« Gleninch, 19 Octobre 18..
« Mon mari,
« J’ai quelque chose de très-pénible à vous apprendre sur l’un de vos plus anciens amis.
« Vous ne m’avez jamais encouragée à aller à vous pour vous faire mes confidences. Si vous m’aviez permis d’être aussi familière avec vous que quelques femmes le sont avec leurs maris, j’aurais été vous parler au lieu de vous écrire. Dans l’état des choses, je ne sais pas comment vous auriez accueilli ce que j’avais à vous dire, si je vous l’avais dit de vive voix. C’est pourquoi je prends le parti d’écrire.
« L’homme contre lequel j’ai à vous mettre en garde, est encore l’hôte de votre maison… c’est Miserrimus Dexter. Je ne connais pas sur cette terre de créature plus fausse et plus perverse. Ne jetez pas ma lettre de côté ! J’ai attendu pour parler d’être en possession d’une preuve qui pût vous convaincre. Cette preuve, je l’ai aujourd’hui.
« Vous pouvez vous rappeler que je me suis hasardée à exprimer quelque désapprobation, quand vous m’avez annoncé, pour la première fois, que cet homme devait venir vous faire visite. Si vous m’aviez donné le temps de m’expliquer, j’aurais pu trouver en moi assez de hardiesse pour vous donner une bonne raison justifiant l’aversion que m’inspire votre ami. Mais vous n’avez pas voulu attendre. Vous vous êtes hâté, et très-injustement, de m’accuser d’avoir des préventions contre cette misérable créature, à cause de sa difformité. Jamais un sentiment autre que la compassion n’est entré dans mon cœur à l’égard des personnes difformes. J’éprouve même en réalité presque un sentiment de confraternité pour elles, étant moi-même… femme sans beauté… bien près d’être leur semblable. J’ai été opposée à ce que M. Dexter fût reçu chez vous, parce qu’à une époque antérieure il m’a demandé d’être sa femme et parce que j’avais des raisons pour croire qu’après mon mariage, il garderait encore pour moi son coupable et horrible amour. N’était-il pas de mon devoir, comme fidèle épouse, de m’opposer à ce qu’il devînt l’hôte de Gleninch ? Et n’était-il pas de votre devoir, comme bon mari, de m’encourager à en dire davantage ?
« Eh bien ! M. Dexter était notre hôte depuis plusieurs semaines, et M. Dexter avait osé me reparler de son amour. Il m’avait offensée, il vous avait offensé vous-même, en me déclarant qu’il m’adorait et qu’il vous haïssait. Il m’avait promis une existence de malheur impossible à supporter, si je restais chez moi, avec mon mari.
« Pourquoi ne me suis-je pas plainte à vous, et n’ai-je pas fait chasser ce monstre de notre maison, à l’instant et pour toujours ?
« Est-il certain que vous m’auriez crue, si je m’étais plainte et si votre intime ami avait nié toute intention d’offense à mon égard ? Je vous ai entendu dire une fois, quand vous ne me croyiez pas à portée de vous entendre, que les femmes les plus vaines sont toujours les femmes laides. Vous auriez pu m’accuser de vanité. Qui sait ?
« Mais je n’ai pas le désir de me retrancher derrière cette excuse. Je suis une femme jalouse et malheureuse, vivant dans la crainte perpétuelle qu’une autre ait pris ma place dans votre cœur. Miserrimus Dexter a exploité cette faiblesse. Il m’a affirmé qu’il pouvait me prouver, si je le lui permettais, que je suis au fond de votre cœur un objet de dégoût pour vous ; que vous reculez à la seule idée de me toucher ; que vous maudissez l’heure où vous avez été assez insensé pour faire de moi votre femme. J’ai lutté aussi longtemps que je l’ai pu contre la tentation de le laisser me fournir les preuves de ce qu’il avançait. Cette tentation était terrible pour une femme qui était loin de se sentir assurée de la sincérité de votre affection pour elle. En fin de compte, il a eu raison de ma résistance. J’ai eu le tort de dissimuler le dégoût que m’inspirait ce misérable. J’ai eu le tort de souffrir que cet ennemi de vous et de moi me fît ses confidences. Et pourquoi ? Parce que je vous aimais, parce que je n’aimais que vous au monde, et parce que la proposition de Miserrimus Dexter trouvait un écho dans le doute cruel qui, secrètement, me rongeait le cœur.
« Pardonnez-moi, Eustache ! C’est ma première faute envers vous. Ce sera la dernière.
