures du matin, un homme serait mort qui avait peut-être encore trente ou quarante ans à vivre.
Mais, avant de se mettre en chemin, Salvator demanda à son hôte de l’eau et une cuvette pour laver ses mains tachées de sang.
L’eau était commune, mais les cuvettes étaient rares chez le digne pharmacien ; la seule qu’il possédât contenait le sang tiré par Salvator de la 172
veine du charpentier, et Salvator avait bien recommandé que l’on conservât soigneusement ce sang pour le montrer au docteur qui ferait, le matin, la visite à l’hôpital Cochin.
La demande du jeune homme eut donc
d’abord l’air d’être une indiscrétion.
Le pharmacien regarda tout autour de lui, et finit par dire à Salvator :
– Dame ! si vous voulez vous laver les mains à grande eau, passez donc dans la cour, et lavez-vous à la pompe.
Salvator accepta ; quelques gouttes de sang avaient aussi jailli sur les mains de Jean Robert : celui-ci suivit son ami.
Mais une impression des plus douces les arrêta sur le seuil de la porte de cette cour.
Tous deux se regardèrent.
En effet, leur étonnement était grand : ils entendaient tout à coup, du moment que la porte de la cuisine du pharmacien s’était ouverte, au milieu du silence et du calme de cette nuit sereine, vibrer, comme par enchantement, les 173
accords les plus mélodieux.
D’où venaient ces sons suaves ? de quel endroit ? de quel instrument céleste ? Il y avait là, tout près, la haute muraille d’un couvent. Le vent d’est enlevait-il à l’orgue de l’église ces ravissants accords, pour les apporter aux rares passants de la rue Saint-Jacques ?
Sainte Cécile elle-même était-elle descendue du ciel dans cette pieuse maison pour célébrer le mercredi des cendres ?
L’âme de quelque sœur novice, morte à l’âge des anges, s’élevait-elle aux cieux aux sons des harpes divines ?
En effet, l’air entendu n’était, certainement, ni un chant d’opéra, ni le solo joyeux d’un musicien, au retour du bal masqué.
C’était peut-être un psaume, un cantique, une page déchirée de quelque vieille musique biblique.
Celle de Rachel pleurant ses fils dans Rama, et ne voulant pas être consolée, parce qu’ils n’étaient plus !
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C’était cela ; car, en écoutant cette mélodie, on croyait voir passer, comme des ombres plaintives, toutes les hymnes sacrées de l’enfance, toutes les mélancolies religieuses de Sébastien Bach et de Palestrina.
Si l’on eût été obligé de donner un nom à cette touchante fantaisie, on l’eût appelée
:
Résignation.
Nul nom plus ou moins expressif ne lui eût mieux convenu.
L’air prévenait en faveur du musicien.
Le musicien devait être mélancolique et résigné comme sa musique ; les deux jeunes gens eurent cette idée-là en même temps.
Ils commencèrent donc par faire ce qu’ils étaient venus faire là, c’est-à-dire par se laver les mains ; après quoi, ils étaient bien résolus à se mettre à la recherche du musicien.
L’opération terminée, le pharmacien leur apporta une serviette ; en échange de quoi, Jean Robert, pour l’indemniser de la peine qu’on lui avait donnée, lui offrit une pièce de cinq francs.
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Le pharmacien, à ce prix, eût voulu être dérangé trois fois par nuit.
Aussi se confondit-il en remerciements.
Ce que voyant Jean Robert, il lui demanda la permission de rester encore quelques instants dans la cour pour entendre cette plaintive mélodie, qui continuait de se répandre avec l’abondance de l’improvisation.
– Restez tant que vous voudrez ! répondit le pharmacien.
– Mais vous ? demanda Jean Robert.
– Oh ! cela ne me gêne en rien, attendu que je vais refermer ma porte, et me coucher.
– Mais, nous, comment sortirons-nous ?
– La porte de la rue ne ferme qu’au loquet et au verrou : il vous suffira de tirer le verrou et de lever le loquet, vous serez dans la rue.
– Mais qui refermera la porte ?
– Ah ! bah ! la porte ! je voudrais avoir autant de mille livres de rente qu’elle reste de fois ouverte dans l’année.
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– Alors, dit Jean Robert, tout va bien.
–
Oui, tout va bien, reprit l’herboriste enchanté.
Puis il referma sa porte, et laissa les deux jeunes gens maîtres de la cour.
Pendant ce temps, Salvator s’était approché d’une fenêtre du rez-de-chaussée, à travers les volets de laquelle on apercevait de la lumière.
C’était évidemment de la chambre sur laquelle ouvrait cette fenêtre que venait la mélodie.
Salvator tira à lui les volets ; ils n’étaient pas accrochés en dedans, et cédèrent.
Alors, par une ouverture du rideau, ils aperçurent un jeune homme de trente ans environ, assis sur un tabouret assez élevé, et jouant du violoncelle.
