II

La hune d’artimon

Hélas, on ne devait point tarder à s’apercevoir qu’au milieu de tout, le second maître avait seul raison, et qu’il eût mieux valu pour la Junon retourner à Rangoun, quels que fussent les dangers qu’offrait la côte du Pégou, que de continuer son chemin à travers le golfe du Bengale, où l’attendait la mousson du sud-ouest.

Le 12 juin, comme il ventait grand frais, comme on sentait, à ces lugubres plaintes qui s’échappent des membrures du bâtiment, que la Junon fatiguait beaucoup, ce cri qui avait déjà fait pâlir l’équipage retentit une seconde fois : Capitaine, une voie d’eau !

Aussitôt on se précipita dans l’entrepont : c’était la même voie qui s’était rouverte. Cette pauvre réparation, qui avait suffi dans les jours de 182

calme, avait été insuffisante au premier gros temps.

Seulement, cette fois, la voie d’eau s’ouvrait bien autrement considérable que la première fois ; et, comme les accidents causés par le sable du lest étaient d’autant plus graves que la voie d’eau était plus forte, les pompes devinrent bientôt insuffisantes, quoiqu’il y en eut trois en mouvement et que l’on vidât en même temps l’eau avec un seau de bois.

Le 16, l’équipage, qui depuis quatre jours travaillait incessamment, était presque épuisé par la fatigue et la privation du repos.

D’ailleurs on commençait à concevoir des craintes sérieuses.

Malheureusement, il était trop tard, cette fois, pour retourner en arrière : on était au moins aussi éloigné de Rangoun que de Madras. On résolut donc de risquer le tout pour le tout, de mettre les voiles dehors, depuis les grandes voiles jusqu’aux bonnettes, et essayer de gagner sur son point le plus rapproché la côte de Coromandel.

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Une fois à la côte, on la prolongerait avec le bâtiment ou l’on descendrait à terre, selon que la Junon pourrait tenir la mer ou se trouverait dans l’impossibilité d’aller plus loin.

Le navire, dès lors, marcha rapidement, plus rapidement même qu’on ne l’espérait ; mais sa fatigue augmenta en proportion de sa rapidité, et, comme tout le monde était occupé aux pompes, personnel n’avait le temps de songer à la manœuvre. Au bout de deux jours, le vent avait enlevé toutes les voiles, à l’exception de la misaine ; on fut donc obligé, le 18, de mettre en travers jusqu’au 19 à midi, jour et heure auxquels on s’occupa de prendre hauteur, et où l’on reconnut que l’on se trouvait par le 17e degré 10

minutes de latitude nord.

Malgré le travail presque surhumain auquel tout le monde s’assujettit, on s’apercevait que l’eau gagnait incessamment et que le bâtiment s’enfonçait peu à peu. En même temps, et à mesure qu’il s’enfonçait, il devenait si lourd que l’on commençait à comprendre que jamais il ne pourrait se relever à sa flottaison ordinaire.

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À partir de ce moment, une sombre tristesse se répandit à bord, et, comme chacun se sentait perdu, comme on comprenait que tous les efforts étaient inutiles, il était devenu très difficile de maintenir les hommes à leur poste.

Vers midi cependant, sur les ordres du capitaine et sur les prières de sa femme, on reprit le travail abandonné un instant.

Ordre d’orienter la misaine fut donné ; on obéit, et l’on marcha vent arrière à sec. En même temps les efforts pour vider le bâtiment avaient redoublé. On s’était remis aux pompes et aux seaux ; mais, au bout de deux heures de travail, on s’aperçut que c’était un moyen de prolonger l’agonie de la Junon, voilà tout, et que le bâtiment était bien décidément perdu.

En effet, les matelots qui étaient en bas remontèrent découragés, vers les huit heures du soir, disant que l’eau gagnait le premier pont.

Alors que l’événement eut réalisé ce que John Mackay avait dit du navire, l’événement réalisa encore ce qu’il avait dit de l’équipage : les Lascars, qui en formaient les trois quarts, 185

refusèrent les premiers de travailler et se livrèrent au désespoir, entraînant avec eux dans le découragement quelques matelots malais qui se trouvaient aussi à bord. Quant aux Européens, leur courage tint plus longtemps ; mais, à leur visage assombri, il était clair qu’une force morale seule les soutenait, et qu’ils ne se faisaient pas illusion sur le sort auquel ils étaient destinés.

Soit ignorance du danger, soit courage réel, madame Bremner, cette frêle créature qui semblait devoir se courber sous un souffle, comme un roseau sous le vent, madame Bremner consolait et encourageait tout le monde.

On eût dit d’un ange égaré parmi les hommes, que les dangers matériels ne pouvaient atteindre, et qui, au moment où il lui faudrait quitter ce monde, déploierait ses ailes invisibles jusqu’alors, et remonterait au ciel.

