V
Les montagnes Bleues
On gouverna vent arrière en rangeant la côte.
Puis, les premiers regrets donnés aux absents, les derniers devoirs rendus au mort, on passa la revue des subsistances.
Les vivres se bornaient à huit poules et un peu de riz, qui furent distribués aux cinquante-six matelots restants.
Mais, comme on le comprend bien, ce peu de vivres ne pouvait satisfaire longtemps aux besoins d’hommes qui avaient souffert quatorze jours de la famine et qui n’avaient, depuis qu’ils étaient à terre, jamais été bien rassasiés.
Il fallut donc se décider à débarquer de nouveau, et l’on gouverna vers la côte.
Cette côte était couverte d’insulaires ; mais, en 92
voyant les Hollandais mettre le cap sur eux, ils prirent la fuite et abandonnèrent le rivage.
On se hâta d’y descendre, d’y recueillir des huîtres, des moules et des limaçons de mer, d’y boire dans un ruisseau, chacun selon sa soif, de remplir les deux petits barils et de se rembarquer.
Le capitaine proposa alors de prendre un peu plus au large, afin d’avoir la chance de rencontrer quelque petite île déserte où l’on pût, sans crainte des surprises, trouver de l’eau, des fruits et des coquillages.
L’avis fut adopté.
À part les renseignements si peu certains donnés la veille par les insulaires sur Sumatra et Java, on ignorait absolument où l’on se trouvait.
La nuit fut calme ; la mer était belle, et, relativement à ce qui s’était passé, on pouvait envisager la position comme tolérable.
À la pointe du jour on eut connaissance de trois îles.
Comme aucun naturel ne se montrait sur le rivage, on pensa qu’elles étaient inhabitées
;
93
c’était justement ce que l’on cherchait. On gouverna sur elles, et l’on aborda à la plus grande des trois.
Elle ne renfermait qu’une source, des bambous, des palmiers et une montagne.
D’abord, en goûtant cette belle et bonne eau, les matelots eurent l’idée d’en conserver la plus grande quantité possible en dehors de celle que pouvaient contenir les deux barils.
À cet effet ils coupèrent une grande quantité de bambous, dont ils percèrent les nœuds avec un bâton, excepté le dernier ; puis ils remplirent d’eau ces bambous et les fermèrent à l’extrémité opposée avec des bouchons.
De cette façon la provision d’eau put être à peu près doublée. Puis on monta sur les palmiers, on en coupa les cimes molles comme de la cire et qui avaient à peu près le goût du chou cru ; on en mangea et l’on en fit provision.
Après quoi les hommes se répandirent sur le rivage pour chercher des coquilles.
Pendant ce temps Bontekoe gravit la 94
montagne.
Arrivé au sommet, et se rappelant par quelle miraculeuse suite d’événements il avait tour à tour été menacé de la mort et retenu à la vie, un sentiment de religieuse reconnaissance inonda son cœur, et, en face de cette côte inhospitalière, de cette mer dévorante, il tomba à genoux et remercia Dieu.
Puis, en relevant la tête, son regard s’arrêta sur l’horizon.
À sa droite alors, dans la vapeur, il vit se dessiner une chaîne de montagnes, et, au milieu de cette espèce de brouillard azuré, s’élancer deux hauts sommets.
À l’instant un souvenir lui revint à l’esprit.
Souvent en Hollande, à Hoorn, accoudé à l’immense poêle, avec chacun une chope de bière devant soi, il avait entendu raconter à un voyageur de ses amis, à Guillaume Schouten, qui deux fois avait fait le voyage des Indes-Orientales, il lui avait entendu raconter, dis-je, que derrière Batavia s’étendait une chaîne de 95
montagnes dont deux sommets élevés
s’élançaient jusqu’au-dessus des nuages, et de leur couleur azurée avaient été nommées les montagnes Bleues.
Si ces montagnes étaient bien les mêmes que lui avait signalées Guillaume Schouten, il n’y avait point d’erreur dans l’estime de Bontekoe, et ils étaient à peu de distance de Java, c’est-à-dire d’un établissement hollandais, où ils pouvaient espérer toute espèce de secours.
Il descendit donc vivement, courut à ses hommes, qui continuaient leurs recherches, et leur fit part de ses espérances.
Alors tous se réunirent, invitant le capitaine à reprendre de nouveau le gouvernement de la chaloupe et à mettre le cap sur les montagnes.
On réunit dans la chaloupe tout ce que l’on avait pu trouver de coquillages, tout ce que l’on avait pu couper de cimes de palmiers, tout ce que l’on avait pu réunir de bambous pleins d’eau, et, le vent étant favorable, on porta droit dans l’ouverture des deux montagnes.
