Chapitre 27 M. DEXTER CHEZ LUI.

Je trouvai tout ce qu’il pouvait y avoir d’enfants oisifs dans le voisinage réunis autour de la carriole et exprimant dans leur langage leur stupéfaction à la vue d’Ariel, avec son paletot et son chapeau d’homme. Le poney était inquiet en entendant la rumeur de cette jeune foule. Mais Ariel, assise le fouet en main, restait magnifique de gravité, au milieu des quolibets et des rires qui éclataient autour d’elle.

« Bonjour ! » lui dis-je en approchant de ta carriole.

Ariel me répondit simplement :

« Montez. »

Puis, elle donna un coup de fouet au poney.

Je me préparais à accomplir en silence mon voyage vers le faubourg septentrional de Londres. Il était évidemment inutile que j’essayasse de parler. L’expérience m’avait appris que je ne devais pas espérer entendre tomber un seul mot de la bouche de ma conductrice. Mais l’expérience n’est pas infaillible. Après avoir conduit dans un morne silence pendant une demi-heure, Ariel me remplit d’étonnement en prenant tout à coup la parole.

« Savez-vous où nous allons ? demanda-t-elle en dirigeant son regard vers le point de la route qu’elle voyait entre les deux oreilles du poney.

– Non, répondis-je. Je ne connais pas le chemin. Où allons-nous ?

– Nous allons du côté d’un canal.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai grande envie de vous jeter dans ce canal. »

Cette menace peu rassurante me sembla exiger une explication. Je pris la liberté de la lui demander.

« Et pourquoi voulez-vous me jeter dans le canal ? lui dis-je.

– Parce que je vous hais, me répliqua-t-elle froidement et ingénument.

– Qu’ai-je donc fait qui vous ait offensée.

– Que voulez-vous au Maître ?

– Entendez-vous dire M. Dexter ?

– Oui.

– Je veux avoir un entretien avec lui.

– Non ! Vous voulez avoir ma place. Vous voulez brosser ses cheveux et parfumer sa barbe à ma place… méchante ! »

Je commençais à comprendre. L’idée que Miserrimus Dexter, par épreuve et par jeu, avait jetée la veille dans cette pauvre cervelle, y avait mûri et se faisait jour maintenant en ma présence détestée.

« Je n’ai pas la moindre envie de toucher à ses cheveux ni à sa barbe, dis-je. Je vous abandonne entièrement ce soin. »

Elle se tourna vers moi ; sa grosse figure s’empourpra, ses yeux ternes se dilatèrent, sous l’effort inaccoutumé qu’elle fit pour parler, et pour comprendre ce que je venais de lui dire.

« Répétez-moi cela, dit-elle brusquement, et répétez-le cette fois plus lentement. »

Je le répétai plus lentement.

« Jurez-le ! » s’écria-t-elle, de plus en plus animée.

Je gardai mon sérieux, le canal était visible à peu de distance, et je jurai.

« Êtes-vous satisfaite maintenant ? » lui demandai-je.

Elle ne répondit pas. Elle avait épuisé son maigre vocabulaire. Elle regarda de nouveau droit entre les deux oreilles du poney, fit entendre un gros soupir de soulagement, et, pendant tout le reste du chemin, ne jeta plus les yeux sur moi et ne m’adressa plus la parole. Nous suivîmes les bords du canal, et j’échappai à l’immersion. Les grelots de notre petit véhicule retentirent à travers les rues et les vastes terrains en friche que j’avais entrevus dans l’obscurité de la précédente soirée ; l’endroit me parut encore plus morne et plus hideux au grand jour que la veille. La carriole tourna court dans une ruelle qui eut été trop étroite pour donner passage à un véhicule d’une plus grande dimension et s’arrêta devant un mur et une porte que je ne connaissais pas. Ariel ouvrit la porte avec sa clef, et, conduisant le poney par la bride, m’introduisit dans le jardin et l’arrière-cour de la vieille maison isolée et délabrée de Dexter. Le poney regagna tout seul son écurie, traînant la carriole allégée. Ma silencieuse compagne me fit alors traverser une cuisine froide et nue, et un long corridor en pierre, au bout duquel, ouvrant une porte, elle m’introduisit, par derrière, dans la salle où Mme Macallan et moi avions pénétré la veille, par la porte de devant. Là, Ariel prit le sifflet qui pendait à son cou et fit entendre les notes aiguës et cadencées qui m’étaient déjà familières, et qui servaient de moyen de communication entre Miserrimus Dexter et son esclave. Le sifflet s’étant tu, les lèvres d’Ariel s’ouvrirent une dernière fois, avec effort, et laissèrent échapper ces mots :

