Mon premier souvenir, quand je commençai à recouvrer mes sens, fut un souvenir de souffrance et d’angoisse… d’une angoisse où chacun de mes nerfs aurait été tordu et arraché violemment de mon corps. Tout mon être frissonnait douloureusement, sous la muette protestation de la nature contre les efforts tentés pour me rappeler à la vie. J’aurais donné je ne sais quoi pour être capable de pleurer… de conjurer les personnes invisibles qui m’entouraient de m’arracher à la mort. Combien de temps dura cette cruelle agonie ? Je ne l’ai jamais su. Au bout d’un temps plus ou moins long, un sommeil réparateur m’envahit peu à peu. Puis j’entendis le bruit de ma respiration pénible ; je sentis mes mains se remuer faiblement et machinalement comme celles d’un petit enfant. J’ouvris lentement les yeux, et regardai autour de moi… comme si, ayant franchi les épreuves de la mort, je me réveillais avec de nouveaux sens dans un monde nouveau.
La première personne que je vis fut un homme… un étranger. Il s’éloigna sans bruit de moi, faisant signe, quand il disparut, à une autre personne qui se trouvait dans ma chambre.
Cette personne s’approcha lentement, et comme avec appréhension, du sopha sur lequel j’étais couchée. Un faible cri de joie m’échappa ; je m’efforçai de lui tendre mes mains vacillantes. Cette autre personne était mon mari !
Je le regardai ardemment. Mais lui, il évita de tourner vers moi ses yeux ; il les fixa sur le parquet, avec un air étrange de confusion et de douleur. Puis il s’éloigna. L’inconnu que j’avais remarqué le suivit hors de la chambre. J’appelai d’une voix éteinte : Eustache ! Il ne me répondit pas ; il ne revint pas. Je retournai péniblement ma tête sur mon oreiller vers l’autre côté du sopha. Une autre personne qui m’était bien connue parut devant moi, comme dans un rêve. Mon bon vieux Benjamin était assis et me regardait avec des yeux pleins de larmes.
Il se leva et prit ma main en silence, de son air simple et affectueux.
« Où est Eustache ?… lui demandai-je Pourquoi s’est-il éloigné et m’a-t-il laissée ?… »
J’étais toujours excessivement faible. Mes vagues regards erraient autour de la chambre. J’aperçus le Major Fitz-David. Je vis la table sur laquelle la jeune chanteuse avait déposé tout ouvert le livre qu’elle me montrait. Je vis cette jeune fille elle-même, assise seule dans un coin, et tenant son mouchoir sur ses yeux, comme si elle pleurait. En un moment, ma mémoire me revint tout entière, comme par l’effet d’une magie. Je me rappelai le titre fatal, dans toute son horreur. Le seul sentiment que ce souvenir provoqua en moi, ce fut un ardent désir de voir mon mari… de me jeter dans ses bras, de lui crier :
« Eh bien, quoi ! tu n’es pas coupable !… je le sais… j’en suis sûre !… Je t’aime toujours autant !… je t’aime davantage !… »
Je saisis Benjamin de mes mains tremblantes.
« Conduisez-moi vers lui !… criai-je à voix haute. Où est-il ? Aidez-moi à me lever !… »
Une voix étrangère me répondit avec fermeté et bonté tout à la fois :
« Remettez-vous, madame ; M. Woodville est dans la pièce voisine, attendant que vous soyez plus calme. »
Je regardai la personne qui venait de parler, et reconnus celle qui avait suivi mon mari quand il était sorti de ma chambre. Pourquoi y était-il rentré seul ? Pourquoi Eustache n’était-il pas auprès de moi comme les autres ? Je tâchai de me relever. L’étranger me replaça doucement sur mon oreiller. Je renouvelai mon effort, mais sa main, plus forte que ma volonté, me retint toujours doucement sur le sopha.
« Vous avez encore besoin d’un peu de repos, me dit-il. Il faut prendre un peu de vin. Si vous vous surexcitez maintenant, vous vous évanouirez encore. »
Le vieux Benjamin se pencha sur moi et murmura à mon oreille :
« C’est le docteur, ma chère. Il faut faire ce qu’il vous dit. »
Le docteur !… On avait appelé un médecin pour me secourir !… Je commençai à comprendre confusément que mon évanouissement avait dû présenter un caractère plus sérieux que n’en présentent d’ordinaire les évanouissements des femmes. J’en appelai alors au docteur, d’un ton désespéré, pour qu’il me rendît compte de l’absence extraordinaire de mon mari.
