II
Le feu
L’intention de Bontekoe était de relâcher à Maurice, comme il avait relâché à Bourbon, afin que la seconde île complétât sur son équipage l’œuvre de guérison si bien commencée par la première.
Mais l’estime fut mauvaise, on descendit trop bas, et Maurice, vue de loin, fut laissée à gauche.
Alors commencèrent les regrets.
Quelques malades étaient encore à bord ; deux ou trois jours de plus les eussent guéris.
Pourquoi n’avait-on point sacrifié ces deux ou trois jours, qui sont si peu de chose dans un voyage pareil, à la santé, ce premier bien des matelots, cette grande richesse du capitaine ?
Une inquiétude aussi ajoutait à la tristesse de 23
ces réflexions.
Si peu instruit que l’on fût des caprices de cette mer presque inconnue, et dans l’ignorance même où on en était encore, on lui en croyait plus qu’elle n’en a, on prévoyait qu’il faudrait peut-
être longtemps parcourir les latitudes du sud avant de trouver les vents alisés qui devaient pousser le bâtiment à Bentem ou à Batavia.
Cette crainte fit que l’on vira de bord et que l’on porta droit à l’ouest sur l’île Sainte-Marie, située à soixante lieues de Madagascar, à peu près en face de la baie d’Anton-Gil.
On y arriva naturellement par le côté oriental de l’île et l’on mouilla dans un enfoncement de la côte par treize brasses d’une eau si pure que l’on voyait clairement le fond de la mer.
L’île Sainte-Marie était peuplée.
Ses habitants, quoique moins habitués encore que ceux de Madagascar à voir des Européens, s’empressèrent de se rendre à bord et d’y apporter des poules, des limons et du riz ; en outre ils firent comprendre par signes qu’ils avaient 24
encore des vaches, des brebis et d’autres provisions.
Pour se faire leur ami Bontekoe leur présenta du vin dans une tasse d’argent ; ils burent, comme eut fait un chien ou tout autre animal, en mettant le visage entier dans la tasse ; puis, à peine eurent-ils bu que la liqueur fit sur eux un effet d’autant plus rapide qu’ils n’y étaient point habitués, et qu’ils se mirent à danser comme des fous et à crier comme des furieux.
Ils appartenaient à la seconde race, à cette race jaune descendue des plateaux d’Asie, et étaient nus, à l’exception d’un chiffon d’étoffe qu’ils portaient en manière de tablier.
Chaque jour on descendait à terre et l’on faisait des échanges avec eux ; des sonnettes, des cuillers, des couteaux, des grains de verre ou de corail étaient les puissants moyens de séduction employés par Bontekoe.
Pour chacun de ces objets on avait un veau, un porc, des brebis, du riz, des melons d’eau, et du lait qu’ils apportaient dans de grandes feuilles tressées, formant des paniers aussi sûrs que des 25
sébiles de bois ou des tasses de porcelaine.
Mais comme, parmi les fruits, ceux qui manquaient, les limons et les oranges, étaient justement le plus nécessaires à des hommes attaqués du scorbut, Bontekoe résolut de faire, pour s’en procurer, une expédition à Madagascar.
Il arma donc la chaloupe, il y fit porter les marchandises qu’il crut devoir être les plus précieuses aux Madécasses, et, franchissant la distance qui sépare Sainte-Marie de Madagascar, il s’engagea dans une rivière qu’il commença de remonter en ramant.
Mais, à mesure qu’il avançait, comme la rivière devenait plus étroite, les arbres de chaque rive, qui avaient commencé par faire un dais de verdure et d’ombrage, abaissèrent peu à peu leurs branches, qui, en trempant dans l’eau, finirent par intercepter complètement le passage.
En outre les bords de cette rivière semblaient déserts, et, comme ils étaient infertiles en fruits, que dix hommes armés de flèches et embusqués derrière les arbres eussent pu détruire jusqu’au dernier matelot sans donner prise sur eux, 26
Bontekoe donna le signal de la retraite et revint à bord.
Par bonheur, deux jours après il trouva sur un autre point de l’île Sainte-Marie ce qu’il avait été chercher si loin, des oranges, des limons et des bananes à profusion.
