Chapitre 50 LA FIN DE L’HISTOIRE.

Dix jours après nous retournions en Angleterre, accompagnés par Benjamin.

La maison de Mme Macallan, à Londres, nous offrait d’amples moyens d’installation. Nous accueillîmes avec joie sa proposition d’y rester près d’elle jusqu’à la naissance de notre enfant, et nos plans d’avenir furent dressés en conséquence.

Les tristes nouvelles auxquelles Benjamin m’avait préparée à Paris ne tardèrent pas à me parvenir après notre retour en Angleterre. Miserrimus Dexter avait été délivré du fardeau de la vie. La mort était venue pour lui lentement et graduellement. Peu d’heures avant de rendre le dernier soupir, la connaissance lui revint. Il reconnut Ariel, il la regarda, et l’appela par son nom. Puis, il me demanda. On pensa à m’envoyer chercher ; mais il était trop tard. Subitement, et avant qu’un messager pût m’être expédié, le malheureux homme se redressa, et, avec une lueur de son ancienne importance :

« Silence, vous tous ! s’écria-t-il, j’ai la tête fatiguée, et je vais dormir. »

Il ferma les yeux et s’endormit en effet… mais pour ne plus se réveiller. Ainsi pour lui la mort avait été miséricordieuse, elle était venue sans son cortège d’anxiétés et de douleurs. Ainsi cette étrange existence, avec ses fautes, ses misères, ses lueurs de poésie et d’humeur, ses accès fantasques de gaieté, de cruauté, et de vanité… avait suivi son cours prédestiné et s’était évanouie comme un rêve !

Hélas ! pauvre Ariel ! Elle avait vécu pour le Maître… que pouvait-elle faire, maintenant que le Maître était parti ? Elle pouvait mourir avec lui, et pour lui.

On lui avait permis d’assister aux funérailles de Miserrimus Dexter… dans l’espérance que la cérémonie servirait à la convaincre de sa mort. Cette attente ne se réalisa pas. Ariel persistait à nier que le Maître l’eût quittée. On fut obligé de retenir de force la pauvre créature quand le cercueil fut descendu dans la fosse, et ce ne fut également que par la force qu’on parvint à l’emmener hors du cimetière, quand la cérémonie funèbre fut terminée. À partir de ce moment, sa vie s’écoula, pendant quelques semaines, dans des alternatives d’accès de délire et de sommeil léthargique. Au bal annuel donné dans l’établissement, pendant que la surveillance était quelque peu relâchée, le bruit se répandit, vers minuit, qu’Ariel avait disparu. La garde chargée de veiller sur elle l’avait laissée dormant, et avait cédé à la tentation de descendre un instant pour jeter un coup d’œil sur le bal. Quand cette femme était retournée à son poste, Ariel était partie. La présence d’étrangers et la confusion accidentellement produite par la fête, lui avaient offert des facilités pour s’échapper, qu’elle n’aurait pas trouvées en tout autre temps. Cette nuit-là, toutes les recherches faites pour la retrouver furent vaines. Le lendemain matin apporta de touchantes et terribles nouvelles. La pauvre Ariel, avec son instinct de chien aimant, était retournée droit au cimetière. On l’y avait trouvée, au lever du soleil, morte de froid, sur la fosse de Miserrimus Dexter. Fidèle jusqu’à la fin, Ariel avait suivi son Maître ! Fidèle jusqu’à la fin, Ariel était morte sur le tombeau de son Maître !

 

Ayant écrit ces tristes mots, je me hâte de revenir à des sujets moins pénibles.

