Le même soir, je reçus, par les mains d’un clerc, le devis promis.
C’était un document tout à fait caractéristique. Les dépenses étaient rigoureusement calculées à un shilling, à un penny près, et les instructions de notre infortuné messager, en ce qui touchait ses dépenses personnelles, les réduisaient à une parcimonie telle, que la vie en Amérique ne pouvait lui être que péniblement à charge. Par commisération pour ce pauvre homme, je pris la liberté, dans ma réponse à M. Playmore, d’augmenter un peu les chiffres indiqués comme devant figurer dans le chèque. J’aurais dû mieux savoir à qui j’avais affaire. M. Playmore me répondit pour m’informer que notre émissaire était parti, et il m’envoya un reçu en bonne forme, avec l’argent représentant le surplus de la somme que j’avais cru devoir ajouter à son évaluation.
En quelques lignes écrites à la hâte, il me faisait part du résultat de sa visite à Miserrimus Dexter.
Il n’y avait aucune amélioration, aucun changement dans son état. M. Dexter, le frère, était arrivé, accompagné d’un médecin spécialiste. Le nouveau docteur s’était refusé à donner une opinion positive, avant d’avoir eu tout le temps d’examiner et d’étudier le cas qui lui était soumis. En conséquence, il avait été décidé, que Miserrimus serait transporté dans une maison d’aliénés dont le docteur était le propriétaire, aussitôt que les dispositions à prendre pour recevoir le malade auraient été complétées. La seule difficulté qui se présentait était relative à la fidèle créature qui n’avait quitté son Maître ni jour ni nuit, depuis la catastrophe. Ariel n’avait point d’amis et point d’argent. Il ne fallait pas s’attendre à ce que le propriétaire de l’asile spécial la reçût, sans le payement de la rétribution accoutumée, et M. Dexter, le frère, n’était pas assez riche pour se charger de cette dépense. Sa séparation forcée du seul être qu’elle aimait et son transport dans un des asiles publics ouverts à la pauvreté, telle était la perspective qui attendait cette infortunée créature, à moins que quelqu’un n’intervînt en sa faveur avant la fin de la semaine.
Dans ces circonstances, le bon M. Playmore, faisant céder les droits de l’économie devant ceux de l’humanité, proposa d’ouvrir une souscription et offrit de s’inscrire libéralement en tête.
J’aurais écrit en pure perte tout ce qui précède s’il m’était nécessaire d’ajouter que j’envoyai immédiatement une lettre à M. Dexter, le frère, dans laquelle je déclarai prendre à ma charge toutes les dépenses que ne couvrirait pas la souscription, à la condition qu’Ariel suivrait Miserrimus lorsqu’il serait transporté à l’asile. Ce point me fut facilement concédé. Mais on souleva de graves objections quand je demandai qu’il fût permis à Ariel de donner ses soins à son Maître dans l’asile, comme elle le faisait chez lui. Les règlements de l’établissement s’y opposaient ; c’était, du reste, la loi constamment suivie partout ; etc., etc. Néanmoins, à force de persévérance, et en employant tous les moyens de persuasion, je gagnai assez de terrain pour arriver à une concession raisonnable. Durant certaines heures du jour, et sous certaines restrictions, Ariel aurait le privilège de veiller sur son maître dans sa chambre, et de l’accompagner quand il serait conduit dans sa chaise roulante, pour prendre l’air au jardin. Pour rendre hommage à l’humanité, qu’on me permette d’ajouter que la responsabilité que j’avais acceptée ne fut pas très-onéreuse pour ma bourse. Grâce à Benjamin, qui s’était chargé de la faire circuler, notre liste de souscription eut un plein succès. Les amis, et même des étrangers, ouvrirent leur cœur et leur bourse au récit de la touchante histoire d’Ariel.
Le jour qui suivit la visite de M. Playmore m’apporta des nouvelles d’Espagne, dans une lettre de ma belle-mère. Décrire ce que je ressentis à la lecture des premières lignes serait simplement impossible. Laissons Mme Macallan parler à ma place.
Voici ce qu’elle écrivait :
« Préparez-vous, ma chère Valéria, à une délicieuse surprise. Eustache a justifié ma confiance en lui. Quand il reviendra en Angleterre, il reviendra… si vous le voulez bien… à sa femme.
« Cette résolution, je me hâte de vous en donner l’assurance, n’a été provoquée par aucun effort de ma part. Elle est toute spontanée et uniquement due à la reconnaissance et à l’amour de votre mari.
