IV
Agonie
Par un sentiment de commisération qui sommeillait encore au fond de ces cœurs souffrants, mais que contribua puissamment, il faut le dire, à y réveiller le bon John, les deux places qu’ils occupaient dans la hune d’artimon furent rendues à madame Bremner et à son mari.
Le capitaine était tellement affaibli, qu’il paraissait sans connaissance, et cependant c’était dans l’état ordinaire, un homme robuste et vigoureux, un marin endurci à toutes les privations et à toutes les souffrances qui naissent de l’élément qu’il sillonnait depuis trente années.
Sa femme, au contraire, pauvre créature frêle et toute nerveuse, avait supporté toutes ces fatigues, toutes ces privations, toutes ces douleurs avec un courage, et, chose plus extraordinaire, 212
avec une force merveilleuse.
À peine installé dans la hune, le délire prit M.
Bremner, et, dans ce délire, s’imaginant voir une table couverte de toutes sortes de mets, il demandait en se débattant pourquoi on le retenait loin de cette table, pourquoi on lui refusait, quand il avait si faim, quand il avait si soif, quand une telle abondance était étalée devant lui, un morceau de pain et un verre d’eau.
Le spectacle d’une agonie est toujours chose terrible
; mais, il faut le dire, les agonies ordinaires ne sont entourées que d’une sorte de douleur, la douleur de la séparation ; ceux qui entourent l’agonisant versent sur lui des larmes, larmes d’autant plus abondantes que celui ou celle qui les répand ne court personnellement aucun danger. Mais il n’en est pas ainsi de l’agonie d’un malheureux expirant de faim et de soif au milieu d’autres malheureux près de mourir de faim et de soif comme lui. Là, chacun voit dans le spectacle de la mort d’autrui le spectacle de sa propre mort. Ces souffrances qu’éprouve le moribond, ils les éprouvent déjà 213
eux-mêmes. Ce délire, dans deux heures, le soir, le lendemain, sera leur délire ; cette mort, tôt ou tard, sera leur mort. Alors, plus de larmes douces et qui ont leur soulagement dans leur abondance même ; des yeux secs, un désespoir sombre et contenu, des dents grinçantes lorsqu’on reconnaît en soi les premiers symptômes des douleurs qu’on a devant les yeux, des rugissements au lieu des plaintes, des blasphèmes au lieu de consolations.
Enfin le capitaine expira. C’était le 1er juillet, c’est-à-dire onze jours après la catastrophe.
Dans les convulsions de son agonie, il s’était tellement cramponné à sa femme qu’on ne pouvait lui desserrer les bras ni lui ouvrir les mains.
Sa femme, d’ailleurs, ne pouvait croire à sa mort ; se sentant pressée contre le cœur de son mari, elle luttait de son côté pour qu’on ne la privât point de cette dernière étreinte. On eut toutes les peines du monde à la persuader. Alors elle laissa tomber ses bras tristement, et, chose étrange, ses larmes qui coulaient s’arrêtèrent.
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Les hommes commencèrent par se partager le peu d’habits qu’avait le capitaine, puis ils jetèrent le corps à la mer.
En entendant le bruit que ce corps fit en tombant dans les flots, madame Bremner jeta un léger cri, se tordit les bras et s’évanouit.
John Mackay s’empressa auprès d’elle, lui fit rouvrir les yeux, qui alors reprirent la faculté de pleurer qu’ils semblaient avoir perdue.
Pendant les cinq jours qui s’étaient écoulés entre le retour du radeau et la mort du capitaine, il n’était arrivé d’autre accident que celui d’agonies et de morts successives. Un homme éprouvait tout à coup des soulèvements d’estomac, entrait en convulsions, se roidissait et mourait.
Parfois, en mourant, il lâchait les manœuvres auxquelles il était cramponné et tombait à la mer ; parfois, au contraire, il expirait les serrant avec tant de violence qu’il fallait que trois ou quatre hommes réunissent les restes de leur force pour lui faire lâcher prise.
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L’un d’eux mourut tellement cramponné, qu’on laissa deux jours son cadavre suspendu sans pouvoir lui faire lâcher prise. Mais, au bout de deux jours, la putréfaction s’y étant mise, il fallut, comme les cordages auxquels il était accroché servaient à la consolidation du mât d’artimon, lui désarticuler les bras au poignet.