« Pourquoi l’avez-vous laissé sortir de la chambre ? lui demandai-je. Si je ne puis aller à lui, pourquoi ne me ramenez-vous pas ici ? »
Le docteur parut embarrassé de me répondre, il regarda Benjamin, et lui dit :
« Voulez-vous parler à Mme Woodville ? »
Benjamin à son tour regarda le Major Fitz-David, et lui dit :
« Voulez-vous lui parler ? »
Le Major leur fit signe de s’éloigner l’un et l’autre. Ils se levèrent en même temps et passèrent dans la chambre du devant, en fermant derrière eux la porte à coulisses. Quand ils nous eurent quittés, la jeune fille qui m’avait si étrangement révélé le secret de mon mari sortit de son coin et s’approcha du sopha.
« Je pense que je ferai bien de m’en aller aussi ? dit-elle, en s’adressant au Major Fitz-David.
– Oui… » répondit le Major.
Il lui dit cela, à ce qu’il me sembla, assez froidement. Elle secoua la tête, et, se retournant d’un air indigné :
« Il faut pourtant que je dise un mot pour ma justification ! s’écria cette étrange créature. Il le faut, ou j’éclaterais en sanglots ! »
Après quoi elle se tourna soudain vers moi.
« Vous entendez comment le Major me parle ? dit-elle. Il m’en veut… à moi qui n’y peux rien… pour tout ce qui est arrivé. J’en suis aussi innocente que l’enfant qui vient de naître. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je vous ai donné un livre que vous m’avez demandé. Je ne vois pas encore ce qui a pu vous faire tomber en syncope, quand je l’ai ouvert. Et le Major me le reproche comme si c’était de ma faute ! Je ne suis pas d’un tempérament à m’évanouir ; mais je n’en suis pas moins indignée, je puis le dire, oui… indignée… quoique je ne m’évanouisse pas. J’appartiens à des parents respectables. Mon nom est Heighty… Mlle Heighty. Vous êtes en état maintenant, madame, de convenir que vous m’avez demandé ce volume et de rendre témoignage à une pauvre jeune fille qui s’épuise à chanter, à baragouiner des langues étrangères, à je ne sais quoi encore, et qui n’a personne pour prendre sa défense. »
Là-dessus, Mlle Heighty cacha sa figure dans son mouchoir et fondit de nouveau modestement en larmes.
Il était certainement injuste de la rendre responsable de ce qui était arrivé. Je lui répondis par quelques mots aussi bienveillants que je pus les trouver, et je me tournai vers le Major. Mais il vit quelles terribles angoisses m’oppressaient en ce moment, et il ne me laissa pas la peine de parler. Il prit le parti de consoler lui-même sa jeune prima-donna. Ce qu’il lui dit, je ne l’entendis pas, ni ne me souciai de l’entendre : il lui parla à voix basse. Il termina ses explications en lui baisant la main, et la reconduisit jusqu’à la porte, comme il aurait pu reconduire une duchesse.
« Il ne faut pas que cette petite folle vous ennuie… dans un pareil moment, s’empressa-t-il de me dire, quand il revint auprès de moi. Je ne saurais vous exprimer combien je suis désolé de tout ceci. Je vous avais pourtant avertie, solennellement avertie, vous vous en souvenez. Mais si j’avais pu prévoir… »
Je ne le laissai pas achever. Aucune prévoyance humaine, n’aurait pu prévenir ce qui était arrivé. D’ailleurs, si terrible qu’ait été ma découverte, j’aimerais mieux l’avoir faite et souffrir ce que je souffris alors, que d’être restée plus longtemps dans l’ignorance. Puis, j’arrivai à la seule idée qui m’intéressât en ce moment.
« Mon mari !… dis-je ; parlons donc de mon mari !… » Comment mon mari est-il venu ici ?… demandai-je d’abord.