« Je ne m’épargnerai pas ; je ferai la confession pleine et entière de ce que je lui ai dit et de ce qu’il m’a dit lui-même. Vous pourrez me faire souffrir à cause de cela, quand vous saurez ce que j’ai fait. Mais, au moins, vous aurez été averti à temps, et vous aurez vu votre faux ami sous son vrai jour.
« Je lui ai dit : – Comment pouvez-vous prouver que mon mari me hait en secret ?
« Il a répondu : – Je puis le prouver par un écrit émané de lui-même. Vous le verrez dans son Journal.
« – Mais, ai-je dit, son Journal est muni d’une serrure, et le tiroir qui le renferme est aussi fermé à clef. Comment pourrez-vous ouvrir et le Journal et la serrure ?
« Il m’a répondu : – J’ai mes moyens pour avoir raison de l’un et de l’autre, sans courir le risque d’être découvert par votre mari. Tout ce que je vous demande, c’est de me fournir l’occasion de vous voir en secret ; je m’engage, en retour, à vous apporter le Journal tout ouvert dans votre chambre.
« – Comment, ai-je dit, puis-je vous fournir ce que vous appelez une occasion ?
« Il me montra la clef de la porte de communication entre ma chambre et le petit cabinet de travail, et ajouta :
« – Avec mon infirmité, je puis être dans l’impossibilité de profiter d’une première occasion qui se présenterait ; je puis être empêché de me rendre secrètement chez vous, sans être observé. Il faut que je puisse choisir mon heure et mes moyens. Laissez-moi prendre cette clef, et laissez la porte fermée. Quand on s’apercevra que la clef manque, dites que c’est de peu d’importance, que la porte est fermée et que les domestiques n’ont pas besoin de perdre leur temps à chercher une clef égarée ; on ne s’en occupera plus dans la maison, et je serai en possession d’un moyen de communiquer avec vous que nul ne pourra soupçonner. Y consentez-vous ?
« J’y ai consenti.
« Oui, je me suis faite la complice de ce misérable à double face.
« Je me suis abaissée, je vous ai fait injure en acceptant un rendez-vous pour jeter des regards indiscrets sur votre Journal. Je sais à quel point ma conduite est vile. Je ne cherche pas d’excuses. Je ne puis que répéter que je vous aime, que j’ai peur que vous ne m’aimiez pas, et que Miserrimus Dexter m’a offert de mettre fin à mes doutes en me montrant les plus secrètes pensées de votre cœur, écrites de votre propre main.
« Il doit se rendre auprès de moi dans ce but, quand vous serez sorti, c’est-à-dire dans deux heures environ. Mais je lui déclarerai que je ne me contente pas d’un coup d’œil rapide jeté sur votre Journal, et je prendrai rendez-vous avec lui pour qu’il me le rapporte une seconde fois à la même heure. Avant ce moment, vous aurez reçu ces lignes par l’entremise de ma garde. Sortez, comme d’habitude, après en avoir pris connaissance ; mais revenez secrètement, et ouvrez le tiroir où vous renfermez votre Journal.Vous ne le trouverez plus. Allez vous poster alors sans bruit dans le petit cabinet de travail, et, quand Miserrimus Dexter me quittera, vous surprendrez le Journal entre les mains de votre ami[1]. »
« 20 Octobre.
« J’ai lu votre Journal.
« Enfin, je sais ce que vous pensez réellement de moi. J’ai lu ce que Miserrimus Dexter avait promis de me faire lire… l’aveu de votre dégoût pour moi, écrit de votre main.
« Vous ne recevrez pas ce que j’avais écrit hier, au temps et de la manière que j’avais indiqués. Quelque longue que soit déjà ma lettre, j’ai maintenant… après avoir lu votre Journal… des choses graves à y ajouter. Quand j’aurai achevé cette lettre et que je l’aurai mise dans une enveloppe cachetée, je la placerai sous mon oreiller. On la trouvera là quand on m’emportera pour me mettre au tombeau. Alors, Eustache, il sera trop tard pour garder une espérance ou apporter un secours… alors seulement ma lettre vous sera donnée.
« Oui, j’ai assez de la vie, oui, je veux mourir.
« J’ai déjà tout sacrifié à mon amour pour vous. Je sais à présent que mon amour vous est à charge, le dernier sacrifice à faire est aisé. Ma mort vous fera libre d’épouser Mme Beauly.
