II
Takoury
Les relations établies entre les Nouveaux-Zélandais et l’équipage des deux bâtiments devenaient chaque jour plus intimes, et le capitaine Marion avait pris peu à peu une confiance entière, malgré les observations que, de temps en temps, hasardait M. Crozet, son lieutenant, ou M. Duclesmeur, capitaine du Castries.
En effet comment conserver quelque
méfiance ? Takoury, le chef de tous les villages qui commandaient cette portion de l’île où l’on était ancré, avait amené à M. Marion son fils, beau jeune homme de quinze ou seize ans, et lui avait même permis de passer une nuit à bord du Mascarin.
Trois esclaves de M. Marion avaient déserté 118
dans une pirogue qui chavira en route. Un se noya, les deux autres arrivèrent sains et saufs à terre. Takoury fit prendre les deux esclaves et les ramena lui-même à M. Marion.
Un jour, un sauvage était entré par un sabord de la sainte-barbe et avait volé un sabre ; on s’était aperçu de ce vol, on avait arrêté le voleur, on l’avait dénoncé à Takoury, et Takoury avait ordonné qu’il fût mis aux fers, comme il avait vu que l’on faisait pour les matelots de l’équipage, réparation qui avait paru tellement suffisante à M.
Marion qu’il avait renvoyé le sauvage sans autre punition que la peur qu’il avait ressentie lorsque le jugement avait été prononcé.
Aussi, vivement pressé par Takoury de descendre à terre, le capitaine Marion, dans le besoin qu’éprouvaient ses deux bâtiments de mâts de rechange, jugea-t-il qu’il y aurait de la pusillanimité à ne pas utiliser cette bonne volonté des indigènes.
Un matin, sur l’invitation de Takoury on descendit donc à terre. Cependant les précautions n’avaient point été négligées, la chaloupe bien 119
armée contenait un détachement de soldats. Le tout était commandé par le capitaine Marion et par M. Crozet son lieutenant.
Dès cette première course, on parcourut toute la baie, et l’on compta dans un espace assez rapproché une vingtaine de villages de deux à quatre cents habitants chacun.
Au reste, dès que les Français avaient mis pied à terre, tout était venu au devant d’eux, laissant les cases vides
: femmes, enfants, guerriers,
vieillards. Là, comme à bord des bâtiments, on commença par des cadeaux. Alors on fit comprendre aux insulaires qu’on avait besoin de bois, et aussitôt Takoury et les autres chefs, invitant M. Marion et M. Crozet à les suivre, avaient marché devant la petite troupe et l’avaient conduite à deux lieues dans l’intérieur des terres, à peu près jusqu’à la lisière d’une forêt de cèdres magnifiques, où les officiers choisirent aussitôt les arbres dont ils avaient besoin.
Le même jour, les deux tiers des équipages travaillaient non seulement à abattre les arbres, mais encore à établir les chemins sur trois 120
collines et un marais qu’il fallait traverser pour amener les mâts jusqu’à la mer.
En outre, des baraques furent élevées sur le bord de la mer, à l’endroit le plus rapproché de celui où était l’atelier. Ces baraques formaient une espèce de relais où tous les jours les vaisseaux envoyaient des chaloupes chargées de provisions pour les travailleurs.
Trois postes étaient donc établis à terre, un dans l’île du port. C’était à la fois le poste des malades, la forge où se fabriquaient les cercles de fer destinés aux mâtures et des tonneaux que l’on remettait à neuf. Dix hommes parfaitement armés, commandés par un officier, défendaient ce poste, renforcé en outre des chirurgiens employés au service des malades.
Le second poste était, comme nous l’avons dit, sur la grande terre, où s’élevaient ces vingt villages dont nous avons parlé. Il se trouvait à une lieue et demie des vaisseaux, et servait d’anneau entre les vaisseaux et les travailleurs.
Enfin, le troisième était l’atelier des charpentiers, établi deux lieues plus loin, sur la 121
lisière de la forêt de cèdres.
