VI
M. Salvator.
La vue de la foule avait produit sur les hommes du peuple un effet tout opposé à celui qu’elle avait produit sur les gens du monde.
Le charpentier et ses compagnons sentaient que c’était un secours qui leur arrivait.
Jean Robert et ses amis comprenaient que c’étaient de nouveaux adversaires qui venaient à eux.
Naturellement, les sympathies vont aux semblables.
Aussi, tout en jetant des regards féroces sur les trois jeunes gens, retirés dans leur fort, cette foule entourait-elle Jean Taureau et ses compagnons, en leur demandant l’explication de tout ce bruit.
L’explication était difficile à donner
; le
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charpentier avait eu un premier tort : c’était d’exiger des jeunes gens qu’ils fermassent la fenêtre.
Puis il avait eu un second tort, bien plus grave que le premier : c’était d’avoir reçu de Jean Robert un coup de poing et un coup de pied qui lui avaient, l’un déchiré le visage, l’autre défoncé la poitrine.
Il conta son cas à la foule ; mais, de quelque façon qu’il tournât la chose, il ne pouvait sortir de ce double cercle : « J’ai voulu faire fermer la fenêtre, et la fenêtre est restée ouverte ! J’ai voulu battre, et j’ai été battu ! »
Aussi la foule, en brave foule qu’elle était, pleine de sens au fond, malgré ses préjugés contre les habits noirs, comprenant – pour me servir d’une expression vulgaire, mais qui peint parfaitement ce qu’elle veut peindre –, la foule, comprenant, dis-je, que Jean Taureau était le dindon de la farce, se mit à lui rire au nez. Le charpentier n’avait pas besoin de cette nouvelle excitation.
Il n’était que furieux : ce rire le rendit fou.
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Il chercha des yeux les trois jeunes gens, les vit barricadés dans leur coin et déjà attaqués par ses quatre compagnons, aussi exaspérés que lui.
– Arrêtez ! leur cria-t-il, arrêtez ! laissez-moi pulvériser l’habit noir !
Mais ses quatre compagnons étaient sourds.
Il est vrai qu’en échange, ils n’étaient pas muets.
Le ravageur venait de recevoir au-dessous de l’œil un tesson de bouteille lancé par Ludovic, lequel tesson lui avait ouvert la joue.
Jean Robert, d’un coup de tabouret, avait fendu la tête à Toussaint.
Enfin, Pétrus, de deux coups de pointe de son bâton, avait, à travers les interstices de la barricade, atteint le tueur de chats à la poitrine, et le maçon au flanc.
Les quatre blessés hurlaient à tue-tête :
– À mort ! à mort !
C’était bien, en effet, devenu un combat à mort.
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Exaspéré par les rires de la foule, et par la vue du sang qui ruisselait sur les vêtements de ses compagnons et sur les siens, Jean Taureau avait tiré de sa poche son compas de fer, et, l’arme terrible à la main, s’avançait seul contre la barricade.
Pétrus et Ludovic s’élancèrent d’un même mouvement, armés chacun d’une bouteille, et prêts à casser la tête au charpentier ; mais Jean Robert, voyant que c’était le seul adversaire sérieux qui restât, et qu’il fallait pour une bonne fois en finir avec lui, fit descendre ses deux amis en les tirant par leurs vestes de malins, donna dans la barricade un coup de pied qui ouvrit une brèche, et, sortant par cette brèche, sa petite badine à la main :
– Mais vous n’en avez donc pas encore assez ?
demanda-t-il à Jean Taureau.
La foule éclata de rire, et battit des mains.
– Non ! dit celui-ci, et je n’en aurai assez que quand je t’aurai fourré six pouces de mon compas dans le ventre !
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– C’est-à-dire que, comme vous n’êtes pas le plus fort, Jean Taureau, vous voulez être le plus traître ? c’est-à-dire que, ne pouvant me vaincre, vous voulez m’assassiner ?
– Je veux me venger, mille tonnerres ! cria le charpentier s’excitant au bruit de ses propres paroles.
– Prends garde, Jean Taureau ! dit le jeune homme ; car, sur mon honneur, tu n’as jamais couru danger pareil à celui que tu cours en ce moment.
Puis, s’adressant à la foule :
–
Vous êtes des hommes, dit-il
; faites
entendre raison à cet homme : vous voyez que je suis calme, et qu’il est insensé.
