Chapitre 43 ENFIN !

La lettre de M. Playmore, qui contenait le télégramme extraordinaire de notre agent, était loin d’exprimer les pressentiments de succès que l’honnête jurisconsulte avait laissé entrevoir chez Benjamin.

« Si le télégramme signifie quelque chose, » écrivait-il, « il signifie que les morceaux de la lettre déchirée ont été jetés dans le seau de la bonne avec la poussière, les cendres, et le reste des balayures de la chambre, et que ce seau a été vidé dans le tas d’ordures de Gleninch. Depuis ce temps, la masse des ordures, entassée par le balayage périodique des chambres, durant une période de trois années, y compris les cendres provenant des feux entretenus pendant presque toute l’année dans la bibliothèque et la galerie des tableaux, doit avoir été versée sur le tas d’ordures et avoir enterré les précieux morceaux de papier plus profondément de jour en jour. Même si nous avons la chance de retrouver ces fragments, pouvons-nous, après un temps si long, espérer les retrouver dans un état de conservation suffisant, et cela justement pour l’écriture ? Je serais charmé d’apprendre, et s’il se peut par le prochain courrier, quelle est là-dessus votre impression. Si vous jugez convenable de venir me consulter personnellement à Édimbourg, ce sera du temps d’épargné dans un moment où le temps est pour nous si précieux. Tant que vous résiderez chez votre oncle, vous vous trouverez à une distance d’Édimbourg qui rend les communications faciles ; songez-y bien. »

J’y songeai, et très-sérieusement. La première question que j’avais à examiner était celle qui concernait mon mari.

Le départ de la mère et du fils avait été si longtemps retardé par les ordres du médecin, que les voyageurs n’avaient pu encore pousser leur voyage de retour plus loin que Bordeaux, d’où j’avais reçu, il y avait trois ou quatre jours, les dernières nouvelles de Mme Macallan. Néanmoins, tout en tenant compte d’un certain temps de repos à Bordeaux, et de la lenteur avec laquelle ils seraient forcés de voyager ensuite, je devais m’attendre à les voir arriver en Angleterre avant que nous ayons pu recevoir une nouvelle lettre de notre agent en Amérique. Comment pourrais-je, dans cette situation, me rendre auprès de mon conseiller à Édimbourg, après avoir rejoint mon mari à Londres ! le problème n’était pas facile à résoudre. Le parti le plus sage et le meilleur me parut être de dire franchement à M. Playmore que je n’étais plus maîtresse de mes mouvements, et que ce qu’il aurait de mieux à faire serait de m’adresser sa prochaine lettre au domicile de Benjamin.

En écrivant à M. Playmore, j’avais à lui faire part de mes idées personnelles, au sujet de la lettre déchirée.

Dans les dernières années de la vie de mon père, j’avais voyagé avec lui en Italie, et j’avais admiré dans le musée de Naples les merveilleux restes du temps passé découverts dans les ruines de Pompéï. En vue de redonner courage à M. Playmore, je lui rappelai que l’éruption qui avait englouti la ville avait conservé pendant plus de seize siècles les objets les plus fragiles, tels que la paille dans laquelle des articles de poterie avaient été empaquetés, les peintures décorant les murailles des maisons, les vêtements portés par les habitants, et, ce qui était plus remarquable que tout, un morceau d’ancien papyrus, encore adhérent aux cendres volcaniques qui l’avaient recouvert. Si ces découvertes avaient été faites après un intervalle de seize cents ans, sous cette énorme couche de poussière et de cendres, nous pouvions certainement garder l’espoir de trouver une préservation pareille, au bout de trois ou quatre années, et sous ce petit monticule de cendres et de poussière. En prenant pour acquis ce qui était peut-être douteux, que les morceaux de la lettre pourraient être retrouvés, ma conviction personnelle était que l’écriture en pouvait être quelque peu décolorée, mais devait certainement demeurer lisible. L’accumulation même des ordures, que déplorait M. Playmore, devait, au contraire, avoir servi à préserver ces fragments de papier de la pluie et de l’humidité. Je terminai ma lettre sur ces modestes avis, me trouvant pour une fois, grâce à mes voyages sur le Continent, en position de remontrer quelque chose à mon savant conseil.

Une autre journée se passa sans m’apporter des nouvelles des voyageurs.