« Dès qu’il a été en état de m’entendre, je lui ai appris que vous étiez venue veiller sur lui et l’entourer de vos plus doux soins, et, dès qu’il a été en état de parler, voici les premiers mots qu’il m’a dits : – Si je vis et qu’à mon retour en Angleterre j’aille voir Valéria, pensez-vous qu’elle me pardonne ? Nous ne pouvons, ma chère enfant, que vous laisser libre de faire vous-même la réponse à cette question. Si vous nous aimez, envoyez-nous-la vite, par le retour du courrier.
« Je vous avoue que, moi, j’ai retardé de quelques jours l’envoi de ma lettre. Vous ne m’en voudrez pas quand vous songerez qu’Eustache est bien faible encore et ne parle qu’avec difficulté. Je voulais lui donner tout le temps de la mûre réflexion et vous avertir franchement s’il était survenu quelque changement dans sa résolution.
« Trois jours se sont passés, et il n’a pas varié dans son sentiment. Il n’a plus qu’une pensée et qu’un rêve : il aspire au moment qui le réunira à vous.
« Mais ce n’est pas là tout ce que vous devez savoir et tout ce que je dois vous dire.
« Quelque grands que soient les changements apportés en lui par le temps et la souffrance, il n’y a nul changement dans l’aversion, dans l’horreur, devrais-je dire même, avec laquelle il envisage votre idée de provoquer une nouvelle enquête sur les circonstances qui se rattachent à la mort lamentable de sa première femme. Vous avez beau n’être évidemment animée que du désir de servir ses intérêts, cette considération ne saurait modifier en rien sa manière de voir.
« – A-t-elle renoncé à cette idée ? Êtes-vous positivement sûre qu’elle a renoncé à cette idée ? telle est la question qu’il ne cesse de m’adresser.
« J’ai répondu… pouvais-je faire autrement dans le triste état de santé où il est encore ?… j’ai répondu de manière à le calmer et à le satisfaire. Je lui ai dit : Tranquillisez-vous l’esprit à ce sujet. Valéria n’a pas autre chose à faire qu’à renoncer à son dessein : les obstacles qu’elle a rencontrés ont été reconnus insurmontables, et ont triomphé de sa résolution.
« C’était, vous vous le rappelez, ce que je croyais réellement devoir arriver, quand nous nous sommes entretenues de ce pénible sujet ; et je n’ai rien appris de vous, depuis ce temps, qui tende à ébranler le moins du monde ma conviction.
« Si j’ai été bien inspirée, comme je prie Dieu que cela soit, en prenant le parti que j’ai pris, vous n’avez qu’à confirmer mon dire dans votre réponse, et tout sera pour le mieux.
« Dans le cas contraire, c’est-à-dire si, par impossible, vous vouliez persévérer encore dans votre projet désespéré, alors ne vous faites pas d’illusion sur ce qui devra s’ensuivre ; dites-vous bien qu’en heurtant le sentiment si profond d’Eustache sur ce sujet, vous annulez tous les bons effets qu’ont produits dans son cœur sa reconnaissance, son repentir et son amour ; dites-vous bien… c’est ma conviction intime… que vous ne le reverrez jamais.
« Je m’exprime avec énergie dans votre intérêt, ma chère enfant, et pour votre bien. Lorsque vous me répondrez, joignez à votre lettre quelques lignes pour Eustache.
« Quant à la date de notre départ, il est encore impossible de vous la fixer d’une manière positive. Eustache se rétablit très-lentement : le docteur ne lui a pas encore permis de quitter son lit ; et, quand nous nous mettrons en route, nous devrons voyager à petites journées. Ce n’est donc pas avant six semaines, au plus tôt, que nous pouvons espérer revoir notre chère Angleterre.
« Affectueusement à vous.
« CATHERINE MACALLAN ».
Après la lecture de cette lettre, je fis pendant quelque temps des efforts infructueux pour ramener le calme dans mon esprit. Dans ce même moment, l’émissaire auquel nous avions confié le soin de poursuivre notre enquête, traversait l’Océan, en route vers l’Amérique.
Que fallait-il faire ?
J’hésitai. Cela semblera blâmable peut-être. Il est certain que j’hésitai. Cependant, il n’y avait réellement pas nécessité de me décider à la hâte ; j’avais devant moi toute la journée.
