XIX - LA MORT DE LOUIS XVI

 

 

Je n’ai fait, qu’indiquer ces journées de septembre où les bourreaux, si ce n’était encore salir ce nom que de le donner à de pareils assassins, se comptèrent par milliers ; je n’ai fait qu’esquisser à, grands traits cette agonie de la royauté dont les crises terribles et mémorables s’appelèrent le 20 juin et le 10 août ; je dois être moins sobre de détails sur l’agonie du roi, puisque c’est à mon aïeul qu’échut la déplorable mission d’immoler cette auguste victime.

On connaît les aspirations libérales de Charles-Henry Sanson, sa sympathie dès le début pour la cause de la Révolution ; il faut bien dire maintenant que la marche des événements avait singulièrement refroidi ces sentiments. L’Assemblée législative n’avait déjà point réalisé les espérances de la Constituante, et voilà que la Convention inaugurait un système de violence, à effrayer les esprits les moins timides et les cœurs les plus résolus.

La déchéance du roi, sa captivité à la tour du Temple avaient éveillé dans toutes les âmes honnêtes, même parmi celles les plus dévouées aux idées nouvelles, une suprême commisération et peut-être quelque hésitation sur la justice d’une cause qui en venait à de pareilles extrémités. Lafayette, si longtemps l’idole du peuple, en qui paraissaient s’être si bien personnifiés à une autre époque les sentiments de la nation, ne venait-il pas de donner tout le premier le plus éclatant exemple de cette défaillance qui saisissait tous les véritables amis de la liberté, en quittant brusquement le commandement de son armée pour chercher un refuge à l’étranger ; triste refuge qui devait être une prison d’État.

La Révolution impatiente avait adopté d’autres chefs. Ballotée encore entre deux partis prêts à s’entre-dévorer : la Gironde et la Montagne, elle n’allait pas tarder à tomber dans les mains du plus habile, c’est-à-dire de celui qui saurait le mieux flatter les passions de la multitude avide d’exercer de sanglantes représailles contre la monarchie, contre les classes privilégiées, seules coupables, à ses yeux, de la misère publique et de tous les abus reprochés à de longs siècles d’oppression. Les déclamations énergiques qui ne cessaient de retentir dans les clubs, continuaient à entretenir cette exaltation des masses qui s’était traduite par l’envahissement des Tuileries, par celui des prisons et par les massacres sans nom qui ensanglantèrent les journées du 2 et du 3 septembre 1792. 

Dans de telles circonstances, la Convention, elle-même, n’était qu’un fantôme de pouvoir ; obligée de plier le plus souvent sous les injonctions redoutables de cette autorité naissante qu’on appelait la Commune, et qui n’était autre que l’insurrection organisée, la plupart de ses votes étaient arrachés à la crainte de donner, par une résistance prématurée, le signal d’une anarchie pire encore que celle qui dévorait notre malheureux pays.

Qu’était-ce en effet que cette Commune qui, sous une modeste dénomination municipale, jouait un rôle politique si important et exerçait un pouvoir si absolu ? Comment pouvait-elle imposer à ce point à une Assemblée en qui résidait après tout la souveraineté nationale ? C’est que cette Commune avait elle-même ses points d’appui dans les clubs qui agitaient l’opinion et organisaient les manifestations armées, dont le résultat, toujours sanglant, consternait tous les amis de l’ordre et du véritable progrès.

La majorité de l’Assemblée était encore acquise aux idées sagement libérales, aux principes régulateurs des sociétés ; mais que pouvait cette majorité flottante, indécise entre les deux partis qui avaient seuls le courage d’affronter les périls de la situation, et, opposés de vues comme de système, entamaient déjà, pour saisir le pouvoir, la lutte dans laquelle le plus faible, le plus modéré allait succomber ? Tous les vieux liens sociaux étaient brisés : Dieu chassé de ses temples et effacé des lois humaines ; la monarchie traînée d’insultes en insultes jusqu’à la captivité ; à ces temps nouveaux il fallait des hommes nouveaux, et, malgré l’énergique résistance des Girondins, malgré le poids de l’individualité puissante de Danton, l’homme de septembre, on sentait poindre la sanglante dictature de Robespierre.