« Restez-là, jusqu’à ce que vous entendiez le sifflet du Maître. Alors, montez l’escalier. »

Ainsi, j’allais être sifflée comme un chien, et le pire, c’est que je n’avais rien de mieux à faire que de m’y résigner. Ariel m’adressa-t-elle au moins un mot d’excuse à ce sujet ? En aucune façon. Elle me tourna le dos, et disparut dans l’obscure région de la cuisine.

Après avoir attendu une minute ou deux, aucun signal ne se faisant entendre de l’étage supérieur, je m’avançai vers la partie la plus large et la mieux éclairée de la salle basse, pour examiner en plein jour les tableaux que je n’avais fait qu’entrevoir imparfaitement, la veille au soir, dans l’obscurité où ils étaient plongés. Une pancarte en lettres multicolores, peinte sous la corniche du plafond, m’apprit que les peintures qui décoraient les murs de cette salle étaient du très-habile Dexter. Non content d’être poëte et compositeur, il était peintre par-dessus le marché. Sur l’un des murs, les tableaux étaient intitulés : Illustrations de la souffrance.Les sujets représentés sur l’autre mur étaient des Épisodes de la vie du Juif-Errant. Les amateurs que le hasard pouvait amener devant ces tableaux étaient sérieusement avertis, au moyen d’une autre inscription, de les considérer comme des produits de la seule imagination du peintre. Les personnes qui, dans les œuvres d’art ne s’attachent qu’à la nature, disait l’inscription, ne sont pas celles à qui M. Dexter adresse les œuvres de son pinceau. Il ne prend ses sujets que dans son imagination ; la nature ne pose pas devant lui.

Prenant donc soin d’écarter d’abord de mon esprit toute idée empruntée à la nature, je me mis à regarder, en premier lieu, les tableaux qui représentaient la Souffrance illustrée.

Je n’ai que bien peu de connaissances en fait d’art mais je n’eus pas de peine à voir que Miserrimus Dexter ignorait encore plus que moi les lois élémentaires du dessin, de la couleur, et de la composition. Ses peintures étaient, dans le sens le plus rigoureux du mot, de véritables croûtes. Le plaisir maladif et déréglé que le peintre trouvait à représenter des scènes d’horreur, était, sauf certaines exceptions, la seule marque originale qu’il fut possible de découvrir dans la série de ses œuvres.