Quatre ou cinq hommes se détachèrent du cercle, et s’avancèrent entre le charpentier et Jean Robert.
Mais cette intervention, au lieu de calmer Jean Taureau, sembla redoubler son exaspération.
Il repoussa les cinq hommes rien qu’en étendant les bras.
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– Ah ! dit-il, jamais je n’ai couru danger pareil à celui que je cours ! Est-ce avec cette badine que tu comptes te défendre contre mon compas ?
Dis !
Et il brandissait au-dessus de sa tête l’instrument aigu, qui, en se développant, avait pris au moins dix-huit pouces de longueur.
– C’est justement où tu te trompes, Jean Taureau, dit le jeune homme : ma badine n’est point une badine ; c’est une vipère, et, si tu en doutes, tiens, ajouta-t-il en tirant, de la frêle canne, l’épée à laquelle elle servait de fourreau, voilà son dard !
Et une lame fine, aiguë, longue de douze à quinze pouces, brilla au poignet du jeune homme, qui se posa en garde comme pour un duel.
La foule tout à la fois hurla de joie, et frémit de terreur.
Le vin était bu, le sang allait couler : les choses suivaient la progression ordinaire ; les péripéties se succédaient, selon la loi de l’art dramatique, plus intéressantes les unes que les 86
autres.
– Ah ! dit le charpentier, visiblement soulagé du remords contre lequel il luttait, tu as donc une arme aussi ? Je n’attendais que cela !
Et, la bête baissée, le bras levé, découvrant sa poitrine avec l’inexpérience de la force, Jean Taureau s’élança sur le jeune homme à l’habit noir et à la fine épée.
Mais, tout à coup, une main puissante lui saisit le poignet, et, le secouant vigoureusement, lui fit lâcher le compas, qui, en tombant, resta fiché en terre.
Le charpentier se retourna en poussant une imprécation terrible.
Mais, à peine eut-il vu celui à qui il avait affaire, que, sa voix passant de l’accent de la menace à l’intonation du respect :
– Ah ! monsieur Salvator ! dit-il ; pardon, c’est autre chose...
– Monsieur Salvator ! répéta la foule ; ah !
soyez le bienvenu ; ça allait mal tourner !
– M. Salvator ? murmurèrent à la fois Jean 87
Robert, Pétrus et Ludovic. Qu’est-ce que cela ?
– Voilà un gaillard dont le nom est de bon augure, ajouta Pétrus ; voyons s’il fera honneur à son nom.
Le personnage qui, pareil au dieu antique1, était intervenu si miraculeusement pour substituer, selon toute probabilité, un dénouement pacifique à une sanglante péripétie, et qui semblait, lui aussi, être sorti d’une machine, tant son apparition était imprévue et instantanée, semblait un homme de trente ans, à peu près.
C’était bien, en effet, au moment où il apparut, et où il promena son regard dominateur sur la foule, le mâle et doux visage de l’homme à cette trentième année de la vie, où la beauté est dans toute sa force et la force dans toute sa beauté.
Un instant plus tard, il eût été fort embarrassant, pour ne pas dire impossible, de lui assigner un âge positif, à dix ans près.
Son front avait bien la candeur et la sérénité de 1 Allusion au deus ex machina du théâtre qui intervient pour dénouer heureusement une situation tragique.
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la jeunesse, quand son regard errait autour de lui curieux et bienveillant
; mais, dès que le
spectacle que rencontraient ses regards lui inspirait le dégoût, ses sourcils noirs se fronçaient, et son front, couvert de rides, empruntait l’aspect de la virilité.
Ainsi, lorsque, après avoir arrêté le bras du charpentier, et lui avoir, par la simple pression de sa main, fait lâcher l’arme dont il menaçait son adversaire ; lorsque, après avoir jeté un coup d’œil rapide sur les trois jeunes gens, et les avoir reconnus pour des hommes du monde égarés dans un mauvais lieu, il acheva d’embrasser le cercle dont il n’avait encore parcouru que la moitié, et qu’il vit le ravageur étendu sur une table, la figure ouverte ; les habits du maçon marqués de larges taches de sang ; le charbonnier pâle sous son masque noir ; et le tueur de chats, les deux mains sur son côté, criant qu’il était mort, cette vue à laquelle il devait, cependant, s’attendre imprima sur toute sa physionomie un air de rudesse et de sévérité qui fit baisser la tête aux plus farouches, et pâlir les plus avinés.
