Nous nous dirigeâmes vers l’autre bout du vestibule. Le Major ouvrit la porte d’une pièce longue et étroite, construite sur le derrière de la maison, servant de fumoir, et occupant un des côtés de la cour.
Mon mari était seul dans cette pièce, assis au fond, près du feu. Il se leva et se tourna vers moi en silence quand je me présentai. Le Major ferma la porte sur nous et se retira. Eustache ne bougea pas de sa place pour venir au-devant de moi. Je courus à lui, je jetai mes bras autour de son cou et je l’embrassai. Il ne me rendit pas mon baiser ; il l’accepta passivement… rien de plus.
« Eustache ! lui dis-je, je ne vous ai jamais aimé plus profondément qu’à cette heure ! je n’ai jamais éprouvé pour vous une tendresse aussi grande que celle que j’éprouve maintenant ! »
Il se dégagea de mon étreinte et me fit signe, avec le geste poli d’un étranger, de prendre une chaise.
« Merci, Valéria, répondit-il d’un ton froid et mesuré ; vous ne pouviez m’en dire moins, après ce qui vient d’arriver, et vous ne pouvez m’en dire davantage ; merci ! »
Nous étions devant la cheminée. Il quitta sa place et s’éloigna silencieusement la tête basse, comme s’il allait sortir de la chambre. Je le devançai, et j’allais me placer entre la porte et lui.
« Pourquoi me quittez-vous ? lui dis-je. Pourquoi me tenez-vous ce cruel langage ? Êtes-vous fâché, Eustache ? Mon bien-aimé, si vous êtes fâché contre moi, je vous prie de me pardonner.
– C’est moi qui dois vous demander pardon, répondit-il. Je vous demande pardon, Valéria, de vous avoir épousée. »
Il prononça ces mots avec l’humilité d’un cœur profondément brisé et abattu, et cette douloureuse humilité faisait mal à voir.
Je plaçai ma main sur son cœur en lui disant :
« Eustache, regardez-moi. »
Il leva lentement les yeux sur moi, des yeux froids, clairs, sans larmes, et attacha sur moi un regard plein d’une résignation calme, d’un désespoir immuable. Dans la suprême douleur que j’éprouvai en ce moment, j’étais comme lui ; j’étais aussi calme et aussi froide que lui. Il me faisait frissonner, il me glaçait.
« Est-ce possible ? lui dis-je, doutez-vous vraiment que je croie en votre innocence ? »
Il laissa ma question sans réponse. Il murmura tristement, comme en lui-même :
« Pauvre femme ! »
Il répéta du ton de pitié qu’aurait pu avoir un inconnu :
« Pauvre femme ! »
Mon cœur se gonfla, comme s’il allait éclater. Je retirai ma main de dessus sa poitrine et l’appuyai sur son épaule pour me soutenir.
« Je ne vous demande pas d’avoir pitié de moi, Eustache ; je vous demande de me rendre justice. Vous ne me rendez pas justice. Si vous m’aviez confié la vérité, à l’époque où nous avons compris pour la première fois que nous nous aimions… si vous m’aviez tout avoué, et plus même que je n’en sais maintenant… je vous déclare, en présence de Dieu qui m’entend, que je vous aurais encore donné ma main. Après cela, doutez-vous que je vous croie innocent ?
– Je n’en doute pas, répondit-il. Tout en vous est générosité, Valéria. Vous parlez généreusement. Ne me blâmez pas, ma pauvre enfant, si je vois plus loin que vous ne voyez ; si je vois ce qui doit arriver… trop sûrement arriver… dans un cruel avenir.
– Un cruel avenir !… répétai-je ; que voulez-vous dire ?
– Vous croyez en mon innocence, Valéria ? Le jury qui m’a jugé en doutait… et a écrit son doute dans son verdict. Quelles raisons avez-vous pour croire, vous, en face de ce verdict, que je suis innocent ?
– Je n’ai pas besoin de raison ! Je crois en dépit du jury, en dépit du verdict.
– Vos amis penseront-ils comme vous ? Quand votre oncle et votre tante sauront ce qui est arrivé… et il faudra tôt ou tard qu’ils le sachent… que diront-ils ? Ils diront : Il a mal commencé ; il a caché à notre nièce qu’il avait été marié à une première femme ; il a épousé notre nièce sous un faux nom. Il peut dire qu’il est innocent ; mais nous n’avons que sa parole pour le croire. Le verdict a été : Pas de preuves suffisantes. Pas de preuves suffisantes, ce n’est pas assez ! Si le jury a commis une injustice envers lui… s’il est réellement innocent… qu’il le prouve. Voilà ce que le monde pense, voilà ce que le monde dit de moi ; c’est là ce que vos amis penseront et diront aussi. Un jour viendra, Valéria, où vous… oui, vous-même… vous sentirez que vos amis ont des raisons à donner àl’appui de leur opinion, et que vous n’en avez aucune à donner à l’appui de la vôtre.
