III

L’eau

« Au milieu des airs où je me trouvais lancé, dit Bontekoe lui-même dans la relation qu’il a faite de ce terrible événement, non seulement je conservai toute ma liberté d’esprit, mais encore je conservai au fond de mon cœur une étincelle d’espérance.

« Bientôt je sentis que je redescendais, et, au milieu de la flamme et de la fumée, je retombai dans l’eau entre les débris du navire, broyé en mille pièces !

« Dans cette situation mon courage grandit, et il me sembla que je devenais un autre homme. Je jetai les yeux autour de moi, et je vis le grand mât à mon côté droit et le mat de misaine à mon côté gauche. Je gagnai le plus proche, – c’était le grand mât, – je m’y cramponnai, et, le cœur plein 40

de larmes, voyant tous ces tristes objets dont j’étais environné, je m’écriai avec un grand soupir.

« – Ô mon Dieu ! est-il possible que ce beau navire ait péri comme Sodome et comme Gomorrhe ! »

Peu d’hommes, on en conviendra, ont été assez heureux pour écrire des lignes semblables à celles que nous venons de traduire.

Et cependant Bontekoe n’était pas le seul qui dût survivre à cette catastrophe.

À peine s’était-il cramponné à son mât, à peine avait-il prononcé les paroles que nous avons dites, qu’il vit une vague s’ouvrir et qu’il apparaissait à la surface de l’eau un jeune homme qui semblait sortir des profondeurs de la mer.

Arrivé là il regarda autour de lui, aperçut une partie de l’éperon du navire qui flottait à quelques brasses de lui, nagea vigoureusement dans sa direction, s’y cramponna, et sortit alors non seulement la tête, mais encore la poitrine, hors de l’eau, en s’écriant :

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– Ah ! le Seigneur soit loué ! je suis donc encore de ce monde !

Bontekoe ne pouvait en croire ses yeux ; mais, quand ces paroles parvinrent jusqu’à lui :

– Oh ! s’écria-t-il à son tour, y a-t-il donc un autre homme que moi de vivant ici ?

– Oui ! oui ! il y a moi ! répondit le jeune homme.

– Qui, toi ?

– Hermann Van Knipheusen.

Bontekoe fit un effort, se souleva sur les vagues et le reconnut en effet.

Près du jeune homme flottait un petit mât, et comme celui qui soutenait le capitaine ne cessait de rouler et de tourner sur lui-même, ce qui le fatiguait beaucoup :

– Hermann, dit-il, pousse-moi cette esparre ; je me coucherai dessus, et, une fois dessus, je la pousserai vers toi, afin que nous courions les mêmes chances.

– Ah ! c’est vous, capitaine ! dit le jeune 42

homme. Quel bonheur !

Et, sain et vigoureux, malgré le saut qu’il avait fait dans l’espace, malgré le plongeon qu’il avait fait sous l’eau, il poussa l’esparre jusqu’à Bontekoe, qui s’y cramponna.

Il était temps : brisé comme il l’était, avec le dos fracassé et la tête trouée en deux endroits, il lui eût été impossible de joindre cette esparre.

Ce fut alors seulement que Bontekoe jugea son état : il lui paraissait que tout son corps n’était qu’une plaie, et la douleur l’envahit tout entier avec tant de force qu’il cessa tout à coup de voir et d’entendre.

– À moi, Hermann ! dit-il. Je crois que je me meurs !

Hermann le retint comme il allait couler, le plaça sur l’éperon, et, quelques minutes après, il eut la joie de lui voir rouvrir les yeux.

Ses yeux se portèrent d’abord vers le ciel ; puis, s’abaissant à la surface de l’eau, ils cherchèrent une chose à laquelle ni l’un ni l’autre n’avait songé jusque-là : le canot et la chaloupe.

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Ils les aperçurent, mais à une distance qui leur parut énorme.

Le soir venait.

– Hélas ! mon pauvre ami, dit Bontekoe à Hermann, je crois que tout espoir est à peu près perdu pour nous. Il est tard, le soleil s’abaisse à l’horizon. Il est impossible, pour moi du moins, que je me soutienne toute la nuit au-dessus de l’eau. Élevons donc nos cœurs à Dieu, et demandons-lui notre salut avec une résignation complète à sa volonté.