La vie du roi fut le premier enjeu de la lutte des deux factions qui aspiraient à dominer la Convention. La Gironde ne voulait pas dans le principe la mort de Louis XVI ; elle avait le triste pressentiment que ce meurtre politique ne serait pas le dernier et inaugurerait mal le règne dé la Révolution ; mais intimidée par les clameurs frénétiques du dehors, par les audacieux défis de la Montagne, elle se laissa arracher cette concession à une soif de popularité bien décevante, car quelques mois après avoir livré ce sanglant otage à la population qu’elle avait cru flatter, elle était à son tour abandonnée par cette populace, et expiait sur le même échafaud que l’infortuné monarque, son aveuglement et sa pusillanimité. 

Etait-ce donc bien le peuple que cette multitude qui assiégeait les tribunes de la Convention pour applaudir ou huer les orateurs selon qu’ils parlaient ou non dans le sens de ses passions sauvages ; qui, tout le jour, battait le pavé au son du tambour et au bruit des armes pour porter partout ses appels incessants à la révolte ; qui, le soir, faisait entendre dans les clubs des déclamations furibondes. entremêlées de motions incendiaires ; et qui enfin, de temps à autre, retroussait ses manches pour se mettre les bras dans le sang jusqu’au coude ? J’avoue que je n’en ai jamais été très persuadé, ou bien alors il faudrait en conclure que le peuple est une collection de bourreaux !

On vit très certainement à cette malheureuse époque porter au bout des piques, comme de glorieux trophées, plus de têtes humaines que mon aïeul et ses ancêtres n’en avaient fait tomber, traîner par les rues plus de cadavres mutilés qu’ils n’avaient infligé de supplices pendant plus d’un siècle.

Est-ce donc le peuple qu’il faut accuser de toutes ces cruautés ? Non ; ce sont les meneurs audacieux qui ne savent que soulever et exploiter les mauvaises passions ; c’est la lie de la population qui, en ces temps d’orage, remonte à la surface et couvre le reste de sa hideuse écume.

Que de fois, dans ces groupes armés qui parcouraient la capitale, mon grand-père reconnaissait d’anciens clients du fouet et de la marque, ou tout au moins les spectateurs habituels des exécutions, qui étaient loin de former, comme on sait, un public d’élite. Tout cela, ainsi que je le disais tout à l’heure, avait donc considérablement amoindri son enthousiasme patriotique pour la Révolution.

Du reste, il vivait ainsi que son fils, mon père déjà âgé de vingt-sept à vingt-huit ans, aussi en dehors que possible des événements. Cela est tellement vrai, que le 10 août 1792, on ignorait le matin, dans ma famille, l’attaque du château des Tuileries.

Mon père s’était rendu ce jour-là pour déjeuner chez son oncle Louis-Cyr-Charlemagne Sanson, exécuteur de la Prévôté de l’hôtel du roi, qui ne savait pas davantage que sa charge sombrait à cet instant dans le naufrage de la royauté. Je laisse ici la parole à mon père pour quelques incidents dont il a tracé lui-même un récit auquel je ne veux me permettre de rien changer :

« Après le repas, dit-il dans ce récit, j’avais ouvert la fenêtre pour renouveler l’air, je crus apercevoir dans la rue un attroupement considérable ; mais comme l’appartement était au quatrième étage, je ne distinguais pas bien ce que c’était. Cependant je voyais au milieu de la foule un tout jeune homme qui élevait quelque chose en l’air au bout d’un bâton. Ma tante qui était venue me rejoindre à la fenêtre s’écria aussitôt.

— Grand Dieu ! c’est une tête. 