Le premier tableau de la souffrance illustrée, était intitulé Vengeance. Un corps mort, vêtu d’un costume de fantaisie, était étendu sur le bord d’un fleuve écumeux, sous l’ombrage d’un arbre gigantesque. Un homme furieux, aussi en costume de fantaisie, se tenait à cheval sur ce cadavre, et brandissait en l’air un grand sabre, en contemplant, avec une féroce expression de joie, le sang de l’homme qu’il venait de tuer, coulant avec lenteur et goutte à goutte de la lame. Le tableau suivant, intitulé Cruauté,était divisé en plusieurs compartiments. L’un avait pour sujet un cheval effaré que son cavalier éperonnait impitoyablement, dans un combat de taureaux. Dans un autre, un vieux philosophe disséquait avec volupté un chat vivant. Dans un troisième, deux païens se faisaient des politesses devant la torture que subissaient deux saints : l’un de ces saints rôtissait sur un gril de fer ; l’autre, pendu par les talons, venait d’être écorché vif et respirait encore. Me sentant peu disposée, après ces échantillons de Souffrances à regarder les autres, je me tournai vers le mur opposé pour suivre la carrière du Juif-Errant. Ici, une seconde inscription m’apprit que, dans la pensée du peintre, le capitaine du Vaisseau-Fantôme n’était autre que le Juif-Errant continuant sur mer son interminable voyage. Le peintre suivait dans ses aventures maritimes ce mystérieux personnage. Le premier tableau représentait un port sur une côte hérissée. Un vaisseau était à l’ancre, avec son timonier chantant sur le pont. La mer, au large, était noire et houleuse. Des nuages orageux, déchirés par de nombreux éclairs, s’abaissaient sur l’horizon. À la lueur de ces éclairs, on apercevait le sombre Vaisseau-Fantôme qui se dirigeait, tantôt s’élevant sur la cime d’une haute vague, tantôt disparaissant comme englouti dans les flots. Si mal peinte que fût cette toile, elle portait réellement l’empreinte d’une certaine imagination, d’un véritable sentiment du surnaturel. Le tableau qui venait après me montrait le Vaisseau-Fantôme. L’équipage qui le montait était composé de petits hommes, dont les figures étaient blanches comme la pierre et les vêtements noirs comme l’ébène. Ils étaient assis, en rangs silencieux, sur les bancs du canot, tenant leurs avirons dans leurs mains maigres et longues. Le Juif-Errant, vêtu aussi de noir, élevait ses yeux et ses mains vers le ciel orageux, comme pour l’implorer. Les fauves de la terre et de la mer, le tigre, le rhinocéros, le crocodile, le requin, etc., entouraient le voyageur maudit, comme d’un cercle magique, et subissaient l’influence de son regard qui les domptait et les fascinait. Les éclairs avaient cessé de briller. Le ciel et la mer s’étaient assombris. Une faible et blafarde lueur était projetée par une torche que secouait un Esprit vengeur, planant sur la tête du Juif, et soutenu par des ailes de vautour déployées. Eh bien ! si bizarre que fût cette conception, il y avait là je ne sais quoi qui saisissait l’esprit et qui, je l’avoue, me fit une impression profonde. Le mystérieux silence de la maison et l’étrange situation où je me trouvais y étaient sans doute pour quelque chose. Pendant que j’examinais encore les terribles compositions que j’avais devant les yeux, les notes aiguës du sifflet de Dexter se firent entendre. J’étais, pour l’instant, tellement bouleversée, que je tressaillis et poussai un cri d’épouvante. Je fus en ce moment tentée d’ouvrir la porte et de m’enfuir. L’idée de me trouver seule avec l’homme qui avait peint ces effrayants tableaux me terrifiait réellement. Force me fut de m’asseoir sur l’une des chaises de la salle, et quelques minutes s’écoulèrent avant que mon âme eût retrouvé son équilibre, et que je fusse rentrée en possession de moi-même. Dexter siffla une seconde fois d’une façon qui témoignait de son impatience. Alors je me levai et montai le large escalier qui conduisait au premier étage. Reculer, lorsque je m’étais à ce point avancée, m’eût fait honte à mes propres yeux. Mais mon cœur battait à coups pressés dans ma poitrine, quand j’approchai de la porte de l’antichambre, et j’avoue sincèrement que je commençai à mesurer toute l’étendue de mon imprudence.

Il y avait une glace sur le manteau de la cheminée de l’antichambre. Je m’arrêtai une minute, émue comme je l’étais, pour voir quelle figure j’avais dans la glace.