96
La nuit vint ; les montagnes s’effacèrent dans le crépuscule ; mais les étoiles parurent au ciel, et l’on se guida sur les étoiles.
Le lendemain on se trouva arrêté par un calme.
Le désappointement fut grand d’abord, car on ignorait que, grâce au chemin que l’on avait fait pendant la nuit, on fût sur la côte de Java.
Mais tout à coup un matelot qui était monté au haut du mât poussa une exclamation ; puis, se frottant les yeux, il annonça qu’il voyait vingt-trois vaisseaux.
La joie de tout l’équipage éclata en cris, en chants et en gambades.
Puis on se hâta de border les avirons et l’on nagea vers la flotte.
Ces vingt-trois vaisseaux étaient hollandais ; ils étaient commandés par Frédéric Houtmann Dalkmaer.
Le commandant était sur sa dunette, d’où, de son côté, avec une lunette d’approche, il suivait tous les mouvements de la chaloupe qui s’avançait, et sur laquelle son œil exercé 97
reconnaissait les traces d’un grand désastre.
En conséquence les naufragés virent bientôt une chaloupe se détacher d’un bâtiment, et, de son côté, nager rapidement vers eux. Cette chaloupe était envoyée par le commandant.
En s’approchant les uns des autres les matelots des deux chaloupes se levèrent en agitant leurs chapeaux et en poussant un hourra de joie.
Cette joie fut d’autant plus grande que bientôt ils se reconnurent pour avoir fait voile de conserve à leur sortie du Texel et ne s’être séparés les uns des autres que dans le golfe de Biscaye.
Bontekoe et Rol passèrent dans la chaloupe et furent conduits à bord de l’amiral.
L’autre chaloupe, celle du Nieuw-Hoorn, suivait.
Les deux officiers montèrent sur le pont, où les attendait Fréderic Houtmann.
En quelques mots le récit fut fait.
Quand on les raconte, les longues souffrances tiennent dans de courtes phrases. L’amiral 98
comprit vite que tous ces braves gens avaient grand besoin d’être restaurés ; il fit couvrir sa propre table de pain, de vin et de viandes, et invita Rol et Bontekoe à s’y asseoir, tandis qu’il ordonnait que le reste des naufragés montât à bord, et qu’il invitait ses matelots à faire de leur mieux fête à leurs compagnons.
Quand Bontekoe et Rol se virent à cette table, quand ils eurent devant eux du pain, du vin, des mets de leur pays, ils se regardèrent, et, mûs d’un même sentiment, ils fondirent en larmes, remerciant du fond du cœur l’amiral de la bonne réception qu’il leur faisait.
L’amiral donna à ces pauvres gens toute la journée pour se refaire, et le lendemain, les ayant embarqués sur son yacht, il les fit conduire à Batavia, où ils firent leur entrée au milieu d’un immense concours de peuple qui connaissait déjà leur malheur et la manière miraculeuse dont ils avaient échappé à cette triple mort, dont tour à tour les avaient menacés le feu, l’eau et la terre.
Le même jour ils se présentèrent à l’hôtel du général de la Compagnie, qui les reçut avec la 99
même bonté qu’avait déjà fait l’amiral.
Il fallut lui raconter à son tour ce qu’on avait déjà raconté la veille à Frédéric Houtmann, et, comme l’impression fut la même, la réception fut pareille, avec cette différence que la fête à bord du vaisseau amiral n’avait duré que vingt-quatre heures, tandis qu’au palais du général elle dura huit jours.
Enfin le général de la Compagnie, pensant qu’il était bon d’utiliser des hommes qui avaient fait preuve à la fois d’un si grand courage et d’une si sainte résignation, fit délivrer à Bontekoe la commission de capitaine du vaisseau le Bergeboot, et nomma Rol commis du même bâtiment.
Tous deux se trouvèrent donc réunis de nouveau et avec les mêmes grades qu’ils avaient occupés sur le Nieuw- Hoorn.
Quant aux matelots, ils furent répartis sur d’autres bâtiments, selon les besoins de l’amiral.
100
Plus tard Rol obtint le gouvernement du fort d’Amboine, l’une des Moluques, et y mourut.
Quant à Bontekoe, après avoir été employé dans plusieurs expéditions et avoir rendu, par son courage et par sa science de grands services au gouvernement, il partit pour l’Europe le 6 janvier 1625, aborda en Zélande le 15 novembre suivant, et se retira à Hoorn sa ville natale, où il rédigea cette narration, que nous remettons sous les yeux de nos lecteurs plus de deux cents ans après qu’elle fut faite.
101