– Ce temps ne viendra jamais ! m’écriai-je avec chaleur. Vous me méconnaissez, vous m’offensez en pensant qu’il puisse venir ! »
Il ôta ma main de dessus son épaule et recula d’un pas, en souriant amèrement.
« Il n’y a que peu de jours, Valéria, que vous êtes mariée. Votre amour pour moi est nouveau et jeune. Le temps, qui use tout, usera cette première ferveur de votre amour.
– Jamais !… jamais !… »
Il recula encore un peu plus loin.
« Regardez le monde qui vous entoure, dit-il, les plus heureux époux ne s’entendent pas et ne s’accordent pas toujours. Les meilleurs ménages ont leurs nuages passagers. Quand ces jours viendront pour nous, les doutes et les craintes que vous n’éprouvez pas maintenant pénétreront dans votre esprit. Quand les nuages obscurciront notre ciel conjugal… quand je vous dirai pour la première fois un mot un peu dur ; quand vous me ferez pour la première fois une réponse un peu vive… alors, dans la solitude de votre chambre, dans le silence de quelque nuit sans sommeil, vous penserez à la mort malheureuse de ma première femme. Vous vous souviendrez que j’en fus accusé et que mon innocence ne fut réellement pas prouvée. Vous vous direz : Cela commença-t-il du temps de cette femme, par un mot dur d’un côté, par une réponse trop vive de l’autre ? Cela finira-t-il un jour avec moi, comme le jury a été près de croire que cela avait fini avec elle ? Hideuses questions pour une femme à s’adresser à elle-même ! Vous les étoufferez. Vous reculerez devant elles avec horreur, comme une bonne épouse que vous êtes. Mais, quand nous nous retrouverons le matin suivant, vous serez sur vos gardes ; je m’en apercevrai, et je comprendrai au fond de mon cœur ce que cela veut dire. Aigri par cette découverte, le mot dur que je vous dirai une autre fois sera plus dur que le précédent. Vous vous rappellerez alors plus vivement et plus hardiment que votre mari a passé naguère en jugement comme empoisonneur, et que la question de la mort de sa première femme n’a jamais été complètement résolue. Voyez-vous quel enfer domestique peut sortir de ce qui vient d’arriver ? Était-ce sans motif que je vous avertissais et cela en termes solennels, de ne pas pousser plus loin vos recherches ? Pourrais-je me tenir à votre chevet, quand vous serez malade, sans que vous vous rappeliez, à propos de mes actions les plus innocentes, ce que j’ai pu faire quand j’étais auprès du chevet de ma première femme ? Si je vous verse votre médecine, cette action sera suspecte… on a dit que j’ai empoisonné les médecines de ma première femme. Si je vous apporte une tasse de thé, je ferai revivre le souvenir d’un horrible doute… on a dit que je mettais de l’arsenic dans ses tasses de thé. Si je vous embrasse quand je quitterai votre chambre… je vous ferai souvenir que les avocats de l’accusation ont dit que j’embrassais ma femme pour sauver les apparences, et tromper la garde-malade sur mes vrais sentiments. Pourrions-nous vivre dans de pareils rapports ? Nulle créature au monde n’est capable de supporter une telle existence. Ce même jour, auquel je viens de faire allusion, je vous ai dit : Si vous faites un pas de plus dans cette voie, c’en est fini de votre bonheur pour le reste de vos jours. Vous avez fait ce pas… et vous avez mis fin à votre bonheur et au mien. Le chancre qui ronge et qui tue s’est emparé de vous et de moi pour le reste de notre vie ! »
Je m’étais contenue jusque-là pour écouter Eustache. À ces derniers mots, le tableau de l’avenir qu’il venait de mettre sous mes yeux était trop affreux pour que je pusse rester plus longtemps maîtresse de moi-même. Je refusai d’en entendre davantage.
« Vous me tenez, dis-je, un horrible langage. À votre âge et au mien, en avons-nous déjà fini avec l’amour et avec l’espérance ? C’est un blasphème de parler ainsi quand on aime et qu’on espère.
– Attendez d’avoir lu mon procès, répondit-il. Vous vous proposez de le lire, je suppose ?
– Je n’en passerai pas un seul mot, pour une raison, Eustache, que je dois maintenant vous faire connaître.
– Ni les raisons que vous avez à me faire connaître, ni votre amour, ni votre espérance, ne peuvent altérer les faits. Ils sont inexorables. Ma première femme est morte empoisonnée ; et le verdict du jury ne m’a pas absolument acquitté de l’accusation d’être l’auteur de sa mort. Aussi longtemps que vous avez ignoré ces faits, il nous était possible d’être heureux. Maintenant que vous les connaissez, je le répète… notre vie de mari et femme a pris fin.