Nous l’avons dit : le grand enseignement de ce livre que nous écrivons, ce n’est point ce qu’on y apprendra de nouveau en géographie, en relations de pays inconnus, en détails de mœurs ; non : c’est cette grande vérité jaillissante de tout grand danger : c’est qu’à l’heure suprême de ce danger l’esprit de l’homme tourne à Dieu comme tournait au pôle l’aiguille aimantée qui dirigeait ce bâtiment qui n’existe plus.

Tous deux se mirent en prières ; tous deux, isolés au milieu de l’océan, sans autre soutien qu’un débris, s’absorbèrent tellement dans cette 44

humilité de la créature devant le Créateur qu’ils oublièrent tout, jusqu’au danger dont ils priaient le Seigneur de les délivrer.

Ils prièrent ainsi un quart d’heure.

Hermann, le plus jeune, cessa le premier de prier et le premier leva les yeux au ciel.

Il jeta un cri de joie.

À ce cri, Bontekoe, à son tour, sortit de cette espèce d’extase suprême et regarda autour de lui.

Le canot et la chaloupe n’étaient qu’à une centaine de toises d’eux.

À cette vue Bontekoe fit un effort, et, sortant à moitié de l’eau :

– Sauvez ! sauvez le capitaine ! criait-il, nous sommes encore deux hommes vivants !

À ce cri quelques matelots se levèrent dans la chaloupe, se regardant avec étonnement et criant à leur tour, en levant les bras au ciel :

– Miséricorde ! Est-ce possible ! le capitaine vit encore !

– Oui, oui, mes amis ! répondit Bontekoe.

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Venez, venez !

Les matelots s’approchèrent des débris. Alors, voyant venir la barque de son côté, Hermann n’eut point la patience de l’attendre : il se détacha de l’éperon et nagea vers elle.

Cinq minutes après il était dans la chaloupe.

Mais, tout brisé qu’il était, Bontekoe n’en put faire autant.

Mes amis, cria-t-il, si vous voulez me sauver, il faut venir à moi, car je ne puis nager.

Mais les matelots hésitaient : la mer était couverte de débris, un mât heurtant le canot ou la chaloupe pouvait les faire chavirer ou leur faire quelque trou.

Alors le trompette du bâtiment se dévoua, prit une ligne de sonde, se jeta à la mer, en apporta le bout au capitaine, qui le fixa autour de son corps, et, grâce à ce secours, put arriver jusqu’à la chaloupe.

Il y trouva le subrécargue Rol, le second pilote Meinder Kryns et une trentaine de matelots.

Tous ces hommes regardaient avec

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étonnement le capitaine et Hermann, ne pouvant se persuader qu’ils vécussent encore.

Seulement Bontekoe était dans un état déplorable, souffrant cruellement de sa blessure du dos et de ses deux trous à la tête.

Il avait fait faire, pendant sa relâche à l’île Sainte-Marie, une espèce de petite cabane à l’arrière de la chaloupe, et, croyant qu’il allait mourir, dans le désir qu’il avait de passer de ce monde à l’autre avec la piété et le recueillement qui conviennent à ce moment suprême, il pria ses hommes de l’y transporter.

Mais, en s’y couchant, il leur donna encore ce conseil, croyant que c’était le dernier qu’il leur donnerait.

– Mes amis, leur dit-il, si vous m’en croyez, vous demeurerez cette nuit près des débris.

Demain, au jour, vous pourrez sauver quelques vivres et retrouver la boussole.

Et en effet on s’était sauvé avec une précipitation telle qu’à peine avait-on pris quelques barils d’eau et quelques livres de 47

biscuit. Quant à la boussole, le premier pilote, soupçonnant les projets de fuite de l’équipage, l’avait enlevée de l’habitacle.

La nuit vint.

Alors, au lieu de suivre le conseil du capitaine agonisant, Rol fit prendre les avirons et ordonna de ramer.

– De quel côté ? demandèrent les matelots.