La tapisserie qui cachait la porte du salon était à demi soulevée. Quoique j’eusse fait peu de bruit en entrant, les oreilles de chien de Miserrimus Dexter avaient saisi le frôlement de ma robe sur le parquet. La belle voix de ténor que j’avais entendue chanter la veille m’interpella doucement.

« Est-ce madame Valéria ? Je vous en prie, ne vous arrêtez pas dans l’antichambre ; prenez la peine d’entrer. »

J’entrai.

Le fauteuil roulant s’avança à ma rencontre, si lentement et si doucement, que je m’en aperçus à peine. Miserrimus Dexter me tendit la main d’un air languissant. Sa tête était inclinée de côté, et il semblait rêver ; ses grands yeux se fixèrent sur moi avec une expression de tristesse. On ne retrouvait pas en lui le moindre vestige de l’homme emporté et violent de ma première visite, qui avait été successivement Napoléon et Shakespeare. Le Dexter du matin était un homme doux, pensif, mélancolique, qui ne rappelait le Dexter du soir que par la bizarrerie préméditée de son costume. Sa jaquette, cette fois, était d’une étoffe de soie rose piquée. Le couvre-pieds qui cachait sa difformité, était en satin vert de mer pâle, qui se mariait avec la jaquette ; et, pour compléter cet étrange costume de fantaisie, il avait à ses poignets des bracelets d’or massif, de la forme à la fois simple et sévère que nous a transmise l’antiquité !

« Que vous êtes bonne de venir illuminer et charmer ma solitude ! dit-il de son accent le plus triste et le plus harmonieux. J’ai fait la toilette que vous voyez, expressément pour vous recevoir, en y employant ce que j’ai de plus beau dans ma garde-robe. Ne soyez pas surprise de ce soin. Excepté dans ce dix-neuvième siècle infesté d’un ignoble matérialisme, les hommes ont de tout temps porté, aussi bien que les femmes, des étoffes précieuses et de brillantes couleurs. Il y a un siècle, un gentilhomme en soie rose était un gentilhomme convenablement habillé. Il y a quinze cents ans, les patriciens des temps classiques portaient des bracelets exactement pareils aux miens. Je méprise le dédain grossier pour ce qui est beau, et la basse crainte de la dépense qui, dans le siècle où nous vivons, réduit le costume d’un homme distingué à l’habit noir, et ses bijoux à une bague. J’aime à me parer de ce qui est brillant et beau, surtout quand une dame brillante et belle vient me voir. Vous ne savez pas combien votre visite me ravit. Je suis dans un de mes jours de mélancolie. Les larmes remplissent malgré moi mes yeux. J’ai soif de pitié. Pensez au misérable état dans lequel je vis. Je suis un pauvre être solitaire, qu’a frappé une effrayante difformité. Ah ! quelle compassion je devrais exciter ! et je suis un objet d’épouvante ! Mon cœur si affectueux… vide ! Mes talents si extraordinaires… inutiles ou mal appliqués. Triste ! triste ! triste ! Ayez pitié de moi, je vous en conjure ! »

Ses yeux étaient littéralement pleins de larmes, larmes de commisération qu’il versait sur lui-même. Il me regardait et me parlait du ton gémissant et plaintif d’un enfant malade qui a besoin que sa nourrice le console. J’étais fort en peine de savoir ce que je devais faire. C’était parfaitement ridicule, mais je n’ai jamais été plus embarrassée de ma vie.

« Je vous en conjure, répéta-t-il, ayez pitié de moi ! Ne me soyez pas cruelle. Je ne vous demande que bien peu de chose. Ayez pitié de moi, madame Valéria ; dites que vous avez pitié de moi ! »

Je dis que j’avais pitié de lui, et je me sentis rougir en disant cela.

« Merci, madame, dit humblement Miserrimus Dexter. Vous me faites du bien. Allez un peu plus loin. Donnez-moi la main. »

Ce fut dit d’un ton si grave et si solennel, qu’en dépit de mes efforts pour me retenir, je partis d’un éclat de rire.