 

Les événements m’avaient séparée du Major Fitz-David, après le dîner qui avait été marqué par ma rencontre mémorable avec Lady Clarinda. Depuis ce temps je n’ai eu que peu ou point de nouvelles du vieux beau, et, j’ai honte de le dire, je l’avais à peu près entièrement oublié, quand ce moderne Don Juan se rappela à mon souvenir par l’apparition imprévue d’une lettre, arrivée à mon adresse au domicile de ma belle-mère, et qui était… une lettre de faire-part de mariage. Le Major faisait une fin ! Et, chose plus surprenante encore, ce folâtre ami des belles avait choisi pour légitime propriétaire de sa maison et de lui-même, qui ?… la future reine du chant, la jeune femme aux yeux ronds, à la mise excentrique, qui possédait une voix de soprano si vibrante !

Nous fîmes notre visite de congratulation dans les formes, et nous en sortîmes tous émus de compassion pour ce pauvre et brave Major.

L’épreuve du mariage avait tellement changé mon joyeux et galant admirateur d’autrefois, que j’eus quelque peine à le reconnaître. Il avait perdu toutes ses prétentions à la jeunesse, il était devenu irrévocablement et sans déguisement un vieillard. Debout derrière le fauteuil dans lequel trônait son impérieuse jeune femme, il la regardait avec soumission, entre chaque parole qu’il m’adressait, comme s’il avait eu besoin de sa permission, seulement pour ouvrir la bouche. Chaque fois qu’elle l’interrompait… et cela lui arrivait à tout moment, et sans cérémonie… il se soumettait avec une docilité et une admiration sénile, à la fois triste et comique à voir.

« N’est-elle pas belle ? me disait-il de manière à être entendu par sa femme. Quelle figure !… et quelle voix !… Vous vous rappelez sa voix ? C’est une perte, chère madame, une perte irréparable pour nos grandes scènes lyriques. Voyez-vous, quand je pense à ce qu’aurait pu faire cette grande artiste, je me demande quelquefois si j’avais réellement le droit de l’accaparer, de l’épouser. Je sens, ma parole d’honneur ! que je me suis rendu coupable envers le public. »

Quant à l’heureuse personne, objet de ce mélange bizarre d’admiration et de regret, elle se plut à me recevoir gracieusement, comme une amie.

Pendant qu’Eustache parlait avec le Major, la nouvelle mariée me tira à l’écart et m’expliqua à voix basse les raisons qui l’avaient déterminée à se marier, avec une candeur où manquait un peu trop visiblement la pudeur.

« J’appartiens, me dit-elle, à une nombreuse famille complètement dépourvue de ressources. Le Major est bien gentil de parler de moi comme d’une reine du chant et tout ce qui s’en suit. Ah ! bon Dieu ! J’en avais déjà bien assez de l’Opéra ! Mon maître de musique m’a suffisamment renseignée ; je sais ce qu’il en coûte de peine pour devenir une grande chanteuse. Je n’ai pas la patience de travailler comme ces femmes étrangères, ce tas de Jézabels effrontées ! Je les déteste et je les méprise ! Non, non ; entre nous, il était bien plus facile, plus rapide, et plus sûr de faire ma fortune en épousant le vieux gentleman. Aujourd’hui me voilà bien pourvue… voilà ma famille bien pourvue également… et rien à faire qu’à dépenser de l’argent ! J’adore ma famille, moi ! je suis bonne fille, je suis bonne sœur… moi ! Voyez comme je suis habillée ! Regardez-moi ce mobilier ! Je n’ai pas mal joué mon jeu, hein ? C’est un grand avantage, allez, que d’épouser un vieillard… vous pouvez le tortiller autour de votre petit doigt. Suis-je heureuse ? Oui, certes, je suis heureuse ! J’espère que vous êtes heureuse aussi. Où demeurez-vous maintenant ? J’irai bientôt vous voir pour avoir le plaisir de causer longuement avec vous. J’ai toujours eu du penchant pour vous ; et, maintenant que ma position vaut la vôtre, je désire que nous soyons amies. »

Je lui répondis par quelques mots polis, bien déterminée intérieurement à m’arranger, quand elle me ferait visite, pour qu’elle ne dépassât pas le seuil de la porte extérieure. Pourquoi ne le dirais-je pas ? ses offres d’amitié m’inspiraient un sentiment assez voisin du dégoût. Quand une femme se donne à un homme pour de l’argent, le marché n’est pas moins odieux et honteux, ce me semble, pour avoir reçu la sanction religieuse et légale.