Les mains restèrent, le corps s’engloutit.
Dans la matinée du 28, deux jours avant la mort du capitaine, le premier maître, M. Wade, déclara qu’il ne pouvait plus longtemps supporter cette inaction. Le radeau, retenu par un câble, flottait au-dessous de la hune d’artimon. Il demanda si quelques hommes voulaient s’y embarquer avec lui et tenter une autre fortune que celle de leurs compagnons. Deux matelots, deux Malais et quatre Lascars, huit hommes en tout, accédèrent à la proposition, et, quelque effort que fit John Mackay pour les retenir, s’embarquèrent de nouveau. Comme la première fois, le câble fut coupé et le radeau s’éloigna. Comme la première fois, au bout de deux ou trois heures, on le perdit de vue. Mais, le lendemain, on ne le retrouva 216
point dans les eaux du bâtiment : une bourrasque s’était élevée dans la soirée, et, selon toute probabilité, le radeau et ceux qui le montaient avaient été submergés.
Cette bourrasque, fatale à ceux qui étaient partis, avait eu un heureux résultat pour ceux qui étaient restés. Une forte pluie était tombée ; les naufragés avaient recueilli l’eau dans des parties de leurs vêtements et avaient pu se désaltérer. Or la pire souffrance, celle de la soif, était donc calmée momentanément.
À partir de ce moment, les naufragés passèrent rarement quarante-huit heures sans que quelque bourrasque nouvelle amenât une nouvelle pluie, ce qui, avec l’application sur le corps d’un vêtement qu’on trempait dans la mer à l’aide d’un fil de caret, était un grand soulagement. En effet, toutes les fois que ces malheureux, si épuisés qu’ils fussent, pouvaient avaler quelques gorgées d’eau fraîche, pendant quelques heures ils ne ressentaient même plus le côté violent de la faim.
Cependant le jour où mourut M. Bremner, outre lui on perdit encore deux hommes dans la 217
hune d’artimon et deux hommes dans la hune de misaine. Au reste, ceux qui habitaient l’une de ces deux localités n’avaient aucune communication avec l’autre ; ils voyaient ce qui se passait, voilà tout, mais ils n’avaient pas même la force de se parler.
D’ailleurs ils n’avaient rien à se dire.
John éprouvait chaque matin un grand étonnement de se retrouver vivant, et sa conviction était que ce jour était le dernier de ses jours, et qu’il serait infailliblement trépassé à son tour avant la nuit. Il avait entendu dire que l’homme ne pouvait pas demeurer plus d’un certain nombre de jours sans manger, six, sept, huit, dix jours au plus, et, au onzième jour, c’est-
à-dire au jour de la mort de M. Bremner, il était encore vivant.
Dans la soirée, la mer fut plus calme qu’elle ne l’avait jamais été ; quelques Lascars, qui encombraient la hune d’artimon, qui gênaient leurs camarades et étaient gênés par eux, se mirent à la nage pour gagner la hune de misaine, qui n’avait jamais été pleine, et dans laquelle la 218
mort de deux hommes, qu’ils avaient vu jeter à la mer, venait de faire un nouveau vide
; ils
arrivèrent à grand-peine, tant ils étaient affaiblis, et, aidés de leurs compagnons, ils s’y établirent.
À partir du 1er et du 2 juillet, ceux qui avaient survécu tombèrent dans une si grande faiblesse, qu’ils perdirent non seulement le sentiment de ce qui se passait autour d’eux, mais encore le sentiment de ce qui se passait en eux. L’espèce d’atonie dans laquelle les plus forts avaient fini par être plongés avait presque annihilé le sentiment de la faim. Quand il tombait un peu de pluie, tous ces agonisants semblaient sortir d’une léthargie ; on voyait parmi eux des mouvements inusités : c’étaient les efforts que chacun faisait pour recueillir le plus d’eau possible, puis, cette eau absorbée, quelques paroles de satisfaction s’échangeaient, lentes, tristes, douloureuses, et, peu à peu, le silence et l’immobilité se rétablissaient.
Les souffrances réelles de tous ces corps affaiblis n’étaient plus ni la faim ni la soif, c’était le froid. Quoique sous l’équateur, les nuits 219
semblaient glacées, alors on entendait quelques plaintes, quelques gémissements, des dents qui claquaient. À l’aube, un commencement de chaleur précédait déjà le soleil ; puis les membres endoloris et retirés sous les corps s’allongeaient et reprenaient leur élasticité. Alors commençait une autre souffrance : c’était celle de ce soleil montant à son zénith et frappant verticalement sur tous ces cerveaux vides, habités par le vertige.