– Il est venu, dit le Major, avec M. Benjamin, peu de temps après que je fus rentré.
– Longtemps après que je fus prise de défaillance ?
– Non. Je venais seulement d’envoyer chercher le docteur, commençant à m’alarmer de votre évanouissement.
– Qui a conduit Eustache ici ? Était-il retourné à l’hôtel, et s’était-il aperçu de mon absence ?
– Oui ; il y était revenu plus tôt qu’il ne l’avait prévu, et il a été inquiet de ne pas vous y trouver.
– A-t-il donc soupçonné que j’étais venue chez vous ?… Est-il venu directement ici de l’hôtel ?
– Non. Il paraît qu’il est allé d’abord vous chercher chez M. Benjamin. Je ne sais pas ce que lui a dit votre vieil ami. Je sais seulement que M. Benjamin et lui sont arrivés ici ensemble. »
Cette brève explication me suffit. Je compris ce qui était arrivé. Eustache avait aisément effrayé le simple et bon Benjamin, en lui apprenant mon absence de l’hôtel ; et Benjamin inquiet avait été amené sans peine à répéter le peu de mots que nous avions échangés au sujet du Major Fitz-David. La présence de mon mari dans la maison du Major était donc parfaitement expliquée. Mais son étrange façon d’agir, en quittant la chambre juste au moment où je reprenais mes sens, restait toujours un mystère. Le Major parut sérieusement embarrassé quand je le questionnai à ce sujet.
« Je ne sais trop comment vous expliquer cela, dit-il. Eustache m’a surpris et m’a affligé. »
Le Major avait un air grave en me parlant ainsi, et ses yeux en disaient plus que ses paroles.
« Eustache ne vous a pas cherché querelle ? dis-je.
– Oh ! non !
– Il comprend que vous n’avez point enfreint votre promesse ?
– Certainement. Ma jeune cantatrice, Mlle Heighty, a raconté exactement au docteur ce qui était arrivé, le docteur, en sa présence, a répété à votre mari le récit de la jeune fille.
– Le docteur a-t-il vu le compte-rendu du procès ?
– Ni le docteur ni M. Benjamin n’ont vu ce compte-rendu ; je l’ai mis sous clef. M. Benjamin a évidemment des soupçons. Mais le docteur ni Mlle Heighty n’ont aucune idée de la cause véritable de votre défaillance. Tous deux croient que vous êtes sujette à de sérieuses attaques de nerfs, et que le nom de votre mari est véritablement Woodville. J’ai fait tout ce qu’un ami peut faire en pareil cas pour ménager un ami. Eustache persiste néanmoins à me blâmer de vous avoir permis d’entrer chez moi. Et, ce qui est pis, bien pis que tout le reste, il persiste à déclarer que l’événement de ce jour vous a fatalement séparée de lui « Notre douce vie à deux est à jamais finie, – m’a-t-il dit, – maintenant qu’elle sait que je suis l’homme qui a été jugé, à Édimbourg comme ayant empoisonné sa femme. »
Je me levai avec effroi.
« Grand Dieu ! Eustache suppose-t-il donc que je doute de lui ?
– Eustache est convaincu qu’il ne vous est pas possible, qu’il n’est possible à personne, de croire à son innocence.
– Aidez-moi à sortir ! m’écriai-je. Où est-il ?… Il faut que je le voie !… Je veux le voir !… »
Mais, en disant ces mots, je retombai, épuisée, sur le sopha. Le Major me versa, dans un verre, du vin d’une bouteille qui était sur la table, et insista pour me le faire boire.
« Vous verrez Eustache, je vous le promets, me dit-il. Le docteur lui a défendu de sortir de la maison, avant que vous ne l’ayez vu. Mais attendez un moment encore. Ma pauvre chère dame, attendez, ne fût-ce que quelques minutes, pour reprendre un peu de force ! »
Je ne pouvais faire autrement que d’obéir. Oh ! ces malheureuses minutes d’attente ! je ne puis me les rappeler, en écrivant ces lignes, sans frissonner encore… même après ce long intervalle.
« Maintenant, amenez Eustache ici ! repris-je après cette pause, je vous en prie, amenez-le !