Miserrimus Dexter me regarda avec une stupéfaction qui, hélas, ne fit qu’accroître mon intempestif accès de gaieté. L’avais-je offensé ? Il n’y parut pas. Revenu de sa surprise, il reposa doucement sa tête sur le dossier de son fauteuil, comme un homme qui écoute en connaisseur l’exécution d’un morceau quelconque. Quand j’eus repris mon sérieux, il redressa la tête et m’applaudit de ses deux mains blanches en m’honorant d’un :

« Encore ! »

Et il ajouta, en reprenant le ton enfantin :

« Recommencez, je vous en prie. Joyeuse madame Valéria, vous avez un rire musical, et moi j’ai une oreille musicale. Recommencez. »

Cependant, j’avais retrouvé mon sérieux.

« J’ai honte de moi-même, monsieur Dexter, lui dis-je ; pardonnez-moi, je vous en prie. »

Il ne me répondit pas ; je ne sais même s’il m’entendit. Son caractère variable semblait subir un changement. Il me parut examiner ma toilette avec une attention inquiète et tirer de cet examen des conclusions à lui.

« Madame Valéria, dit-il tout à coup, vous n’êtes pas confortablement assise dans ce fauteuil.

– Pardonnez-moi, répliquai-je, j’y suis très-confortablement.

– Pardonnez-moi, à votre tour ; il y a, à l’autre bout de la chambre, un fauteuil en jonc, de fabrique indienne, qui est plus convenable pour vous. Voulez-vous accepter mes excuses, si j’ai l’impertinence de vous prier de l’aller chercher vous-même ? J’ai une raison pour cela. »

Il avait une raison ! À quelle nouvelle excentricité allait-il me faire assister ? Je me levai, et j’allai chercher le fauteuil qu’il m’indiquait. Il était assez léger pour qu’il me fût facile de le traîner. Quand je revins près de lui, je crus voir que ses regards continuaient à scruter et à détailler ma toilette avec un soin particulier. Et, chose plus étrange, il paraissait en être à la fois charmé et chagriné.

Je plaçai mon fauteuil près de lui, et j’allais m’y asseoir, quand il reprit :

« Pardon encore ! Je vous serais obligé, plus que je ne puis vous le dire, d’aller prendre, à l’autre bout de la chambre, un écran accroché au mur, et qui est de même fabrication que le fauteuil. Nous sommes un peu près du feu ici ; vous pourrez trouver cet écran utile. Excusez-moi, encore une fois, de vous laisser prendre cette peine, mais permettez que je vous assure de nouveau que j’ai une raison pour cela. »

C’était la seconde fois qu’il me répétait, avec une expression singulière, qu’il avait une raison. La curiosité faisait de moi une aussi humble servante de ses caprices, que l’était Ariel elle-même. J’allai chercher l’écran. Quand je revins, je vis ses yeux toujours arrêtés, avec la même fixité incompréhensible, sur mon habillement, d’ailleurs parfaitement simple et sans la moindre prétention. Je retrouvai aussi dans son regard le même bizarre mélange de plaisir et de peine.

« Merci un millier de fois ! dit-il. Vous m’avez… très-innocemment… déchiré le cœur. Mais vous ne m’en avez pas moins causé un bonheur inappréciable. Voulez-vous me promettre de ne pas vous offenser, si je vous dis la vérité ? »

Il approchait de son explication. Je ne fis jamais une promesse avec plus d’empressement.

« Je vous ai impoliment envoyée chercher vous-même ce fauteuil et cet écran, continua-t-il ; mon motif, pour cela, vous paraître bien étrange, j’en ai peur… Vous êtes-vous aperçue que je vous regardais marcher très-attentivement… trop attentivement, peut-être ?

– Oui ; je pensais que vous examiniez mon costume. »

Il secoua la tête et soupira amèrement.