Alors on ne comprenait plus les douleurs de la nuit ; celles du jour les avaient fait oublier, et le jour on appelait la brise absente comme la nuit on appelait le soleil absent.
Au milieu de tout cela, des drames individuels s’accomplissaient, presque ignorés de ceux-là mêmes sous les yeux de qui ils se passaient et que leurs propres angoisses distrayaient des angoisses des autres.
Tout le monde, nous l’avons dit, quoique mourant de la même mort, ne mourait pas de la même façon ; ainsi, par exemple, le fils de M.
Wade, jeune homme robuste et bien portant, était mort presque tout de suite, et presque sans 220
pousser un soupir, tandis que, au contraire, un autre jeune homme du même âge, faible et délicat comme une femme, supporta douze jours la faim et la soif, et n’entra en agonie que le treizième jour.
Ce jeune homme avait son père ; seulement la catastrophe les avait séparés : le père était ce matelot qui avait gagné la hune de misaine tandis que son fils avait grimpé dans les haubans d’artimon.
Chacun était resté à son poste, échangeant des paroles pendant les premiers jours, puis, quand la voix se fut éteinte, de simples signes ; mais, lorsque les signes du jeune homme eurent appris à son père qu’il sentait la mort s’approcher, alors le malheureux père sembla reprendre toute sa force ; il se hâta de descendre, lui qui depuis deux ou trois jours ne bougeait plus ; puis, se traînant sur les pieds et les mains, le long du plat-bord au vent, il parvint à rejoindre son fils, le prit dans ses bras, l’emporta, le conduisit sur un des trois ou quatre bordages du gaillard d’avant qui surnageait encore ; il appuya le moribond contre 221
la lisse de peur que les vagues ne l’enlevassent.
Quand le jeune homme éprouvait un de ces soulèvements d’estomac que nous avons indiqués comme un des symptômes mortels, alors il le reprenait entre ses bras, le soulevait à la hauteur de sa propre poitrine, essuyait l’écume de ses lèvres ; s’il tombait quelques gouttes de pluie, il les recueillait avec sollicitude, exprimait sur la bouche de son enfant le chiffon mouillé qui en avait absorbé sa part ; si ces quelques gouttes se changeaient en ondée, il lui ouvrait la bouche pour que, toute fraîche, cette pluie la ranimât. Il resta ainsi, dans la même position, pendant cinq jours. Enfin, malgré tous ces soins, le jeune homme expira. Alors le pauvre père le souleva, le serrant contre sa poitrine avec une force incroyable de la part d’un homme qui depuis seize jours n’avait rien pris, le regardant d’un air égaré, croyant toujours que le souffle allait renaître sur ses lèvres ; mais il ne lui fut plus possible de douter que son fils fût véritablement mort. Alors rien ne parut plus le préoccuper, et son propre sort sembla lui devenir indifférent. Il resta près du corps dans un silence stupide 222
jusqu’à ce que la mer, grossissant dans une bourrasque, lui vint arracher et rouler au loin le corps de son fils. Quelque temps seulement il suivit le cadavre des yeux à travers les transparentes profondeurs de l’océan
; puis,
lorsqu’il l’eut perdu de vue, il s’enveloppa dans un morceau de toile, se laissa tomber et ne se releva plus. Cependant il dut vivre deux jours encore, autant qu’en purent juger, d’après le frissonnement de ses membres, chaque fois qu’une lame venait se briser sur son corps, les témoins de ce drame, qui en avaient suivi avec anxiété toutes les péripéties.
Cette scène fut si déchirante qu’elle produisit une sensation profonde sur ces hommes dans lesquels le sentiment de leur propre situation semblait devoir étouffer tous les autres.
Cependant le navire continuait de rouler ainsi au caprice de la mer, mais sous l’œil de Dieu, sans que nul pût dire vers quel point de l’étendue il s’avançait.
Enfin, dans la soirée du 10 juillet, vingt jours après celui de la catastrophe, un des naufragés 223
fixa longtemps son regard sur un seul point, puis se souleva pour mieux regarder, et tout à coup s’écria :
– Je vois la terre !
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