– Non ! m’écriai-je ; maintenant que je les connais, notre vie commune a commencé… mais commencé avec un nouveau but pour le dévouement de votre femme, avec une nouvelle raison pour votre femme de vous aimer !
– Que voulez-vous dire ?… »
Je me rapprochai de lui, et je pris sa main.
« Que m’avez-vous dit, Eustache ? Que le monde avait pensé, et que mes amis penseraient : L’insuffisance de preuves, ce n’est pas assez ! si le jury a été injuste envers lui… s’il est innocent… qu’il le prouve. Ce sont là les paroles que vous avez mises dans la bouche de mes amis. Je les accepte comme miennes. Je dis : l’insuffisance de preuves, ce n’est pas assez pour moi. Prouvez, Eustache, que vous avez droit à un verdict qui vous déclare non coupable. Pourquoi avez-vous laissé trois années s’écouler sans le faire ? Dois-je conjecturer que vous avez attendu que votre femme vous y aidât ? La voici, mon bien-aimé, prête à vous aider de tout son cœur et de toute son âme. La voici, n’ayant plus qu’un seul but dans sa vie… prouver au monde, prouver au jury d’Écosse que son mari est innocent ! »
Je m’étais exaltée ; mon pouls battait avec force ma voix retentissait dans la chambre. Mais s’était-il ranimé, lui ? Quelle fut sa première parole ?
« Lisez le procès, Valéria… Lisez le procès !… »
Il ne me dit pas autre chose. Je le saisis par le bras. Dans mon indignation et mon désespoir, je le secouai de toute ma force. Dieu me le pardonne ! je l’aurais presque battu, pour le ton avec lequel il avait parlé et le regard qu’il avait jeté sur moi.
« Oui, oui, repris-je, oui j’entends bien le lire, ce procès. J’entends le lire, ligne par ligne, avec vous. Quelque impardonnable méprise a eu lieu. Quelque témoignage en votre faveur, qui pouvait s’y trouver, a passé inaperçu. Des circonstances suspectes n’ont pas été suffisamment éclaircies. Des témoignages artificieux n’ont pas été suffisamment passés au creuset. Eustache, j’en ai la conviction profonde, quelque terrible inadvertance a été commise par vous ou par les personnes qui vous prêtaient leur concours. La résolution de faire rectifier cet abominable verdict a été la première que j’aie conçue, quand j’en ai d’abord entendu parler, dans la chambre d’à côté. Nous le ferons rectifier. Il faut que nous le fassions rectifier ; il le faut… pour vous, pour moi, pour nos enfants, si le ciel nous accorde la grâce d’en avoir. Oh ! mon bien aimé, ne me regardez pas avec ces yeux pleins de froideur ! Ne me répondez pas d’un ton aussi dur ! Ne me traitez pas comme si j’étais une pauvre femme ignorante et insensée qui parle d’une chose qui ne peut jamais arriver ! »
Eustache reprit encore, non plus cette fois avec froideur, mais avec une douleur profonde :
« Lisez le procès !… Ma défense a été présentée par les plus habiles avocats du pays. Après que des hommes d’un si grand talent ont fait tout ce qu’ils ont pu faire, et ont échoué… que pourrez-vous, ma pauvre Valéria, que pourrai-je moi-même ? Nous n’avons qu’à nous résigner.
– Jamais ! m’écriai-je. Les plus grands avocats sont des hommes ; les plus grands avocats ont commis des erreurs avant ce procès. Vous ne pouvez le nier.
– Lisez le procès ! »
Il répéta ces mots cruels pour la troisième fois, et n’ouvrit plus la bouche.
J’eus un moment de désespoir, je l’avoue, devant cette force de résistance impassible, invincible, impitoyable. Ainsi l’honnête ardeur de mon dévouement et de mon amour ne pouvait rien, n’obtenait rien ! Je pensai au Major Fitz-David. Peut-être ce vieil ami serait-il plus heureux que moi ?
« Attendez-moi un moment, dis-je à mon mari. Il faut que vous entendiez une autre opinion que la mienne. »
Je le quittai et rentrai dans le cabinet du Major. Il n’y était pas. Je frappai à la porte de communication qui donnait dans l’autre pièce. Elle fut aussitôt ouverte par le Major lui-même. Le docteur était parti. Benjamin était encore là.
« Venez !… venez parler à Eustache !… » dis-je au Major.
En ce moment on entendit la porte de la maison s’ouvrir et se fermer. Le Major et Benjamin se regardèrent en silence.
Je m’élançai, avant que le Major pût m’arrêter, et rentrai précipitamment dans la chambre où j’avais laissé Eustache. Elle était vide. Mon mari était sorti de la maison.