Neuf jours s’écoulèrent à Sainte-Marie.
Pendant ces neuf jours, les hommes de l’équipage du Nieuw-Hoorn reprirent toute la force et toute la santé qu’ils avaient en sortant du Texel.
Pendant ces neuf jours plusieurs fois des escouades de matelots étaient descendues à terre ; dans ces excursions ils se faisaient souvent accompagner d’un musicien.
Ce musicien jouait de la vielle.
Alors c’était une grande joie pour les insulaires. L’instrument, si naïf qu’il fût, leur causait, chaque fois, un nouvel étonnement et une plus grande satisfaction.
Les uns s’asseyaient en cercle autour du musicien, faisant claquer leurs doigts ; les autres 27
sautaient ou plutôt bondissaient comme des animaux sauvages, et, de temps en temps, comme pour rendre grâce à leurs dieux du plaisir qu’ils leur donnaient, ils allaient se mettre à genoux devant des têtes de bœufs élevées sur des pieux et qui paraissaient être leurs fétiches.
Enfin les neufs jours s’écoulèrent ; pendant ces neuf jours les malades étaient revenus à la santé, le vaisseau avait été réparé avec le plus grand soin ; on remit à la voile et l’on se dirigea vers le détroit de la Sonde.
Le 19 novembre 1619, comme on se trouvait vers la latitude du détroit, c’est-à-dire vers le cinquième degré trente minutes, vers deux heures de l’après-midi, le munitionnaire étant descendu comme d’habitude pour tirer l’eau-de-vie destinée à être distribuée le lendemain, attacha son chandelier de fer à un baril d’un rang plus haut que celui qu’il devait percer.
Alors, par un de ces hasards terribles qui font dépendre les grandes catastrophes d’une misérable cause, un fragment de la mèche ardente tomba dans le trou du bondon ; aussitôt le feu 28
prit, les deux fonds du tonneau éclatèrent, et, pareille à un ruisseau de flammes, l’eau-de-vie brûlante coula jusqu’au charbon de la forge, dans lequel elle disparut et sembla s’éteindre.
On jeta quelques cruches d’eau au même endroit ; l’eau se mit pour ainsi dire à la poursuite du feu et disparut comme lui dans le charbon.
On crut tout fini.
Ce fut seulement alors que l’on fit part de cet accident à Bontekoe, qui descendit lui-même, fit jeter de nouveaux seaux d’eau sur le charbon et remonta tranquille sur le pont.
Une demi-heure après, le cri : Au feu ! se fit entendre.
Bontekoe s’élança par une écoutille et vit, en effet, la flamme qui s’élevait du fond de la cale : le feu s’était mis au charbon dans lequel l’eau-devie brûlante avait coulé.
Le danger était d’autant plus terrible qu’il y avait trois ou quatre rangs de tonneaux les uns sur les autres.
Il n’y avait donc pas de temps à perdre.
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Il fallait noyer le charbon le plus vite possible ; on versa l’eau à pleines cruches dans la cale.
Mais, alors, un autre incident se présenta : l’eau mise en contact avec le charbon brûlant fit une si terrible fumée que nul ne put demeurer à fond de cale.
Bontekoe y resta cependant.
Il comprenait toute cette responsabilité qu’il avait prise, devant Dieu de la vie de son équipage, devant ses armateurs de la charge de son bâtiment.
Il demeura donc au milieu de la fumée, continuant de donner ses ordres, tandis qu’autour de lui il entendait tomber et râler ses matelots.
Lui-même, de temps en temps, il était obligé d’aller à l’écoutille remplir d’air frais et pur sa poitrine ; puis il revenait au milieu de cette fumée, dans laquelle il semblait que cette puissante volonté qui l’animait lui permît seule de vivre.
Pendant une de ses sorties momentanées, il 30
appela le subrécargue Rol.
Celui-ci accourut.
– Que désirez-vous, commandant ?
– Je crois, dit Bontekoe, qu’il serait nécessaire de jeter les poudres à la mer.