« Vous ne savez pas ce qu’il m’en a coûté pour contenir la haine que je ressentais pour elle, et la prier de venir nous rendre visite sans se préoccuper de ma maladie. Je n’aurais jamais fait cela si je n’avais pas été si folle de vous et si effrayée à la pensée de vous irriter contre moi en laissant voir ma jalousie. Et de quelle manière m’en récompensez-vous ? Que votre Journal réponde ! « J’ai tendrement embrassé ma femme, ce matin, et j’espère qu’elle ne se sera pas aperçue de l’effort que cela m’a coûté. »
« Allons, je le sais maintenant. Je sais qu’au fond de votre pensée, la vie pour vous est un purgatoire. Je sais que c’est par compassion que vous m’avez caché votre répugnance pour mes caresses. Je ne suis qu’un obstacle… « un obstacle absolument odieux… » entre vous « et la femme que vous aimez si tendrement, que vous aimez jusqu’à adorer la terre où elle pose le pied. » Eh bien, soit ! Je ne vous gênerai pas plus longtemps. Il n’y a là ni sacrifice, ni mérite de ma part. La vie est insupportable pour moi, maintenant que je sais que l’homme que j’aime avec tout mon cœur, avec toute mon âme, frissonne secrètement chaque fois que je le touche.
« J’ai sous la main le moyen de me donner la mort.
« L’arsenic que, par deux fois, je vous ai fait acheter pour moi est dans mon nécessaire de toilette. Je vous ai trompé quand j’ai prétexté je ne sais quelle utilité domestique pour me le procurer. Ma véritable raison était d’essayer si je ne parviendrais pas à améliorer mon affreux teint… non par vanité personnelle, mais uniquement pour paraître plus agréable à vos yeux. J’en ai employé quelque peu à cet usage, mais il m’en reste plus qu’il ne m’en faut pour me tuer. Ce poison aura enfin son utilité. Il peut avoir manqué d’efficacité pour me débarrasser de mon vilain teint ; il n’en manquera pas pour vous délivrer de votre affreuse femme.
« Ne souffrez pas qu’on se livre à une enquête sur mon corps, après ma mort. Montrez ma lettre au docteur qui me soigne ; elle lui apprendra que j’ai commis un suicide. Elle empêchera que quelque personne innocente soit soupçonnée de m’avoir empoisonnée. Je veux que personne ne soit blâmé ou puni. J’enlèverai l’étiquette du pharmacien, et je viderai avec soin la bouteille contenant le poison, de façon que personne n’ait à souffrir à cause de moi.
« Je m’arrête pour me reposer un peu… puis je reprendrai ma lettre. Elle est déjà beaucoup trop longue. Mais il faut penser que ce sont mes derniers adieux. Je puis bien prolonger un peu ma dernière causerie avec vous !
« 21 Octobre, deux heures du matin.
« Je vous ai renvoyé de ma chambre hier, lorsque vous êtes venu demander comment j’avais passé la nuit. Vous parti, j’ai parlé de vous à la garde qui me soigne dans des termes dont j’ai honte. C’est que maintenant je suis presque hors de moi. Vous savez pourquoi.
« Trois heures et demie.
« Eustache ! j’ai accompli l’acte qui vous délivre de la femme que vous haïssez. J’ai pris le poison… tout le poison qui restait dans l’enveloppe en papier qui m’est tombé sous la main. Si ce n’est pas suffisant pour me tuer, j’en ai une plus forte quantité dans le flacon.
« Cinq heures dix minutes.
« Vous venez de partir, après m’avoir donné ma potion. Le courage m’a manqué à votre vue. Je me suis dit en moi-même : – S’il me regarde avec bonté, je lui confesserai ce que j’ai fait, et je le laisserai me sauver la vie. Vous ne m’avez pas regardée du tout. Vos yeux sont restés fixés sur la potion. Je vous laisse partir sans vous dire un seul mot.
« Cinq heures et demie.
« Je commence à sentir les premiers effets du poison. La garde est endormie au pied de mon lit. Je ne l’appellerai pas à mon aide, je ne la réveillerai pas. Je veux mourir.
« Neuf heures et demie.
« Les tortures de l’agonie étaient trop affreuses, je n’ai pu les endurer… j’ai réveillé la garde. J’ai vu le médecin.