Je sortis et j’allai faire une promenade solitaire pour retourner dans mon esprit la question sous toutes ses faces. Je rentrai à la maison, et je continuai mes réflexions au coin du feu. Offenser et repousser mon bien aimé mari quand il revenait à moi ; quand, de sa propre volonté, il revenait repentant, c’était ce qu’une femme animée de mes sentiments ne pouvait dans aucun cas se décider à faire. Et pourtant, d’un autre côté, comment, ô mon Dieu, abandonner ma grande entreprise, dans l’instant même où le sage et prudent M. Playmore entrevoyait une tette perspective de succès qu’il s’était offert de lui-même à me prêter son assistance ? Placée entre ces deux cruelles alternatives, laquelle pouvais-je choisir ? Je ne choisis ni l’une ni l’autre. Qu’on veuille bien considérer la faiblesse humaine, et qu’on ait quelque indulgence pour la mienne ! Deux séduisants esprits malins, la Ruse et le Mensonge, me prirent doucement par la main et me dirent tout bas de leurs voix persuasives : « Ne te compromets ni dans l’une ni dans l’autre voie ; écris tout juste ce qu’il faut pour calmer ta belle-mère et pour contenter ton mari. Tu as du temps devant toi. Le temps peut se faire ton allié et te tirer d’embarras. »
Abominables conseils ! je les écoutai pourtant, hélas ! moi qui avais été bien élevée et aurais dû avoir de meilleurs sentiments. Vous qui lisez cette honteuse confession, vous eussiez été mieux inspirés. Vous n’êtes pas rangés dans la catégorie des misérables pécheurs du Livre de Prières.
Que j’aie au moins la vertu de dire la vérité ! En écrivant à ma belle-mère je l’informai qu’il avait été jugé nécessaire de faire transporter Dexter dans une maison d’aliénés ; mais je la laissai tirer, elle-même, les conclusions de ce fait, sans l’éclairer par le moindre renseignement additionnel. Dans le même esprit, je dis à mon mari une partie de la vérité, rien de plus. Je lui dis que je lui pardonnais de tout cœur… ce qui était vrai. Je lui dis qu’il pouvait venir à moi et que je le recevrais, les bras ouverts, ce qui était encore profondément sincère. Pour le reste, laissez-moi dire avec Hamlet :
… Le reste est le silence.
Après avoir fait partir ces deux affreuses lettres, je me sentis incapable de rester en place, et j’éprouvai le besoin de changer d’air. Il fallait attendre huit ou neuf jours avant de pouvoir espérer un télégramme de New-York. Je résolus de quitter, pour quelque temps, mon cher et admirable Benjamin, et d’aller revoir mon ancienne demeure dans le Nord, le presbytère de mon oncle. Mon voyage en Espagne, pour aller soigner mon mari, avait rétabli la paix entre moi et mes dignes parents, et j’avais promis d’aller leur demander l’hospitalité aussitôt qu’il me serait possible de quitter Londres.
Ce fut, à tout prendre, un temps heureux que celui que je passai dans ces lieux si pleins de souvenirs. J’allai revoir le sentier du bord de la rivière, où Eustache et moi nous nous étions rencontrés pour la première fois. Je me promenai sur la pelouse, et j’errai dans les allées bordées de massifs d’arbustes, où nous avions tant de fois marché côte à côte, où nous nous étions si souvent entretenus de nos inquiétudes, où si souvent nous les avions oubliées dans un baiser. Comme nos existences avaient été tristement et étrangement séparées depuis ! Comme il était encore incertain, le sort que nous réservait l’avenir !
Les gens et les choses au milieu desquelles je vivais avaient pour mon cœur un effet adoucissant, élevaient mon esprit. Je me reprochais, et me reprochais amèrement de n’avoir pas écrit plus longuement et plus franchement à Eustache. Pourquoi avais-je hésité à lui sacrifier mes espérances et mes intérêts dans mes recherches futures ? Il n’avait point hésité, lui, le pauvre garçon… sa première pensée avait été pour sa femme !
J’avais passé une quinzaine de jours chez mon oncle, sans recevoir de nouvelles de M. Playmore, quand une lettre arriva enfin, qui me causa un désappointement indescriptible. Un télégramme de notre émissaire nous informait que la fille du concierge de Gleninch avait quitté New-York avec son mari et que notre messager s’occupait de retrouver leurs traces.
Je n’avais pas autre chose à faire qu’à attendre patiemment, avec l’espoir de recevoir de meilleures nouvelles. Je restai dans le Nord, d’après le conseil de M. Playmore, de façon à ne pas me trouver à une grande distance d’Édimbourg, pour le cas où il aurait besoin de communiquer directement avec moi. Trois longues semaines d’attente s’écoulèrent encore, avant qu’une seconde lettre me parvînt. Cette fois, il était impossible de dire si les nouvelles étaient bonnes ou mauvaises, elles étaient simplement ahurissantes. M. Playmore, lui-même, en demeura stupéfait. Voici les quelques mots étranges… limités dans leur nombre, probablement par raison d’économie… qui nous parvinrent sous forme d’un télégramme adressé par notre agent en Amérique :
« – FOUILLEZ LE TAS D’ORDURES, À GLENINCH ».