– Mais, capitaine, dit celui-ci, une fois les poudres noyées, qu’arrivera-t-il si nous rencontrons des pirates ou que nous abordions dans une île dont les habitants nous soient hostiles ?
– Tu as raison, dit Bontekoe ; nous aviserons à cela plus tard.
Et il se remit à donner ses ordres au milieu de la fumée, avec le même courage qu’auparavant.
Cependant le feu ne diminuait pas, et la fumée devenait de plus en plus épaisse. Bontekoe fut forcé de passer de la cale dans l’entrepont.
On prit des haches et l’on fit dans le plancher de grands trous à travers lesquels on continua de verser de l’eau, comme on faisait en même temps par les écoutilles.
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Pendant ce temps on mettait à la mer, non seulement le grand canot, mais encore la chaloupe, qui, étant sur le pont, causait un grand embarras à ceux qui puisaient l’eau.
En jetant en ce moment les yeux sur toute l’étendue, ce que, de temps en temps et en silence, les hommes du Nieuw-Hoorn faisaient avec anxiété, on ne voyait rien qu’une mer nue et déserte.
Pas une terre, pas un bâtiment ; nulle retraite à espérer, nul secours à attendre.
À cette vue, l’instinct de la conservation l’emportant sur le devoir, chaque homme se glissa hors du bord, se laissant glisser du porte-haubans dans l’eau, et, une fois dans l’eau, nageant vers le canot de la chaloupe, y montant, et là, silencieux, se cachant sous les bancs et sous les voiles, et n’attendant pour s’éloigner que le moment où ils se jugeraient n’être ni trop ni trop peu.
Alors ils abandonneraient impitoyablement leur capitaine et leurs camarades.
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En ce moment le subrécargue Rol entra par hasard dans la galerie, vit tous ces hommes glissant, nageant, s’entassant dans la chaloupe et le canot.
– Que faites-vous ? leur cria-t-il, que méditez-vous ?
– Pardieu ! répondirent-ils, nous faisons une chose bien simple, nous nous sauvons ; nous méditons une chose toute naturelle, de nous mettre hors de danger.
Puis vingt voix crièrent : Venez avec nous, Rol, venez avec nous !
Le subrécargue réfléchit un instant que c’était peut-être le seul moyen de déterminer ces hommes à attendre le capitaine.
Il descendit à son tour par-dessus bord et gagna le canot.
Mais, sans lui donner le temps de parler et sans écouter ce qu’il disait, à peine le virent-ils à bord qu’ils coupèrent le grelin qui les retenait encore au bâtiment, et qu’en quelques secondes ils se trouvèrent à plusieurs encâblures du 33
vaisseau.
La chaloupe en fit autant.
Aussitôt les cris de : Capitaine ! capitaine !
retentirent à bord du bâtiment.
Bontekoe sortit la tête de l’écoutille.
Il vit ceux qui étaient restés sur le pont, pâles, muets, lui montrant de la main un objet qu’ils voyaient, eux, mais que lui, plongé à moitié dans le faux-pont ne pouvait voir.
Seulement ces cris se faisaient jour à travers ces lèvres pâles, ces dents serrées :
– Le canot ! la chaloupe ! ils fuient !
Bontekoe s’élança sur le pont, et du premier coup d’œil devina tout : le danger que fuyaient ses hommes, le danger qui le menaçait.
–
S’ils nous ont quittés dans un pareil moment, dit-il en secouant la tête, c’est pour ne plus revenir.
– Mais, alors, que faire, capitaine ?
Et tous ces hommes, comme si Bontekoe eût été un dieu, demeuraient suspendus aux paroles 34
qu’il allait prononcer.
Bontekoe était un homme plus courageux que les autres, peut-être, mais enfin ce n’était qu’un homme.
Il jeta un long regard circulaire autour de lui, un de ces regards qui reculent les horizons.
Mais nulle part il ne vit rien, ni terre, ni voile, rien que ces deux canots qui, sans savoir où ils allaient, plus insensés encore que leurs compagnons, fuyaient à toutes rames.
Puis, tout à coup, prenant sa résolution :
– Hisse vite et déferle ! cria Bontekoe.