Bien qu’un cahier de musique fût ouvert sur le pupitre qui se dressait devant lui, le jeune homme ne semblait point y abaisser ses yeux, levés au ciel ; il ne paraissait même pas avoir conscience du morceau qu’il jouait : son attitude était celle de l’homme en proie à la plus sombre 177
préoccupation
: sa main conduisait
machinalement l’archet, mais sa pensée était ailleurs.
Il se livrait évidemment en lui quelque combat terrible ! sans doute la lutte de la volonté contre la douleur ; car, de temps en temps, son front se rembrunissait, et, tout en continuant de tirer les plus tristes accords de son instrument, il fermait les yeux, comme si, ne voyant plus les choses extérieures, il eût perdu avec elles le sentiment de sa douleur intime. Enfin, le violoncelle sembla, comme un homme à l’agonie, pousser un cri déchirant, et l’archet tomba des mains du musicien.
L’âme était-elle vaincue ? L’homme pleurait !
Deux grosses larmes silencieuses coulèrent le long de ses joues.
Le musicien prit son mouchoir, s’essuya lentement les yeux, remit le mouchoir dans sa poche, se pencha, ramassa l’archet, le ramena sur les cordes du violoncelle, et reprit son chant juste à l’endroit où il l’avait interrompu.
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Le cœur était vaincu : l’âme planait au-dessus de la douleur avec les ailes de la force !
Les deux jeunes gens avaient porté une attention profonde et un intérêt puissant au drame solitaire qui venait de s’accomplir sous leurs yeux.
– Eh bien ? dit Salvator avec l’accent de l’interrogation.
– C’est incroyable ! répondit Jean Robert, essuyant une larme qui perlait au coin de sa paupière.
– Voilà le roman que vous cherchiez, mon cher poète ; il est là, dans cette pauvre maison, dans cet homme qui souffre, dans ce violoncelle qui pleure.
– Le connaissez-vous, cet homme ? demanda Jean Robert.
– Moi ? Pas le moins du monde ! répondit Salvator ; je ne sais pas son nom, je ne l’ai jamais vu ; mais je n’ai pas besoin de le connaître pour vous dire qu’il y a en lui une des plus sombres pages du livre du cœur humain. L’homme qui 179
essuie ses larmes et qui se remet à l’œuvre avec cette simplicité, est un homme fort, je vous jure !
et, pour que cet homme fort ait pleuré, il faut que sa douleur soit immense. Entrons, et demandons-lui de nous raconter son histoire.
– Y songez-vous ? demanda Jean Robert en l’arrêtant.
– Je ne songe même qu’à cela, répondit Salvator en s’avançant vers la porte, et en cherchant le marteau ou la sonnette.
– Et vous croyez, reprit Jean Robert en arrêtant une seconde fois son compagnon, vous croyez que cet homme va raconter son malheur au premier venu qui le lui demandera ?
– D’abord, nous ne sommes pas des premiers venus, monsieur Jean Robert : nous sommes des...
Salvator s’interrompit. Jean Robert espérait voir s’échapper quelque éclair à l’aide duquel il lirait, ou, du moins, épellerait dans la vie passée de son compagnon.
– Nous sommes des philosophes, continua 180
Salvator.
– Ah ! oui, des philosophes, reprit Jean Robert un peu désappointé.
– En outre, nous n’avons l’air ni de bacheliers ivres, ni d’étudiants en goguette, ni de bourgeois curieux ; notre diplôme d’honnêtes gens est écrit sur notre front. J’ignore quelle opinion vous avez eue de moi à première vue ; mais je suis prêt à affirmer que quiconque vous verra, ne fût-ce qu’une fois, sera prêt à vous donner un secret comme je vous donne la main.
Et Salvator tendit la main au jeune poète, comme un brevet d’honnêteté donné à un honnête homme.
– Entrons donc tête haute, continua Salvator ; tous les hommes sont frères et se doivent assistance ; toutes les peines sont sœurs et se doivent secours.
Ces dernières paroles furent prononcées avec un sentiment d’inexprimable mélancolie.
– Allons donc, puisque vous le voulez ! dit Jean Robert.
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– N’ai-je pas levé tous vos scrupules, et avez-vous encore quelque objection à me faire ?
– Non... Toutefois, je ne suis pas aussi certain que vous que le musicien nous accueillera favorablement.
– Il souffre ; donc, il a besoin de se plaindre, dit sentencieusement Salvator
; nous allons
devenir pour lui des êtres providentiels, des envoyés de Dieu ! L’homme désespéré n’a rien à perdre, il ne peut que gagner à partager ses chagrins. Entrons donc bravement, et, s’il vous reste une ombre d’hésitation, je vous dirai que, maintenant, ce n’est plus la curiosité qui me pousse, mais que c’est le devoir.
Et, sans attendre la réponse de Jean Robert, Salvator, qui n’avait trouvé ni marteau ni sonnette, frappa trois petits coups à la porte à la manière des maçons.
Pendant ce temps, Jean Robert étudiait, à travers la vitre, l’effet que produirait cette interruption sur le violoncelliste.
Celui-ci se leva, déposa son archet sur le 182
tabouret, appuya son instrument contre le mur, et vint ouvrir la porte sans avoir manifesté le moindre signe d’étonnement.