*

* *

Je me retrouve devant mon bureau, livrée à mes réflexions, les images du Major et de sa femme s’évanouissent de ma mémoire… et la dernière scène de mon histoire se déroule lentement à ma vue.

Le lieu est ma chambre à coucher. Les personnages, tous deux au lit – qu’on veuille bien les excuser – sont moi et mon fils. Il est déjà âgé de trois semaines, et, pour le moment, il est profondément endormi à côté de sa mère. Mon bon oncle est venu tout exprès à Londres pour le baptiser. Mme Macallan sera sa marraine, ses parrains seront Benjamin et M. Playmore. Je me demande si le baptême de mon enfant se passera plus joyeusement que mes noces ?

Le docteur vient de quitter la maison, un peu perplexe à mon sujet. Il m’a trouvée, comme d’habitude depuis quelques jours déjà, étendue sur ma chaise longue ; mais, aujourd’hui, il a remarqué en moi des symptômes de faiblesse qui lui ont paru tout à fait inexplicables dans les circonstances présentes, et qui l’ont engagé à user de son autorité pour me faire reprendre le lit.

La vérité est que je n’ai pas mis le docteur dans ma confidence. Il y a deux causes à ces indices de fatigue qui ont surpris mon médecin… ces deux causes sont l’incertitude et l’inquiétude.

Aujourd’hui, j’ai enfin pris assez de courage pour accomplir la promesse que j’avais faite à mon mari lors de notre séjour à Paris. Il sait maintenant comment a été découverte la confession de sa première femme. Il sait, par le témoignage plein d’autorité de M. Playmore, que la lettre de la mourante peut, s’il le veut, fournir les moyens de faire proclamer publiquement son innocence par une Cour de Justice. Enfin, et c’est là ce qui importe plus que tout, il sait que cette Confession a été gardée secrète pour lui, afin de ménager sa tranquillité d’âme, en même temps que par respect pour la mémoire de la pauvre infortunée qui la première a porté son nom.

Ces révélations nécessaires, c’est moi qui les ai faites à mon mari… mais je n’ai pas osé les faire de vive voix. Le moment venu, j’ai reculé devant la nécessité de lui parler de sa première femme. J’avais rédigé une sorte de relation, puisée principalement dans les lettres que j’avais reçues à Paris de Benjamin et de M. Playmore. Je la lui ai remise. Il la lit en ce moment. Quand je dis : il la lit, il a eu maintenant amplement le temps de la lire ; il a eu le temps d’y réfléchir longuement dans la solitude et le silence de son cabinet. Pourquoi ne revient-il pas ? Je l’attends, la fatale Confession à la main. Ma belle-mère attend aussi dans la chambre voisine de la mienne. Elle veut comme moi, entendre de sa bouche sa décision. Quel parti prendra-t-il ? Oui ou non, va-t-il briser les cachets qui scellent la lettre de la morte ?

Les minutes se passent. Nous continuons à ne pas entendre le bruit de son pas dans l’escalier. Mes doutes m’agitent de plus en plus, à mesure que l’attente se prolonge. Dans l’état nerveux où je suis, cette lettre, que je tiens là, entre mes mains, me semble inexprimablement lourde. Je frissonne, rien qu’à la regarder. Je change incessamment de place dans mon lit, sans pouvoir trouver un seul instant de calme. Tout à coup une idée singulière traverse mon esprit. Je soulève doucement l’une des mains de mon petit enfant, et je place dessous la lettre ; associant ainsi au terrible testament de crime et de malheur cette innocence et cette grâce, pour qu’elles y mêlent un peu de leur douceur et de leur pureté.

Les minutes s’écoulent, la pendule sonne une demie. Enfin, j’entends Eustache ! Il frappe doucement à la porte, et il ouvre.