Je commençais à être inquiète. Je fis mes préparatifs dans la nuit, et je résolus de partir pour Londres le lendemain, si dans l’intervalle il ne me parvenait aucun avis d’un changement d’itinéraire dans le voyage de Mme Macallan.

Le courrier du matin décida du parti que j’avais à prendre ; il m’apportait une lettre de ma belle-mère, qui ajoutait une date mémorable à mon calendrier domestique.

Eustache et sa mère étaient parvenus jusqu’à Paris. Mais une nécessité cruelle les avait contraints de s’arrêter là. Les fatigues du voyage et les émotions anticipées que lui causait notre prochaine réunion, avaient été trop fortes pour mon mari. C’est à grand’peine qu’il avait pu gagner Paris, et il était maintenant cloué dans son lit par une rechute. Les médecins, cette fois, n’avaient pas de craintes pour sa vie, mais c’était à la condition qu’il aurait la patience de se soumettre au repos le plus absolu, pendant un temps assez long.

« Il dépend de vous, maintenant, Valéria, » écrivait Mme Macallan, « de lui apporter la force et le courage dont il a besoin pour supporter ce nouveau chagrin. Ne supposez pas un seul instant qu’il vous ait blâmée, qu’il ait seulement songé à vous blâmer, de m’avoir laissée en Espagne, lorsqu’il a été déclaré hors de danger. – C’est moi qui l’avais quittée, m’a-t-il dit, la première fois qu’il a été question de cela entre nous, et ma femme a le droit d’attendre que je revienne près d’elle. Telles ont été ses paroles, et il a fait tout son possible pour y conformer sa conduite. Mais retenu sans force dans son lit, il vous demande maintenant d’accepter l’intention pour le fait et de venir le rejoindre à Paris. Je crois vous connaître assez, ma chère enfant, pour être sûre que vous le ferez. Il ne me reste plus qu’à vous donner un dernier avis, avant de clore ma lettre. Évitez toute allusion, non-seulement au procès criminel, vous le feriez de vous-même, mais encore à la propriété de Gleninch. Vous comprendrez en quelles dispositions d’esprit il est dans son abattement actuel, quand je vous dirai que je ne me serais jamais aventurée à vous inviter à nous répondre, si vous ne m’aviez informée par votre lettre que vos visites à Dexter avaient cessé. Le croirez-vous ? son horreur de tout ce qui rappelle ses anciens tourments est encore si vivace, qu’il me demande aujourd’hui de consentir à la vente de notre maison de Gleninch. »

Voilà ce que m’écrivait la mère d’Eustache. Mais elle ne s’était pas fiée entièrement à sa puissance de persuasion personnelle. Un petit papier, enfermé dans la lettre, contenait ces trois lignes, tracées au crayon… d’une main bien débile et accusant un bien pénible effort… par mon pauvre bien-aimé lui-même :

« Je suis trop faible pour pousser plus loin mon voyage, Valéria. Viendrez-vous à moi et me pardonnerez-vous ? »

Après ces mots, quelques traits de crayon étaient tout à fait illisibles. Les deux phrases qu’il avait pu écrire l’avaient épuisé.

Ce n’est pas me faire un bien grand mérite, je le sais ; mais ayant avoué mes torts quand j’ai mal agi, qu’il me soit permis de le dire quand je rentre dans la bonne voie. Je me décidai à l’instant à renoncer à toute participation ultérieure aux tentatives faites pour retrouver la lettre déchirée. Si Eustache me le demandait je voulais avoir le droit de lui répondre :

« J’ai fait le sacrifice qui assure votre tranquillité. Dans le moment où il était le plus dur de m’y résigner, j’ai cédé par amour pour mon mari. »

La raison qui m’avait déterminée à revenir en Angleterre quand j’avais su que j’allais être mère aussi bien que j’étais sa femme légitime était encore présente à mon esprit quand je pris cette résolution. Le seul changement qui s’était opéré en moi, c’est qu’à présent je considérais comme mon premier devoir d’assurer le repos de mon mari. En faisant cette concession je n’abandonnais pas tout espoir. Eustache aurait aussi pour devoir de prouver de nouveau son innocence… ce serait le devoir du père vis-à-vis de son enfant.

J’écrivis de nouveau à M. Playmore ce matin-là, pour lui annoncer le parti que je venais de prendre et ma renonciation aux tentatives à faire pour découvrir le mystère enfoui sous le tas d’ordures de Gleninch.