Ce cri nous glaça d’effroi et d’épouvante et nous voulûmes savoir de suite quel malheur venait d’arriver. Mais à peine avions-nous eu le temps de la réflexion qu’un groupe plus nombreux encore nous apparut poursuivant un jeune homme que nous reconnûmes pour un Suisse de la caserne Poissonnière. Le malheureux fuyard avait quelque avance et semblait chercher d’un œil anxieux une issue pour s’échapper. J’avoue que mon oncle et moi ne fûmes pas très prudents, mais je ne pus réprimer le premier mouvement de compassion que je ressentis, et je dis à mon oncle que nous ne pouvions laisser ainsi massacrer cet homme sous nos yeux et, pour ainsi dire, à la porte de notre maison. Malgré les supplications de ma tante et les représentations de la société, mon oncle et moi nous descendîmes en toute hâte et nous ouvrîmes sur-le-champ la porte de la maison.

— Que voulez-vous faire à ce jeune homme, dis-je à ceux qui s’étaient le plus approchés, et que vous a-t-il fait ?

Mais, messieurs, répondit un homme à face patibulaire, on tue tous les Suisses. 

— Et pourquoi cela ? 

— Mais vous ne savez donc pas ? „ 

— Non, je ne sais rien, si ce n’est que ce jeune homme ne vous a rien fait et que vous voulez l’assassiner. C’est horrible, je ne connais que cela. 

C’est égal, s’écrièrent-ils, il faut le tuer. Ses camarades en ont tué bien d’autres aux Tuileries. 

— C’est ce que j’ignore, répondis-je avec une contenance ferme ; mais vous ne tuerez pas celui-ci qui ne vous a rien fait. 

Tout en discourant ainsi mon oncle et moi étions parvenus à nous mettre devant le pauvre Suisse qui, voyant que nous le défendions, se pressait contre nous. Deux des plus grands et des plus hardis de la bande s’avançaient déjà pour le saisir, mais je les repoussai vivement et, pendant ce temps-là, mon oncle, qui n’était pas resté oisif, le faisait entrer par la porte, que nous eûmes l’adresse et le bonheur de refermer sur le nez des égorgeurs.

La maison, située rue de Beauregard, donnait sur un passage qui communiquait rue de Cléry dans la boutique d’un boucher. Nous pûmes échapper par là et conduire notre fugitif, sur sa demande, au corps-de-garde de la section de Bonne-Nouvelle qui était, à cette époque rue de Bourbon-Villeneuve, près la cour des Miracles. Après l’avoir déposé là en sûreté, nous nous fîmes reconduire par douze hommes du poste, bien armés, qui dissipèrent sans peine le rassemblement qui s’était formé devant notre maison et ne parlait de rien moins que d’enfoncer la porte pour reconquérir sa proie.

C’est l’escorte qui nous reconduisit, qui nous apprit les événements de la matinée : la prise des Tuileries et le massacre des Suisses.

On a bien raison de dire que les choses les plus tristes ont toujours un côté plaisant. Cette journée si tragiquement commencée se termina par un incident presque burlesque. Mon oncle et moi nous trouvâmes à notre retour un de nos parents, qui arrivait de la province pour passer quelques jours à Paris, et que ma tante avait fort effrayé en lui racontant ce qui venait de se passer. Le pauvre homme était d’une faiblesse de caractère qui allait jusqu’à la pusillanimité, de sorte qu’il voulait repartir incontinent et ne répondait qu’en tremblant et de la façon la plus distraite, à nos félicitations de bienvenue. Mais le pire de tout, c’est que lorsqu’il s’agit de mettre à exécution son projet de repartir de suite, nous apprîmes qu’on venait de fermer les barrières, et que personne ne sortirait de Paris sans l’accomplissement de certaines formalités qui étaient pour notre malheureux parent une nouvelle occasion d’inquiétudes. Il tomba dans le désespoir le plus comique, s’arrachant les cheveux, accusant son imprudence jusqu’à ce que je parvinsse enfin à lui faciliter une évasion cent fois plus compromettante que les formalités à l’aide desquelles il eût pu sortir de Paris ostensiblement. 