– Au hasard ! dit Rol. Dieu nous conduira.

Aussitôt les deux chaloupes s’éloignèrent, nageant assez près l’une de l’autre pour ne pas se perdre de vue, malgré l’obscurité.

Au jour on était également loin de la terre et des débris et l’on ne voyait, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, que le ciel et l’eau. Alors on résolut de s’assurer si le capitaine était mort ou encore vivant, Bontekoe, pendant toute cette nuit, n’ayant, même par ses plaintes, donné aucun signe d’existence.

Il vivait, et même il allait un peu mieux.

Oh

! capitaine, dit Rol, qu’allons-nous devenir ? Pas de terre dans le voisinage, pas de 48

bâtiment en vue, et nous sommes littéralement sans vivres, sans carte et sans boussole.

C’est votre faute, répondit Bontekoe

;

pourquoi ne m’avez-vous pas cru hier au soir ?

Pourquoi n’êtes-vous point demeurés toute cette nuit en vue des débris ? Pendant que j’étais cramponné au grand mât j’ai remarqué qu’autour de moi flottaient des quartiers de lard, des fromages et toutes sortes de provisions. Ce matin vous les eussiez recueillies, et de quelques jours au moins vous ne seriez point exposés à mourir de faim.

– Nous avons eu tort, capitaine, dit Rol, mais pardonnez-nous, la tête était perdue. Maintenant faites un effort, nous vous en supplions ; sortez de la cabine et essayez de nous conduire..

Bontekoe essaya de se soulever, mais, retombant aussitôt :

– Vous voyez bien, mes amis, dit-il, que c’est chose impossible ; je suis tellement brisé par tout le corps que je ne puis me tenir debout, à plus forte raison assis.

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Cependant les matelots insistèrent, et, avec leur secours, Bontekoe parvint à gagner le pont et à s’y asseoir.

Alors il demanda quels étaient les vivres.

On lui fit voir sept ou huit livres de biscuit.

– Cessez de ramer, dit aussitôt le capitaine.

– Pourquoi cela ?

Parce que vous userez inutilement vos forces, n’ayant pas de quoi les réparer.

– Mais nous allons donc mourir sans rien faire pour échapper à la mort

? demandèrent ces

hommes désespérés.

– Vous allez réunir toutes vos chemises, et de vos chemises faire une grande voile en les cousant l’une à l’autre avec du fil de caret ; de ce que vous aurez de trop vous fabriquerez des écoutes et des carets. Ce que je dis pour le canot, je le dis pour la chaloupe. Quand nous pourrons marcher à la voile, nous nous fatiguerons moins.

D’ailleurs ce sera véritablement Dieu qui nous guidera alors, et probablement Dieu, qui nous a protégés jusqu’à présent, aura pitié de nous 50

jusqu’à la fin.

L’ordre donné s’exécuta aussitôt.

Pendant qu’ils travaillaient à leur voile, Bontekoe compta ses hommes.

Il y en avait quarante-six dans la chaloupe et vingt-six dans le canot.

Alors on s’occupa un peu du pauvre capitaine, qui oubliait ainsi ses souffrances pour veiller sur le salut des autres.

Il y avait dans la chaloupe un coussin et une capote bleue : on les lui céda en faveur de sa situation exceptionnelle ; puis le chirurgien, qui par bonheur s’était sauvé, eut l’idée de couvrir ses plaies avec des cataplasmes de biscuit mâché qui lui firent grand bien.

Pendant toute la première journée et tant que les voiles ne furent pas faites, on s’abandonna au mouvement des flots.

Le soir, les voiles furent achevées.

On les envergua et on les mit au vent.

C’était le 20 novembre.

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Heureusement à cette époque on se guidait encore sur les vastes mers presque inconnues par le cours des étoiles.

Bontekoe en connaissait parfaitement le lever et le coucher.

Cependant, le 21 et les jours suivants, comme on commençait à reconnaître l’insuffisance de ces guides célestes, on s’occupa de construire un quart de cercle pour prendre hauteur.