Le soir, vers sept heures, on sentit deux ou trois secousses et l’on entendit comme des gémissements.

C’était le navire qui s’enfonçait de plus en plus. Les navires ont leur agonie comme les 186

hommes, et ils se plaignent et se roidissent.

L’équipage, alors, sentant qu’on allait couler bas, demanda tumultueusement que l’on mit les canots à la mer ; mais il n’y avait qu’à jeter les yeux sur les deux embarcations, pour acquérir la certitude qu’elles ne pouvaient rendre aucun service en pareille circonstance. Il n’y avait à bord que le grand canot, si vieux, qu’il était presque hors de service, et une péniche à six avirons.

L’équipage, après avoir examiné ces deux embarcations, renonça donc de lui-même à s’en servir.

Le soir, vers neuf heures, le capitaine appela le premier et le second maître à une espèce de conseil, et l’on arrêta de couper le grand mât pour alléger le bâtiment ; grâce à ce moyen on pouvait espérer encore de se soutenir sur l’eau pendant à peu près vingt quatre heures.

Aussitôt on se mit à la besogne. Dans ces sortes d’occasions, l’ardeur avec laquelle les matelots obéissent aux ordres de destruction ressemble à une espèce de férocité.

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En un clin d’œil le grand mât, attaqué dans sa base, craqua sous les coups, s’inclina et s’abattit.

Par malheur, au lieu de s’abattre dans la mer il s’abattit sur le pont.

On comprend la confusion qu’occasionna cette chute. Les hommes du gouvernail, ne pouvant plus maîtriser le bâtiment, laissèrent la Junon présenter le travers

; au même moment elle

embarqua une lame énorme et l’eau pénétra de tous côtés.

On avait cru retarder la catastrophe, on venait au contraire de la hâter.

Alors le cri : « Nous sombrons ! nous coulons bas ! » retentit de tous côtés.

Madame Bremner, qui comptait encore sur quelques heures et à qui d’ailleurs son mari avait laissé ignorer peut-être l’imminence du danger, s’était retirée dans sa chambre.

En sentant le bâtiment se dérober sous ses pieds, le capitaine jeta un cri et voulut se précipiter sous l’écoutille ; mais il s’embarrassa dans les cordages et n’eut que le temps de crier à 188

John Mackay, qui était près de lui :

– John, John, ma femme !

Le second maître s’élança vers l’écoutille ; il y trouva le premier maître Wade qui tendait les mains à madame Bremner. Celle-ci, au bruit qu’avait fait le mât en tombant, s’était jetée hors de son lit.

Tous deux aidèrent la pauvre femme à sortir ; mais, à leur grand étonnement, au milieu de toute cette effroyable confusion, elle n’avait point perdu la tête

; n’ayant pas eu le temps de

s’habiller complètement, elle avait cependant pris celui de passer un jupon d’écorce par-dessus sa chemise, et dans la poche de ce jupon de glisser une trentaine de roupies, cent quatre-vingts francs à peu près, qui avaient frappé ses yeux sur une table de la chambre.

Qu’on ne s’étonne point que nous nous arrêtions à ces détails, au milieu de la catastrophe terrible qui s’accomplit : on verra que ces trente roupies sont destinées à jouer un rôle dans le dénouement de ce terrible drame.

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Au moment où l’équipage sentit que le bâtiment s’enfonçait, chacun, par un mouvement instinctif, s’accrocha à ce qu’il trouva sous sa main, essayant, en s’élevant le plus possible, de fuir l’eau qui montait rapidement.

Wade et John Mackay, qui se trouvaient à l’écoutille de la chambre du capitaine, saisirent les lisses de l’arrière et gagnèrent, avec madame Bremner, les haubans d’artimon.

Au moment où ils s’y cramponnaient, un bruit pareil à celui d’un coup de canon se fit entendre, suivi d’une secousse terrible

: c’était l’air

comprimé dans la coque du navire qui faisait éclater le pont.

À cette secousse, chacun crut que tout était fini et ne songea plus qu’à recommander son âme à Dieu ; mais à peine le pont fut-il couvert d’eau que le mouvement par lequel le navire s’abîmait cessa, non point entièrement, car il fut facile de sentir qu’à chaque lame le navire continuait de sombrer, mais si lentement que les plus basses traverses des haubans ne disparurent que peu à peu, ce qui permettait aux malheureux réfugiés 190

dans les cordages de monter au fur et à mesure que le navire descendait.

Cependant le capitaine, qui avait rejoint sa femme, le premier et le second maître, qui la soutenaient, comprirent qu’ils ne pouvaient ainsi demeurer suspendus aux cordages et qu’il fallait gagner un refuge plus solide. La hune d’artimon était à une dizaine de pieds au-dessus de leur tête

; ils la gagnèrent des premiers et s’y installèrent.