Je connaissais fort heureusement un ancien ami de feu mon grand-père Jugier, qui avait un jardin dans le marais donnant d’un côté sur une rue près de la barrière, et de l’autre côté au delà même de cette barrière. C’est par cette issue que s’échappa notre peureux ami qui avait eu soin préalablement de revêtir un déguisement complet de jardinier, sans excepter la veste et la hotte qu’il abandonna sans doute à quelques lieues de la capitale.

Jusqu’à ce moment, mon père et moi, nous ne nous étions guère empressés d’aller aux sections ni de faire partie de la garde nationale ; mais le lendemain, samedi 11 août, dans l’après-dîner, deux délégués de la section vinrent nous inviter de la part de l’assemblée de notre district à nous rendre dans son sein. Il fallut bien obéir ; j’avais reconnu dans l’un des délégués un ancien camarade de pension, qui avait jusqu’alors ignoré mon origine ; je craignis que la découverte qu’il en faisait n’altérât ses sentiments à mon égard. Il n’en fut heureusement rien, et il me sembla au contraire qu’il prenait à tâche de me témoigner, par des marques d’attention multipliées, combien il se mettait au-dessus du préjugé qui flétrissait ma famille.

Cette première délibération de l’assemblée à laquelle nous assistâmes, n’offrit rien d’intéressant ; mais le lendemain, dimanche 12 août, on nomma une députation de douze membres dont je fis partie, et qui avait pour mission de protester contre l’intrusion d’un individu presque inconnu dans notre section où il n’était même pas domicilié, et qui avait profité des troubles de la journée du 10, pour surprendre la religion de nos co-sectionnaires et se faire nommer notre représentant à la Commune.

Nous nous rendîmes donc à l’Hôtel-de-Ville où siégeait la Commune, et le président de notre députation, un ancien jurisconsulte, nommé Jacob, qui était fort considéré, déposa sur le bureau du secrétaire la copie de l’arrêté de notre section qui expliquait notre démarche. Quand son tour fut venu de développer les motifs de cet arrêté, il fut brusquement interrompu par Chaumette, alors procureur-syndic, qui déclara que l’individu que nous voulions répudier, était parfaitement connu de lui et de Robespierre, qu’ils l’avaient vu monter dans les carrosses qui conduisaient le roi et la famille royale au Temple ; et que c’était là une preuve de civisme suffisante pour lui concilier l’estime et la reconnaissance de tous les bons patriotes.

Voilà, en effet, comment une foule de gens, n’ayant d’autre mérite que l’à-propos et l’effronterie, avaient profité de la confusion de ces malheureuses journées, pour usurper toutes sortes de fonctions. II faut dire aussi que la Commune, ce jour-là, était encore remplie de tous ceux qui avaient pris une part active à l’affaire du 10 août. Presque tous les assommeurs et égorgeurs y étaient rassemblés, car, c’est sur les marches de l’Hôtel-de-Ville qu’un grand nombre de Suisses, armés ou non, avaient été massacrés impitoyablement. Les marches étaient encore teintes du sang de ces malheureuses victimes ; quand on nous le fit remarquer, nous eûmes beaucoup de peine à nous contraindre, pour cacher l’horreur et l’indignation que nous éprouvions à cet aspect. 

Chaumette ne se borna point à combattre l’arrêté de notre section, en faisant l’éloge de celui contre qui il était dirigé ; il peignit cette même section comme un foyer d’aristocratie, et les habitants des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin, comme les gens de boutique de la rue Saint-Honoré, des riches, des banquiers et autres suspects. Il ne nous ménagea point, en présentant notre députation comme une honteuse cabale des ennemis personnels du vertueux citoyen dont il prenait la défense.