Le menuisier du bâtiment, Tennis Sybrants, qui avait un compas et quelques connaissances de la manière dont la flèche devait être marquée, entreprit cette œuvre difficile ; enfin, chacun s’aidant, les uns apportant leur intelligence, les autres leur travail manuel, on parvint à confectionner un quart de cercle dont on pouvait se servir.

Bontekoe grava la carte marine sur une planche ; il y traça la figure de l’île de Sumatra, de celle de Java et du détroit de la Sonde, qui partage ces deux îles ; et comme le jour même de la catastrophe, ayant pris hauteur vers le midi, il s’était trouvé que l’on voguait par les 50° 30’ de 52

latitude sud, on put gouverner à peu près vers l’entrée du détroit.

Les terres qu’on apercevrait, si l’on avait le bonheur d’en apercevoir, serviraient à rectifier les erreurs, même lorsqu’on ne pourrait point y descendre.

En effet, dans ces parages, tout était hostile encore, îles et continent.

La situation était terrible : l’air de la nuit était glacial ; le jour, le soleil était dévorant.

Avec tout cela on n’avait pour provision que sept ou huit livres de biscuit.

Bontekoe prit le gouvernement de cette misérable provision, qu’il s’agissait d’économiser le plus possible.

Tous les jours il distribuait à chaque homme sa ration ; mais, quoique cette ration pour chacun fût un morceau à peine de la grosseur du petit doigt, on en vit bientôt la fin.

Quant à de l’eau, on n’en avait plus depuis longtemps, et l’on ne buvait que lorsque le ciel envoyait aux pauvres abandonnés quelque pluie 53

propice.

Alors on amenait les voiles, on les étendait pour recueillir le plus d’eau possible, et l’on faisait couler cette eau dans deux petits barils, les seuls qu’on eût emportés, et on la tenait en réserve pour les jours où il ne tombait point de pluie.

Au milieu de cette double famine, comme l’espoir de tous reposait sur le capitaine, on le suppliait de prendre double et triple part d’eau et de biscuit ; mais lui s’y refusa toujours, disant qu’en face de la mort et sous l’œil du Seigneur il n’était ni plus ni moins qu’eux, et que, partageant leurs dangers, il partagerait leurs privations.

Comme l’eau avait manqué d’abord, le biscuit, si bien ménagé qu’il fût, manqua à son tour ; seulement chaque nuage du ciel semblait promettre de l’eau, tandis que le biscuit manquant, c’était pour toujours.

Alors on vit ces rudes figures s’assombrir ; puis on entendit ces voix rauques proférer d’abord des plaintes, puis des menaces.

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On resta un premier jour sans manger, puis un second.

Quelques gouttes d’eau étaient le seul soutien de ces hommes qui se regardaient avec des yeux fauves, pleins d’éclairs et de menaces.

Ce fut alors que le capitaine essaya d’user de son influence ; mais cette influence se perdait peu à peu.

Les plus affamés murmurèrent qu’il s’était trompé dans son estime, et que lui, qui souffrait comme eux, qui, s’ils devaient mourir, mourrait avec eux, avait, par vengeance, porté le cap sur la mer au lieu de le porter sur la terre.

Quand l’homme en arrive à ce point de folie, il n’y a plus rien à lui dire ; ses instincts deviennent ceux de la fauve, et il faut s’apprêter à se défendre contre lui comme on se défendrait contre quelque bête féroce.

En ce moment, comme si le ciel eût voulu manifester directement sa providence à l’égard de ces malheureux, une bande de mouettes vint voltiger sur la chaloupe, et, chose miraculeuse !

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se laissa prendre à la main.

Chacun en eut deux ou trois, les pluma, les saigna avec ses dents, but leur sang tout chaud et mangea leur chair toute crue.

Bontekoe les regardait faire en frissonnant.

C’était là un terrible apprentissage que faisaient ses hommes d’un autre sang et d’une autre chair.

Ce sang et cette chair leur avaient paru délicieux.

Cependant on vit la fin des mouettes encore plus vite que l’on n’avait vu celle des biscuits, et alors, comme on ne voyait encore aucune terre, on retomba dans la même consternation.