« Personne ne se doute de rien. C’est étrange, les douleurs ont cessé. Évidemment j’ai pris trop peu de poison. Il faut que j’ouvre le flacon qui en contient une plus forte dose. Heureusement, vous n’êtes pas près de moi… ma résolution de mourir, ou plutôt mon dégoût de la vie reste aussi invincible que jamais. Pour être sûre de garder mon courage, j’ai défendu à la garde de vous envoyer chercher. Elle est descendue par mon ordre et je suis libre de prendre le poison dans mon nécessaire de toilette.
« Dix heures dix minutes.
« Quand la garde m’a eu quittée, j’avais eu à peine le temps de cacher le flacon, quand vous êtes entré dans ma chambre.
« J’ai eu encore un moment de faiblesse en vous voyant. J’ai décidé que je m’accorderais une dernière chance de vivre. Autrement dit, j’ai décidé que je vous offrirais une dernière occasion d’être bon pour moi. Je vous ai demandé de me donner une tasse de thé. Si, en me rendant ce petit service, vous m’aviez seulement encouragée par une bonne parole, par un regard affectueux, j’étais résolue à ne pas prendre la seconde dose de poison.
« Vous avez fait ce que je vous demandais, mais sans une parole, sans un signe d’affection. Vous m’avez donné mon thé, comme vous auriez donné à boire à votre chien ; et puis, d’un air distrait… vous pensiez probablement à Mme Beauly !… vous m’avez demandé comment j’avais fait pour laisser tomber la tasse en vous la rendant. Je ne pouvais réellement plus la tenir, tant ma main tremblait. Si vous aviez eu, comme moi, de l’arsenic caché sous votre couverture, votre main aurait tremblé aussi ! Avant de vous retirer, vous m’avez dit avec politesse que vous espériez que le thé me ferait du bien. Mais, ah ! Dieu ! en me disant cela, vous ne me regardiez seulement pas ! Vos yeux étaient baissés sur les débris de la tasse cassée.
« Aussitôt après votre sortie, j’ai pris le poison. Une double dose cette fois.
« J’ai une petite recommandation à vous faire, pendant que j’y pense.
« Après avoir enlevé l’étiquette de la petite bouteille, et après l’avoir remise, bien nette, dans mon nécessaire de toilette, il m’est venu à l’esprit que je n’avais pas pris la même précaution, dans la matinée, pour l’enveloppe de papier, vide maintenant, et qui portait aussi le nom de l’autre pharmacien. Je l’avais jetée sur le couvre-pied, avec d’autres papiers inutiles. Ma garde, avec mauvaise humeur, s’était plainte de la malpropreté ; elle avait enlevé les papiers, les avait froissés dans sa main et jetés dans un coin de la chambre. J’espère que le pharmacien n’aura pas à souffrir de ma négligence. Je vous en prie, n’oubliez pas de dire qu’il ne mérite aucun blâme.
« Dexter… Quelque chose me rappelle Miserrimus Dexter. Il a remis votre Journal dans le tiroir, et il me presse de faire une réponse à ses propositions. Ce misérable traître a-t-il une conscience ? S’il en a une, lui-même il souffrira… quand il apprendra ma mort.
« La garde est revenue dans ma chambre, je l’ai renvoyée. Je lui ai dit que j’avais besoin d’être seule.
« Oh ! le moment est-il arrivé ? Je ne puis trouver ma montre… Est-ce le mal qui revient et qui me paralyse ? Je ne le sens pas encore très-vivement.
« Il peut revenir à tout moment. J’ai encore à fermer ma lettre et à écrire sur l’enveloppe que c’est à vous qu’elle est destinée. Il faut, en outre, que je garde la force de la cacher sous mon oreiller, de manière à ce que personne ne puisse la trouver avant ma mort.
« Adieu, mon ami. J’aurais désiré que vous eussiez une plus jolie femme. Quant à une femme plus aimante, c’était impossible. Même encore maintenant, je crains la vue de votre cher visage. Même encore maintenant, si le bonheur de vous regarder m’était donné, je ne sais si votre vue n’aurait pas la puissance de me faire confesser ce que j’ai fait, avant qu’il soit trop tard pour me sauver.
« Mais vous n’êtes pas là. Cela vaut mieux !…, cela vaut mieux !…
« Une fois encore, adieu ! Soyez plus heureux que vous ne l’avez été avec moi. Je vous aime, Eustache… je vous pardonne. Quand vous n’aurez rien de mieux à faire, pensez quelquefois aussi affectueusement que vous le pourrez à cette pauvre laide
« SARAH MACALLAN[2]. »