« Je n’examinais, dit-il, ni votre costume, ni votre visage. Votre costume est de couleur sombre, et votre visage est encore étranger pour moi. Chère madame Valéria, je tenais à vous voir marcher. »

À me voir marcher ! Que voulait-il dire ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Où errait en ce moment cet esprit vagabond ?

« Vous avez une qualité rare chez une Anglaise, reprit-il. Vous marchez bien. Elle marchait bien, elle aussi. Je n’ai pu résister à la tentation de la revoir en vous voyant. C’était son mouvement, c’était sa grâce simple, douce, inconsciente d’elle-même, que je revoyais en vous, quand je vous contemplais allant au bout de la chambre et en revenant. Vous l’avez fait sortir pour moi de la tombe, quand vous êtes allée chercher le fauteuil et l’écran. Pardonnez-moi de m’être ainsi servi de vous. L’idée était innocente, le motif était sacré. Vous m’avez désolé et vous m’avez ravi. Mon cœur saigne… et vous remercie. »

Il s’arrêta un moment ; il laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Puis, il la releva soudain.

« Je suis certain, reprit-il, que nous parlions d’elle hier soir ; mais que disais-je donc ? et que disiez-vous ? Mes souvenirs sont confus ; je ne me les rappelle qu’à demi. Ayez la bonté, je vous en prie, de me les remettre en mémoire. Vous n’êtes point offensée de cette prière… n’est-ce pas ? »

J’aurais pu m’en offenser, si elle m’eût été adressée par un autre homme ; de sa part, je ne m’en blessai pas. Pour me fâcher contre Miserrimus Dexter, je tenais trop à trouver le chemin de sa confiance, maintenant qu’il avait abordé, de son propre mouvement, le sujet de la mort de la première femme d’Eustache.

« Nous parlions, répondis-je, de la mort de Mme Eustache Macallan, et nous disions… »

Il m’interrompit, en rapprochant vivement son fauteuil du mien.

« Oui ! oui ! s’écria-t-il ; et je m’étonnais de l’intérêt que vous pouviez avoir, vous, à pénétrer le mystère de sa mort. Parlez ! fiez-vous à moi ! je meurs d’envie de le savoir.

– L’intérêt que vous avez à l’apprendre, dis-je, ne peut être plus fort que celui qui m’anime moi-même. Le bonheur de toute ma vie à venir dépend du succès de mes efforts pour découvrir le mystère de cette mort.

– Bon Dieu !… Pourquoi ? s’écria-t-il. Mais arrêtez ! Voilà que je m’exalte, et je dois être calme, je dois rester maître de mon esprit ; je dois l’empêcher de s’égarer. La chose est trop sérieuse ! Attendez une minute ! »

Une élégante petite corbeille était accrochée à un des bras du fauteuil. Il l’ouvrit et en tira une bande de broderie aux trois quarts achevée, avec tout ce qu’il fallait pour exécuter ce genre de travail. Nous nous regardâmes par-dessus la broderie. Il remarqua ma surprise.

« Les femmes, dit-il, ont le bon sens d’apaiser leur esprit et de mûrir leurs desseins avec tranquillité, en se livrant au travail à l’aiguille. Pourquoi nous hommes, serions-nous assez déraisonnables pour nous refuser cette admirable ressource, la simple et calmante occupation qui détend les nerfs et donne à la pensée le repos et la liberté ? J’ai suivi, moi homme, le sage exemple des femmes. Madame Valéria, permettez-moi de rentrer en moi-même. »

Après avoir disposé gravement sa broderie, cet être bizarre commença à travailler, avec toute l’agilité d’une brodeuse accomplie.

« Maintenant, dit Miserrimus Dexter, si vous êtes prête, je suis prêt. Parlez… et je travaille en vous écoutant. Commencez, je vous prie. »

Je lui obéis et je commençai.