On commença par exécuter l’ordre du capitaine, puis on s’informa pourquoi cet ordre avait été donné.
– Pourquoi ? dit Bontekoe parce que nous allons essayer de les rejoindre, et que si, une fois que nous les aurons rejoints, ils refusent de nous recevoir dans leur chaloupe, nous ferons passer le bâtiment par-dessus ces misérables pour leur apprendre à faire leur devoir.
En effet, grâce à cette manœuvre et à 35
l’ignorance où étaient les fugitifs qu’elle allait être commandée et exécutée, on approcha d’eux à la distance seulement de trois longueurs de vaisseau ; mais eux, manœuvrant de leur côté, s’aidant à la fois des voiles et des rames, gagnèrent au vent et s’éloignèrent.
Cette dernière espérance du capitaine fut donc encore déçue.
Il poussa un soupir ; puis, secouant la tête comme pour en écarter ses propres angoisses :
– Vous voyez, mes amis, dit-il, qu’il ne nous reste plus d’espoir que dans nos propres efforts et dans la miséricorde du Seigneur. Redoublons donc de courage ; qu’une partie de nous continue d’essayer à éteindre l’incendie tandis que les autres jetteront la poudre par-dessus bord.
Il s’agissait cette fois d’obéir, et d’obéir promptement ; s’il restait une ressource en ce cas extrême, c’était l’unité des manœuvres.
Chacun se mit donc au travail commandé ; et tandis qu’une vingtaine d’hommes couraient à la soute aux poudres, Bontekoe distribuant des 36
tarières et des gouges, donnait l’exemple en essayant de percer des trous dans la cale du bâtiment.
Mais là se rencontra un obstacle auquel on n’avait pas songé
: gouges et tarières
rencontrèrent le bordage du bâtiment et ne purent se faire jour.
C’était le dernier espoir. Cet espoir perdu, le bâtiment présenta une vaste scène de désolation.
Cependant Bontekoe parvint encore à vaincre cette première manifestation de désespoir, et il obtint que l’on continuât de jeter les poudres à la mer.
Lui-même se mit à cette dangereuse besogne, laissant à d’autres le soin de continuer à verser l’eau dans la cale.
Un instant on crut que le feu avait diminué, et l’on respira.
Tout à coup on vint annoncer à Bontekoe que le feu venait de prendre aux huiles.
Dès lors la perte fut inévitable : plus on jetait d’eau, plus l’huile enflammée, montant avec 37
l’eau, approchait l’incendie du pont
; et
cependant, machinalement, on continua, au milieu des cris et des hurlements, qui donnaient à tous ces hommes, courant au milieu de la fumée avec des gestes désespérés, l’apparence de véritables démons.
Pourtant l’exemple du capitaine maintenait tous ces hommes.
On avait déjà jeté soixante demi-barils de poudre à la mer, mais il en restait encore trois cents.
On voyait le feu s’approcher inexorablement de la sainte-barbe ; enfin les hommes qui s’y trouvaient, quoiqu’ils n’eussent pas plus d’espérance d’échapper à un endroit qu’à un autre, abandonnèrent la soute aux poudres, et, avec ce besoin d’air et d’espace que l’on éprouve dans les grands dangers, s’élancèrent sur le pont en criant : Les poudres ! les poudres !
En ce moment il y avait encore cent dix-neuf hommes sur le bâtiment.
Bontekoe était près de la grande écoutille ; il 38
avait dans le cercle de son regard soixante-trois hommes qui puisaient de l’eau.
Il se retourna à ces cris, vit ces hommes pâles, effarés, tremblants, comprit que tout était perdu, tendit les bras vers le ciel et s’écria :
–
Mon Dieu, Seigneur
! faites-moi
miséricorde !
Il n’avait pas achevé ce dernier mot qu’avec un bruit terrible le bâtiment s’ouvrit, jetant des flammes comme le cratère d’un volcan, et que lui et tous ceux qui l’entouraient disparurent avec la promptitude d’un éclair, lancés dans l’espace avec les débris enflammés du Nieuw-Hoorn.
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