Chacun de ces deux postes, comme le premier, était défendu par une dizaine d’hommes armés et un officier.
Les sauvages étaient constamment mêlés aux Français et visitaient aussi familièrement les postes que les vaisseaux.
Au reste, leur présence, au lieu d’être un ennui, était une distraction et une aide : grâce à eux, sans se donner la peine de pêcher ou de chasser, on avait du poisson, des cailles, des pigeons et des canards sauvages. S’il fallait donner un coup de main, ils étaient toujours prêts, et, comme ils étaient très forts et très adroits, les matelots n’attendaient pas toujours qu’ils s’offrissent, et requéraient parfois leur adresse et leur force.
Attirés par les bonnes relations que l’on avait nouées avec les indigènes, les jeunes gens de l’équipage faisaient tous les jours des excursions dans l’intérieur des terres. La chasse, et pour quelques-uns même la simple curiosité, étaient le but de ces excursions. Les chasseurs tiraient des 122
pigeons, des cailles, des canards, au grand étonnement des indigènes, qui entendaient un bruit qui les faisait tressaillir et qui voyaient tomber l’animal sans pouvoir se rendre compte du projectile invisible qui le frappait. Lorsque, soit à l’aller, soit au retour, il se présentait quelque rivière ou quelque marais barrant le passage, les insulaires prenaient les Français sur leur dos, les portaient comme des enfants, et leur faisaient traverser l’obstacle le plus commodément possible. Le soir, ils revenaient à travers les forêts, toujours guidés par eux, souvent à des heures très avancées. Et cependant, malgré toutes ces preuves d’amitié, quelques-uns parmi les officiers, et M. Crozet surtout, gardaient leur défiance primitive.
Comme ils n’avaient aucune connaissance du passage de Cook et de Surville, ils étaient obligés de se reporter à la relation faite par Tasman ; cette relation peignait les insulaires comme cruels, faux, vindicatifs. Il avait même ajouté qu’il les croyait anthropophages ; mais, quant à ce dernier article, on commençait à le considérer comme un de ces contes avec lesquels les 123
nourrices bercent et endorment leurs enfants.
Cependant lorsque M. Marion complètement rassuré, donna tout à coup l’ordre de désarmer les canots et la chaloupe qui allaient à terre, M.
Crozet fit tout ce qu’il put pour obtenir que cet ordre, qu’il regardait comme imprudent, fût rapporté
; mais le capitaine ne voulut rien
entendre : il était complètement sous la magie de cette feinte amitié.
En effet, parvenu à la plus grande sécurité, le capitaine se faisait un plaisir de vivre avec les insulaires ; quand ils venaient au bâtiment, ils étaient toujours dans sa chambre, causant et riant avec lui, car, grâce au vocabulaire de Bougainville, on en était arrivé à s’entendre parfaitement avec les sauvages. De leur côté, ceux-ci connaissaient parfaitement M. Marion comme le chef des blancs. Tous les jours ils lui apportaient un turbot superbe, car ils savaient que le capitaine aimait ce poisson. Et, chaque fois qu’il allait à terre, c’étaient de longs cris de joie, d’infinies démonstrations de tendresse, auxquelles prenait part toute la population, 124
jusqu’aux femmes, jusqu’aux enfants.
Le 8 juin, le capitaine descendit à terre comme d’habitude. Il était accompagné d’une troupe d’indigènes qui le suivaient, les uns dans son canot, mêlés aux rameurs, les autres dans leurs chaloupes qui pagayaient autour de lui. Ce jour-là, les cris de joie et les démonstrations d’amitié furent plus grands encore que de coutume. Les chefs sauvages, Takoury au milieu d’eux, s’assemblèrent, et, d’un commun accord reconnurent M. Marion comme le grand chef du pays. Alors ils lui firent sa toilette, sauf le tatouage, lui nouèrent, comme à eux, ses cheveux sur le sommet de la tête, et y plantèrent les quatre plumes, signe de la suprématie et preuve de son haut rang.