– Qui pourrait lui persuader de revenir ? dit tristement le Major. Comment faire entendre raison à ce malheureux qui a pu s’éloigner de vous au moment où vous jetiez pour la première fois les yeux sur lui ? J’ai vu Eustache seul, dans la chambre d’à côté, pendant que le docteur vous donnait ses soins. Je me suis efforcé de le convaincre, de le toucher. Il m’a toujours fait la même réponse. À toutes mes raisons, à toutes mes instances, il a toujours opposé la même parole obstinée : Le verdict écossais ! le verdict du jury d’Écosse !…
– Le verdict d’Écosse ? répétai-je. Qu’est-ce que le verdict d’Écosse ? »
Le Major me regarda, tout surpris de ma question.
« N’avez-vous donc jamais entendu parler de ce procès ? me dit-il.
– Jamais !
– En effet, quand vous m’avez dit que vous aviez découvert le véritable nom de votre mari, je trouvais étrange que cette découverte n’eût rappelé dans votre esprit aucun pénible souvenir. Il n’y a pas plus de trois ans, que toute l’Angleterre parlait de votre mari. On a trouvé généralement tout simple que le pauvre garçon se fût dérobé sous un nom d’emprunt. Où pouviez-vous être à cette époque ?
– Vous dites qu’il y a trois ans de cela ?
– Oui.
– Je crois que je puis expliquer mon ignorance de ce qui était si bien connu de tout le monde. Il y a trois ans, mon père vivait encore, et j’habitais avec lui une maison de campagne en Italie, dans les montagnes, aux environs de Sienne. Nous ne lisions jamais un journal anglais, et nous étions des semaines et des mois sans voir un voyageur anglais. Il est bien possible qu’il ait été question de ce procès dans quelques-unes des lettres que mon père recevait d’Angleterre ; mais il ne m’en a pas parlé ; ou bien s’il m’en a dit quelque chose, je n’y ai prêté aucune attention, et ce qu’il m’en a pu dire m’est sorti de la mémoire. Quel rapport peut avoir ce verdict avec les doutes d’Eustache sur ma foi en lui, sur mon amour pour lui ? Eustache est en liberté. Ce verdict, par conséquent, l’a acquitté ; ce verdict l’a déclaré non coupable. »
Le Major Fitz-David secoua tristement la tête.
« Eustache, dit-il, a été jugé en Écosse ; or, la loi écossaise admet une sorte de verdict que ne connaît aucune loi, que je sache, chez les autres nations civilisées. Quand le jury hésite à condamner autant qu’à acquitter le prévenu, il peut, d’après cette loi, exprimer son doute par un verdict formulé d’une manière particulière. S’il ne trouve pas qu’il y ait assez d’évidence, d’un côté, pour déclarer le prévenu non coupable ;et s’il n’y a pas non plus assez d’évidence, de l’autre côté, pour le déclarer coupable, le jury se tire de la difficulté en prononçant ce verdict : Il n’y a pas de preuves suffisantes.
– Est-ce donc là, demandai-je, le verdict qui a été rendu dans le procès d’Eustache ?
– C’est ce verdict-là.
– Ainsi, le jury n’a été entièrement convaincu ni de la culpabilité ni de l’innocence de mon mari ? C’est là ce que le verdict écossais signifie ?
– Oui, c’est là ce qu’il signifie. Et ce doute du jury qui l’a jugé a passé dans l’opinion publique, et pèse depuis trois ans sur Eustache ! »
Je comprenais enfin… je comprenais tout !… Le faux nom sous lequel Eustache m’avait épousée ; les mots terribles qu’il avait prononcés, quand il m’avait demandé de respecter son secret ; le doute encore plus terrible qu’il ressentait en ce moment vis à vis de moi… tout cela s’expliquait clairement à mon esprit. Je me levai de nouveau. J’avais pris ma résolution… une résolution à la fois trop sacrée et trop désespérée pour être communiquée, dans le premier moment, à personne autre qu’à mon mari.
« Menez-moi auprès d’Eustache, dis-je au Major, je suis assez forte pour supporter quoi que ce soit maintenant. »
Après avoir jeté sur moi un regard interrogateur, le Major m’offrit silencieusement son bras et me conduisit hors du parloir.