Cette tranquillité était parfaitement en harmonie avec l’opinion émise par Salvator.
Ou cet homme attendait quelqu’un – et qui pouvait-il attendre, sinon un consolateur ?
Ou il était assez détaché des choses de ce monde pour que rien, venant du monde, ne l’étonnât désormais – et, alors, il devait accueillir sans plaisir, mais en même temps sans impatience, les deux jeunes gens.
– À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda-t-il en apercevant Salvator et Jean Robert.
– À des amis inconnus, répondit Salvator.
Ce mot suffit au violoncelliste.
– Entrez, dit-il sans s’inquiéter autrement de l’étrange visite et de l’heure de la nuit à laquelle elle était faite.
Les deux jeunes gens le suivirent ; Jean Robert, qui entra le dernier, referma la porte derrière lui.
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Ils se trouvèrent alors dans la chambre même où ils avaient aperçu le musicien par les vitres de la fenêtre.
C’était une chambre dont la simplicité surprenait et ravissait en même temps ; pas même une chambre : une chambrette, mais délicieuse, proprette et blanche du haut en bas ; une vraie cellule de nonnain pour la rareté des meubles, un vrai palais de jeune fille pour le goût délicat et modeste qui en avait dicté le choix. On était tout surpris, en entrant, de voir un jeune homme dans cette chambre ; la rougeur vous serait montée au visage en même temps que la pensée vous fût venue que ce jeune homme eût pu forcer ce chaste nid. N’était-ce pas la couchette d’un enfant qu’on entrevoyait derrière ce rideau de mousseline blanche
? ces rosiers nains qui
fleurissaient dans ces petits verres de cristal, n’étaient-ce pas les jouets d’un enfant ? quelles mains soignaient ces oiseaux roses qui voltigeaient dans leur cage, sinon celles d’une jeune fille de douze ans ?... Ou ce n’était pas la chambre du jeune homme, ou une jeune fille habitait avec lui
: sa sœur sans doute ; et
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cependant, à la première vue, le musicien semblait habiter seul.
Était-il permis d’imaginer qu’une autre femme, qu’une sœur eût le droit d’entrer dans cette chambre ? Non.
La chambre était chaste ; le front du jeune homme, limpide.
Jamais une femme impure n’avait passé dans cette chambre.
Jamais l’ombre d’une mauvaise pensée n’avait ridé la surface de ce front.
Il y avait une explication.
Oui, ce jeune homme habitait là ; mais c’était sa sœur qui prenait soin de sa chambre, qui la blanchissait, qui la polissait, qui la fleurissait.
Comment donc pouvait-on être triste dans cette gaie retraite ?
Les deux jeunes gens, invités par le violoncelliste à s’asseoir, n’en voulurent rien faire, qu’ils ne lui eussent expliqué le but de leur visite.
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– Monsieur, dit Salvator, permettez-moi, avant de m’installer chez vous, de vous faire une question. Est-il au pouvoir de l’homme de soulager l’infortune que vous semblez éprouver ?
Le violoncelliste regarda celui qui lui adressait cette philanthropique question, avec cette même tranquillité dont il avait fait preuve, quand, à trois heures du matin, il avait ouvert sa porte sans même demander : « Qui est là ? »
– Non, monsieur, répondit-il simplement.
– Alors, dit Salvator, nous nous retirons.
Laissez-moi, toutefois, vous dire, en forme d’excuse, pourquoi nous nous sommes permis de vous troubler. Monsieur... (et Salvator désigna du doigt Jean Robert) monsieur est à la veille de faire un livre sur les souffrances de l’homme ; il étudie quand il peut, où il peut. En entrant dans cette cour, nous vous avons entendu ; nous nous sommes approchés, et, à travers les vitres de cette fenêtre, nous vous avons vu pleurer.
Le jeune homme poussa un soupir.
Salvator continua :
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– Quelle que soit la cause de votre douleur, vos larmes nous ont remués profondément, et nous sommes venus vous offrir notre bourse, si vous êtes pauvre, notre bras, si vous êtes faible, notre cœur, si vous êtes affligé.
Les yeux du violoncelliste se mouillèrent de larmes ; mais, cette fois, c’étaient des larmes de reconnaissance.
Il y avait, dans la paroles de Salvator, dans le ton dont elles étaient dites, dans la physionomie qui les accompagnait, dans toute la personne du noble jeune homme enfin, il y avait, disons-nous, une telle loyauté, une telle grandeur, une tendresse si profonde pour son semblable, qu’on se trouvait sympathiquement entraîné vers lui.
Ce fut poussé par cette irrésistible attraction, que le violoncelliste lui tendit les deux mains.
– Je plains, dit-il, ceux qui cachent leur plaie aux hommes, surtout quand cette plaie est saignante ! montrer ses blessures à des frères, c’est leur apprendre à les éviter. Asseyez-vous, frères, et écoutez-moi.
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Les deux jeunes gens s’accommodèrent chacun à sa guise, c’est-à-dire que Jean Robert s’étendit sur un fauteuil, et que Salvator se tint debout contre la muraille.
L’homme au violoncelle commença.
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