Le soir, M. Marion revint à bord, plus heureux et plus satisfait que jamais.
De son côté, M. Crozet, lieutenant du Mascarin, avait, au milieu de tous les indigènes qui visitaient le bâtiment ou qu’il voyait à terre, fait amitié avec un jeune sauvage de dix-sept à dix-huit ans, d’une physionomie douce et d’une 125
intelligence tout à fait supérieure. Chaque jour il venait visiter le lieutenant. Le 11 juin il vint comme d’habitude ; mais, cette fois, il paraissait triste, presque abattu. M. Crozet avait paru désirer des armes et des outils, faits d’un magnifique jade, pierre employée par les Nouveaux-Zélandais pour la fabrication de leurs armes. Il lui apportait ces différents objets, qu’il lui offrit les larmes aux yeux. M. Crozet, comme c’était la coutume, voulut lui donner en échange des outils de fer et des mouchoirs rouges, qu’il l’avait vu ambitionner ardemment ; mais il les repoussa en souriant tristement et en secouant la tête d’un air mélancolique. Alors le lieutenant voulut lui faire reprendre les objets qu’il avait apportés : il les refusa ; le lieutenant lui offrit à manger, mais il refusa toujours, accompagnant ce refus de ce même signe de tête lent et triste qui avait déjà inquiété M. Crozet ; puis, jetant un dernier regard sur le lieutenant, un regard d’une indéfinissable tristesse et qui semblait lui dire un dernier adieu, il s’élança hors de la chambre, remonta sur le pont, se jeta dans sa pirogue et disparut.
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M. Crozet, attristé lui-même de la mélancolie de son jeune ami, chercha toutes les causes qui avaient pu amener cette tristesse qu’il ne lui avait jamais vue ; mais, s’il s’en présenta quelques-unes à son esprit, la cause véritable, la cause réelle lui échappa.
Enfin, le lendemain 12 juin, vers une heure, le capitaine Marion fit armer son canot, y monta, emmenant avec lui deux jeunes officiers, MM.
Lettoux et de Vaudricourt, un volontaire et le capitaine d’armes du vaisseau. Des hommes armés les accompagnaient. La petite troupe se composait en tout de dix-sept personnes.
Takoury, un autre chef et cinq ou six sauvages étaient venus, ce jour-là, plus affectueux encore que de coutume, inviter M. Marion à manger des huîtres chez Takoury, et à jeter le filet dans cette partie de la baie qui était située dans le village qu’il habitait.
Ils partirent. Le canot du capitaine emmenait à la fois les Français et les sauvages.
Le soir, M. Marion ne revint pas.
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Ce fait, qui eût dû effrayer tout le monde, puisque c’était la première fois qu’il se présentait, ne produisit sur les équipages qu’une faible sensation. Les relations étaient si parfaites avec les indigènes, leur hospitalité était si bien connue, que personne ne s’inquiéta de leur absence. On pensa, et c’était probable, que M. Marion, voulant visiter le lendemain les travaux des ateliers, qui étaient déjà très avancés, avait couché à terre pour être plus à portée de se rendre au point du jour à la forêt de cèdres, où se trouvait, comme nous l’avons dit, le troisième poste.
Le lendemain 13, sans qu’il fût conduit le moins du monde par un sentiment d’inquiétude, le commandant du Castries, M. Duclesmeur envoya sa chaloupe pour faire l’eau et le bois nécessaires à la consommation du jour. C’était une convention établie entre les deux bâtiments, que chacun à son tour serait chargé de cette corvée.
Ce jour-là, c’était le tour du Castries.
La chaloupe partit à cinq heures du matin.