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Comme c’est le héros principal de notre histoire que nous venons de mettre en scène, il faut que nos lecteurs nous permettent de faire pour lui ce que nous avons fait pour des personnages bien moins importants, c’est-à-dire de leur donner la description la plus exacte possible de sa personne.
C’était d’abord, comme nous l’avons dit, un homme de trente ans, ou à peu près.
Ses cheveux noirs étaient souples et bouclés ; ce qui les faisait paraître moins longs qu’ils n’étaient en réalité, et que si, dans toute leur longueur, ils fussent retombés sur ses épaules ; ses yeux étaient bleus, doux, limpides, clairs comme l’eau d’un lac, et, de même que l’eau du lac, à laquelle nous venons de les comparer, réfléchit le ciel, les yeux du jeune homme au nom sonore et doux semblaient être le miroir où se reflétaient les plus sereines pensées de l’âme.
L’ovale de son visage était d’une pureté raphaélesque ; rien n’en troublait le contour gracieux, et l’on en suivait les lignes harmonieuses avec cette joie ineffable que l’on 90
éprouve à la vue de la courbe suave qu’aux premiers jours de mai le soleil levant profile à l’horizon.
Le nez était droit et fort sans être trop largement accusé ; la bouche était petite, bien meublée, et fine en apparence ; car, sous la moustache noire qui l’ombrageait, il était impossible d’en apercevoir exactement le dessin.
Son visage, plutôt mat que pâle, était entouré d’une barbe noire et fournie, quoique peu épaisse ; les ciseaux ou le rasoir n’avaient certainement jamais passé par là : c’était le poil follet dans toute sa ténuité, la barbe vierge dans toute sa grâce, soyeuse et clairsemée, adoucissant les traits au lieu de les durcir.
Mais ce qu’il y avait surtout de frappant dans ce jeune homme, c’était le ton blanc, c’était la mateur de sa peau ; ce ton n’était, en effet, ni la pâleur jaunâtre du savant, ni la pâleur blanche du débauché, ni la pâleur livide du criminel : pour donner une idée de la blancheur immaculée de ce visage, nous ne trouverons d’image et de comparaison que dans la pâleur mélancolique et 91
lumineuse de la lune, dans les pétales transparents du lotus blanc, dans la neige intacte qui couronne le front de l’Himalaya.
Quant à son costume, il consistait en une espèce de paletot de velours noir qu’on n’aurait eu besoin que de serrer à la taille pour lui donner l’air d’un pourpoint du XVe siècle, en un gilet et en un pantalon de velours noir.
Une casquette de même étoffe était posée sur sa tête, et l’on était tout étonné, si peu artiste que l’on fût, de chercher inutilement la plume d’aigle, de héron ou d’autruche qui, de cette casquette, eût fait une toque.
Ce qui donnait, au milieu de la foule, un singulier caractère d’aristocratie à ce costume, complété par un foulard de soie de couleur pourpre, noué négligemment autour du cou, c’est que ce costume, au lieu d’être en velours de coton, comme celui des gens du peuple, était en velours de soie, comme la robe d’une actrice ou d’une duchesse.
Ce costume pittoresque frappa non seulement Jean Robert et Ludovic, mais encore Pétrus ; 92
l’effet qu’il produisit sur ce dernier fut même si grand, qu’après s’être écrié comme nous l’avons dit, en entendant prononcer le nom de Salvator :
« Voilà un gaillard dont le nom est de bon augure ; voyons s’il fera honneur à son nom », il ajouta :
–
Sacrebleu
! le beau modèle pour mon
Raphaël chez la Fornarina, et comme je lui donnerais bien dix francs par séance, au lieu de quatre, s’il voulait poser !
Quant à Jean Robert, en sa qualité de poète dramatique cherchant partout et dans tout des effets de théâtre, ce qui l’avait le plus frappé c’était l’accueil respectueux dont ce jeune homme avait été l’objet de la part de la foule furieuse, accueil qui lui avait rappelé le quos ego de Neptune, nivelant sous son trident divin les flots irrités de l’archipel de Sicile.
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