Il est d’une pâleur mortelle. Je crois surprendre des traces de larmes dans ses yeux. Mais aucun signe extérieur d’agitation ne lui échappe, quand il vient s’asseoir près de moi. Il a dû, par affection pour moi, attendre jusqu’à ce qu’il soit tout à fait maître de lui.

Il pressa ma main et la baise tendrement.

« Valéria ! dit-il, laissez-moi vous demander encore de me pardonner ce que j’ai dit et fait en d’autres temps. Si je ne comprends pas autre chose, je comprends au moins ceci : – La preuve de mon innocence a été trouvée, et je le dois uniquement au courage et au dévouement de ma femme ! »

Je gardai un instant le silence, pour mieux savourer le plaisir de l’entendre parler ainsi, pour lire son amour et sa reconnaissance dans ses yeux humides, dont les regards se fixaient avec attendrissement sur moi. Puis, je fis appel à toute ma résolution pour poser la question dont dépendait notre avenir :

« Est-ce que vous voulez voir la lettre, Eustache ? »

Au lieu de répondre, il m’adressa lui-même une autre question.

« Avez-vous cette lettre ici ?

– Oui.

– Scellée ?

– Scellée. »

Il s’arrêta un instant pour bien peser, avant de parler, ce qu’il allait dire.

« Que je sois bien sûr si je comprends exactement ce que j’ai à décider, reprit-il. Supposons que j’insiste pour lire la lettre ?… »

Là, je l’interrompis. Je sais que j’aurais dû savoir me contenir. Mais je ne trouvai pas la force de faire ce que je devais.

« Ô mon bien-aimé ! m’écriai-je, ne parlez pas de lire cette lettre ! Je vous en prie… je vous en supplie… épargnez-vous vous-même… »

Il fit un geste de la main pour réclamer de moi le silence.

« Je ne pense pas à moi, dit-il. Je pense à celle qui n’est plus. Si je renonce à prouver mon innocence, de mon vivant, si je laisse intacte les cachets de la lettre, croyez-vous, comme le dit M. Playmore, que je ferai acte de respect et de tendresse envers la mémoire de ma première femme ?

– Oh ! il ne peut pas y avoir à cela l’ombre d’un doute !

– Sera-ce de ma part une faible expiation de la peine que je puis lui avoir causée, sans intention, de son vivant ?

– Oui !… oui !…

– Et vous, Valéria, serez-vous satisfaite ?

– Mon ami, je serai ravie !

– Où est la lettre ?

– Dans la main de votre enfant. »

Il passa de l’autre côté du lit. Il souleva la main rose de l’enfant, qu’il porta à ses lèvres. Pendant un instant, il garda la petite main dans la sienne, immobile et comme absorbé dans ses pensées. Je vis sa mère entrouvrir doucement la porte, et guetter ses mouvements comme je les guettais moi-même. Il y eut là, je crois, une hésitation dernière. Mais notre incertitude ne se prolongea pas. Eustache, avec un profond soupir, replaça la main de l’enfant sur la lettre scellée. Ce simple geste disait tout ; il disait à son fils, mieux que s’il eût eu recours à la parole :

« C’est toi qui décideras ! »

Ainsi se termina cette ardente recherche, cette longue poursuite pour la conquête de l’honneur et du repos de mon mari. Cela ne finissait pas comme j’avais pensé que cela devait finir ; peut-être pas non plus comme vous aviez pensé que cela finirait. Que savons nous de notre destinée ? Que savons-nous de l’accomplissement de nos plus chers désirs ? Dieu le sait… et cela vaut mieux.

Je n’ai plus à ajouter qu’un dernier mot, comme post-scriptum. Ne soyez pas trop durs, bons lecteurs, pour les faiblesses ou les erreurs de la vie de mon mari. Pensez de moi, dites de moi tout le mal que vous voudrez. Mais soyez indulgents pour Eustache !

FIN.