Nous disons des premiers, car, s’ils n’eussent point eu ce droit de priorité et si la hune eut été occupée, il est probable que, dans un pareil moment, la déférence due à leur grade eût été oubliée et qu’ils fussent restés où ils étaient, ou bien n’auraient eu que les dernières places.

En un instant l’exemple donné fut suivi, et la hune se trouva pleine.

Le reste de l’équipage s’accrocha aux manœuvres du même mât.

Un seul matelot, qui se trouvait à l’avant du navire, gagna la hune de misaine et s’y établit.

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Alors on attendit avec angoisse ce que Dieu, qui avait déjà décidé du sort de la Junon, allait décider à l’endroit du sort des passagers.

Le navire continua de s’enfoncer lentement, d’une dizaine de pieds encore ; puis il parut aux malheureux naufragés qu’il restait stationnaire et roulant entre deux eaux.

Les deux hunes, celles de misaine et d’artimon, étaient suspendues à une douzaine de pieds environ au-dessus de la mer, et, moins un homme qui, ainsi que nous l’avons dit, avait gagné la hune de misaine, tout ce qui restait de l’équipage et qui n’avait pu tenir dans la hune d’artimon était groupé à l’entour.

Alors on s’aperçut que ce mât effroyablement chargé risquait de se rompre. Il était urgent de l’alléger ; mais, comme ce ne pouvait être aux dépens des hommes que cet allégement s’exécutât, on décida que ce serait aux dépens des manœuvres.

En conséquence, à l’aide de couteaux, on coupa la grande vergue et on la jeta à la mer.

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Quoique la coque du bâtiment, alourdie par l’eau qu’elle contenait, établît pour les deux mâts qui sortaient encore de la mer une espèce de centre de gravité, les malheureux qui s’y étaient réfugiés subissaient un roulis si terrible, qu’ils avaient peine à se maintenir.

Cependant, si précaire que fût la situation, la plupart étaient si cruellement fatigués, qu’après s’être attachés aux manœuvres à l’aide de leurs mouchoirs ou s’être cramponnés avec leurs bras seulement, ils parvinrent à s’endormir.

Le second maître, John Mackay, n’était point de ceux-là.

Plus vigoureusement constitué que les autres, peut-être aussi doué d’une plus grande force morale, ses yeux restèrent ouverts pour contempler le désastreux spectacle où il jouait son rôle.

Près de lui était madame Bremner, aux bras de son mari.

Il faisait nuit.

Quoiqu’on fût au mois de juillet, la brise était 193

glacée. Mieux vêtu que le capitaine Bremner, le bon John ôta sa jaquette et la donna à madame Bremner.

Madame Bremner le remercia en lui jetant un regard qui voulait dire : « Ah ! si l’on vous avait écouté ! »

John eût bien voulu lui offrir quelques encouragements comme il lui avait offert sa jaquette, mais, ne conservant aucun espoir lui-même, il n’avait pas le courage de faire naître dans le cœur des autres le courage qui avait complètement déserté le sien.

Et cependant, lorsque, après trois ou quatre heures de doute, pleines d’angoisses, il eut vu que le navire continuait de flotter entre deux eaux sans s’enfoncer davantage, il comprit que, pendant ces quatre ou cinq jours où l’on dit que l’homme peut supporter la faim sans mourir, il arriverait peut-être qu’un navire passât en vue et les recueillît.

Du moment où cet espoir eut, comme une lueur, pénétré dans l’esprit du second maître, elle s’y cramponna et lui rendit d’autant plus affreuse 194

l’idée de cette mort à laquelle il était déjà presque résigné.

Tout à coup il tressaillit : il avait cru entendre le bruit d’un coup de canon.

Trois fois, son imagination frappée se figura percevoir le même son, et, chose étrange, il attira sur ce prétendu bruit l’attention de ceux de ses compagnons qui ne dormaient pas, et ils crurent l’entendre comme lui.

Cependant, vers la fin de la nuit, ils reconnurent leur erreur.

Écrasé de fatigue, John Mackay venait de fermer les yeux à son tour, quand, aux premiers rayons du jour, croyant apercevoir un bâtiment, un des matelots s’écria :

– Une voile !

On comprend l’effet que produisit sur ces malheureux un cri pareil.

Aussitôt les Lascars, qui sont musulmans, se mirent à invoquer à haute voix leur prophète, et, à leur exemple, les chrétiens remercièrent Dieu.

Mais hélas ! il en était de la voile comme des 195

coups de canon de la nuit, et, lorsque chacun eut bien fixé ses yeux vers le point désigné, il fut reconnu que ce point était aussi solitaire que le reste de l’océan.

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