Pendant que ce débat s’élevait, je courais moi-même un danger bien plus grand. N’ayant pu trouver de place dans le bureau avec mes autres collègues, je m’étais assis tout près sur un banc où se trouvaient déjà plusieurs personnes et, il paraît, quelques-uns de ces scélérats d’égorgeurs toujours en quête de nouvelles victimes. Chaumette n’avait pas achevé son discours que Robespierre, qui était à un petit bureau à part, appela un huissier et lui dit distinctement ces paroles :

— Dites au président que je demande la parole après Chaumette.

Au même instant, comme je n’avais pas l’air, par la place que j’occupais, d’appartenir à la députation, plusieurs hommes à l’air sinistre, qui devaient certainement faire partie des assommeurs, se retournant brusquement, me dirent : 

— Que fais-tu ici ? Tu es sans doute un coquin d’aristocrate ? Eh bien ! nous allons bientôt en finir avec toi, comme nous en avons fini avec tes pareils les Suisses. 

Ces menaçantes paroles furent accompagnées d’un geste, significatif, et j’avoue que je ne pus réprimer un mouvement d’effroi ; mais je me remis sur-le-champ, et je leur répondis d’une voix aussi assurée que possible :

— Citoyens, votre manière de trancher les questions me paraît un peu expéditive et doit vous mettre dans le cas de sacrifier bien des innocents ; je crois qu’il serait plus prudent à vous de bien vous informer avant de prendre un parti si violent. 

— Bah ! dit l’un d’eux, on n’en finirait jamais avec cette engeance d’aristocrates, s’il fallait les écouter.

Pendant ce colloque, j’avais eu le temps de jeter les yeux autour de moi sur cette assemblée si nombreuse, et si singulièrement composée.

J’avais eu le bonheur d’apercevoir tout près, l’ancien camarade de pension dont j’ai déjà parlé, et qui avait été nommé la veille représentant à la Commune ; il m’avait vu aussi et soupçonna le péril que je courais.

Sur un signe que je lui fis, il vint à moi en me disant, d’un air fort empressé, qu’il avait à me parler sur-le-champ au secrétariat. On nous laissa passer, et je sortis ainsi fort heureusement de la bagarre dans laquelle je m’étais fourré. Nous rentrâmes ensuite dans la salle par une autre porte, et je pus enfin rejoindre le groupe de mes collègues, avec lesquels, s’il y avait un danger à courir, il était juste que je le partageasse.

Au moment où nous rentrâmes, c’était Robespierre qui parlait. Il s’associa entièrement au langage tenu par Chaumette, de sorte qu’on eut l’air de nous faire grâce de la vie, et qu’on nous renvoya honteusement à notre section sans faire droit à notre réclamation ; nous eûmes infiniment de peine à descendre l’escalier, tant la foule était nombreuse et avide de nous considérer.

Une fois hors de l’atteinte de cette vile populace, il nous fut impossible de contenir plus longtemps notre indignation, de la manière infâme avec laquelle on nous avait traités, et il n’y eut qu’une voix pour aller en faire immédiatement le rapport à notre section que nous devions trouver réunie. Lorsque nous arrivâmes, elle était effectivement en séance et à peine le président de notre députation eut-il exposé ce qui venait d’avoir lieu, que l’assemblée en masse se leva en poussant un cri de vengeance. On convint de suite d’appeler la section aux armes, et tous, jeunes et vieux, se mirent en devoir de sortir pour aller chercher les leurs. Le président essaya vainement de calmer l’effervescence des esprits ; il ne put y parvenir.