Les hommes du canot se rapprochèrent de ceux de la chaloupe, et, poussés par ce besoin de société qui anime l’homme dans les dangers suprêmes, après avoir échangé quelques paroles les uns avec les autres, ils déclarèrent à Bontekoe qu’ils voulaient courir la même fortune, vivre ou mourir ensemble, et qu’en conséquence la chaloupe étant la plus grande des deux embarcations, la chaloupe recevrait à son bord les 56

vingt-six hommes du canot.

Déjà cette proposition avait été faite une première fois, et le capitaine avait obtenu qu’elle ne fût point adoptée, attendu que c’était doubler le danger.

Une première fois on l’avait écouté ; mais, arrivé au point où l’on en était, il jugea que toute observation serait inutile et n’en hasarda aucune.

Il s’occupa seulement à rendre le

transbordement le moins dangereux possible.

Il y avait trente avirons dans la chaloupe ; on les amarra les uns aux autres, et on les rangea dans la chaloupe en leur donnant aux deux extrémités un point d’appui sur les bancs en forme de pont.

La chaloupe avait assez de creux pour qu’un homme pût se tenir assis sous ce toit de rames.

La troupe fut partagée en deux parties, et, comme elle était de soixante-douze hommes, trente-six durent se tenir sous ce couvert et trente-six dessus.

Tous ces hommes étaient mornes et sombres, 57

et, à chaque fois que ceux du dessous prenaient le jour pour faire leur quart, on pouvait lire sur leur visage un degré de tristesse ou de désespoir de plus.

Une nouvelle manne, non moins providentielle que la première, ne tomba point du ciel cette fois, mais sortit de l’eau.

Un banc de poissons volants, poursuivi par quelque dorade invisible, s’éleva de la mer et vint tomber dans la chaloupe.

Chacun, comme il avait fait des mouettes, en prit deux ou trois.

La moyenne de la grosseur de ces poissons était celle d’un merlan.

Comme les mouettes, les poissons furent mangés crus.

On en eut encore pour deux jours de patience ; mais, au bout de ces deux jours, la faim se fit sentir de nouveau.

La tristesse, un instant effacée des visages, reparut pour faire à son tour place au désespoir.

Les uns mâchèrent des balles de plomb pour 58

tromper leur faim, les autres mordaient les boulets des pierriers pour se rafraîchir la bouche.

Enfin d’autres, plus désespérés, malgré les remontrances du capitaine, commencèrent à boire de l’eau de mer.

Et cependant, malgré les souffrances et les fatigues éprouvées, personne n’était malade, et Bontekoe, lui-même, le plus malheureux de tous, sentait que ses blessures se cicatrisaient.

Seulement, il était évident pour tous qu’on touchait à la catastrophe suprême, et qu’entre ces soixante-douze hommes entassés sur un si petit espace il allait se passer quelque chose d’effroyable.

Un soir, deux hommes s’approchèrent de Bontekoe.

Le capitaine, qui tenait sa tête cachée entre ses deux mains, sentant que ces hommes s’étaient arrêtés devant lui et avaient sans doute quelque chose à lui dire, releva la tête.

Ils restèrent cependant silencieux pendant quelques instants.

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Bontekoe plongea ses regards dans les leurs, essayant d’y lire ce qu’ils voulaient.

Enfin un des deux hommes rompit le silence, et annonça au capitaine que l’équipage avait pris la résolution de manger les mousses.

– Malheureux ! s’écria Bontekoe.

– On a faim ! répliqua le matelot.

– Ecoutez, reprit Bontekoe touché malgré lui de ce refrain terrible et monotone ; écoutez : vous avez encore un baril d’eau ; c’est assez pour soutenir votre vie pendant trois jours. Accordez-moi ces trois jours ; c’est le délai qu’on avait donné à Christophe Colomb : vous ne me le refuserez pas.

Les deux hommes, ayant consulté leurs compagnons, répondirent que les trois jours étaient accordés.

Mais qu’après ces trois jours...

– Ah ! si seulement nous étions à terre, ajouta un des deux hommes en se retirant, nous mangerions de l’herbe.

Bontekoe essuya une larme.

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Après l’avoir fait frémir, ces hommes le faisaient pleurer.

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