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À neuf heures, comme l’inquiétude
commençait à s’emparer de quelques esprits qui s’étonnaient non seulement de ne pas voir revenir les hommes de la chaloupe, qui, depuis plus d’une heure et demie, auraient déjà dû être de retour, un matelot crut voir au milieu de la mer un point noir qui s’agitait vivement. Il fit remarquer ce point à ses camarades ; on appela M. Crozet, qui vint avec une lunette d’approche et qui reconnut que c’était un homme blanc, et par conséquent un matelot, un employé ou un officier français.
Il fit à l’instant mettre un canot à la mer et forcer de rames vers le nageur, qui fut recueilli au moment où, arrivé au bout de ses forces, il allait disparaître sous l’eau.
C’était un homme de la chaloupe du Castries : il avait reçu deux coups de lance dans le côté et avait perdu tant de sang et épuisé tant d’haleine qu’il ne put parler qu’un quart d’heure après avoir été recueilli, quoiqu’il fit comprendre par ses signes qu’il fallait aller promptement à terre, attendu que ses camarades couraient le plus grand 129
danger. Il fut ramené à son bord, car il appartenait, comme nous l’avons dit, à l’équipage du Castries, et, là, il raconta que lui et ses compagnons avaient abordé la terre vers six heures et demie du matin ; que les sauvages, selon leur habitude, les attendaient sur la plage, où ils les avaient reçus sans armes et avec les démonstrations et l’amitié auxquelles on était accoutumé ; leur empressement avait été même plus grand que jamais. Sans donner le temps aux matelots de sauter à terre, ils les avaient pris sur leurs épaules et les avaient transportés au rivage.
Mais au moment où les matelots, séparés les uns des autres et occupés à couper, à fendre et à ébrancher le bois, étaient au plus fort de la besogne, alors les sauvages étaient revenus avec leurs lances et leurs casse-têtes et les avaient impunément attaqués.
Chaque matelot, tant les mesures avaient été bien prises, s’était tout à coup, et au moment où il s’en doutait le moins, trouvé avoir affaire à sept ou huit sauvages. Aussi, à la vue de celui qu’on venait de ramener, dix matelots étaient-ils tombés en moins de quelques minutes. Quant à lui, le 130
bonheur avait voulu qu’il ne fût attaqué que par trois hommes ; il avait donc pu se détendre et les repousser un instant ; il avait profité de cet instant pour fuir, et la fuite était d’autant plus pressante qu’il voyait accourir, à l’aide de ceux qui l’avaient attaqué, quatre sauvages qui, en ayant fini avec ses compagnons, venaient l’achever à son tour. Mais il avait eu le temps, tout blessé qu’il était de deux coups de lance, de gagner un endroit du rivage tout garni de broussailles ; il s’était glissé dans ces broussailles, comme un serpent, et, sans mouvement, presque sans souffle, il avait attendu et regardé.
Alors il avait vu, chose terrible ! les sauvages traîner dans une espèce de clairière les corps de ses malheureux compagnons ; puis ils les avaient dépouillés de leurs vêtements, leur avaient ouvert le ventre, en avaient tiré les entrailles, et les avaient coupés par morceaux.
Les femmes et les enfants, qui assistaient à cette atroce opération, recueillaient le sang dans des feuilles et le buvaient ou le faisaient boire aux hommes, et ces sauvages, qui avaient 131
repoussé et craché le vin, buvaient ce sang avec délices.
À ce spectacle, il n’avait pu résister plus longtemps à sa terreur, et, voyant les sauvages absorbés dans leur œuvre, il avait continué de ramper vers le rivage, s’était jeté à la mer, et avait essayé de gagner les bâtiments à la nage.
C’était lorsqu’il avait à peine accompli le quart du trajet qu’il avait été aperçu, et qu’un canot était parti du Mascarin pour lui porter secours.
Ce récit était d’autant plus terrible, qu’il faisait naturellement présumer que le capitaine Marion et les seize hommes qui l’avaient accompagné, n’étant point revenus à bord, avaient été assassinés comme les hommes de la chaloupe.
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