Nous avions dans notre section quatre pièces de canon. Nos artilleurs s’en emparèrent, et en moins de deux heures nous étions au nombre de plus de deux mille prêts à marcher sur la Commune pour lui demander satisfaction de l’insulte faite. à notre section dans la personne de sa députation. Chacun était à son poste : l’artillerie en tête, les officiers et soldats à leurs rangs. On allait donner le signal du départ quand parurent quatre citoyens délégués par la Commune et chargés par le président et les membres du bureau de désavouer ce qui s’était passé. Nous écoutâmes d’abord avec assez d’attention ; mais celui qui portait la parole s’étant servi de termes un peu hautains, notre président l’interrompit en lui reprochant avec sévérité les insultes essuyées et les dangers courus par une députation d’honnêtes citoyens investis d’une mission de confiance par leur section, si injustement qualifiée de faubourg du Nord d’aristocrates, de tourbe de boutiquiers sans patriotisme et ennemis de la Révolution, de riches corrompus, tandis qu’elle n’était au contraire composée que d’hommes généralement peu favorisés de la fortune, presque tous travailleurs, pères de famille et prêts à sacrifier leur vie à leur pays.

Les délégués demeurèrent confondus et demandèrent en grâce qu’on leur donnât le temps de rendre témoignage à la Commune de ce qu’ils avaient vu et entendu. On y acquiesça mais en exigeant que le président, Chaumette et Robespierre, rétracteraient publiquement, le lendemain devant la même députation, les termes injurieux dont ils s’étaient servis et les suppositions offensantes qu’ils avaient émises. Les délégués le promirent et se retirèrent paisiblement.

Le lendemain, tout se passa en effet comme il avait été convenu. Notre députation se présenta de nouveau à l’Hôtel-de-Ville, à l’heure de la séance du conseil général de la Commune, et là, en présence de près de douze cents personnes de toutes classes, Robespierre, Chaumette et le président reconnurent qu’ils avaient été trompés sur le compte des habitants de la section du faubourg du Nord, que mieux informés ils s’étaient assurés, à n’en pas douter, que ces citoyens étaient de braves patriotes dont on n’avait eu qu’à se louer depuis la Révolution. On nous délivra, séance tenante, une copie de ce passage du procès-verbal de la délibération qui constatait si formellement le désavœu des insinuations qui nous avaient blessés la veille, et nous revînmes au milieu de toutes sortes de marques de considération jusqu’à notre section qui avait attendu en armes l’issue de cette seconde démarche. »

J’ai cru devoir rapporter ces incidents tels que mon père en a laissé le récit, pour montrer quelle était la situation de Paris au moment où la déchéance du malheureux Louis XVI venait d’être prononcée, et où sa mise en jugement, son procès, allaient devenir l’objet des délibérations de la Convention nationale. Il est impossible de trouver nulle part le tableau d’une plus désolante anarchie ; car, que penser d’une ville où la guerre civile est si près de s’allumer entre deux quartiers qui parlementent, en se menaçant du fer et du canon.

Aux élections des officiers et sous-officiers de la garde nationale, mon père et mon grand-père furent nommés sergents, et mon grand-oncle, Charlemagne Sanson, caporal. Ce service les obligea à prendre une part plus active qu’ils n’auraient voulu aux manifestations politiques, qui se succédaient à cette étrange époque, où ce qu’on appelait les devoirs civiques avait pris le pas sur toutes les autres occupations de la vie.

Il y avait peu de temps qu’ils remplissaient ces grades, lorsqu’on commença de discuter, dans le sein de la Convention, la mise en jugement du royal captif de la tour du Temple. Cette sanglante page de notre histoire est inscrite en caractères trop ineffaçables pour qu’il soit besoin de la tracer de nouveau. D’autres ont raconté d’une voix dont l’écho retentira à travers les siècles à l’oreille des générations, le drame douloureux qui, de l’enceinte législative, vint se dénouer sur la place de la Révolution. C’est ce dénouement seul que j’ai à raconter, et je sens que c’est déjà une tâche formidable pour ma plume débile.

J’épargnerai donc toutes redites en passant sous silence les luttes oratoires que se livrèrent la Montagne et la Gironde à la Convention à propos de l’auguste victime, que toutes deux devaient s’unir pour sacrifier ; les héroïques efforts de Lanjuinais, cette question de compétence que résuma si énergiquement plus tard Desèze par son éloquente parole : « Je cherche parmi vous des juges, je n’y vois que des accusateurs ; » les expédients de l’appel au peuple et du sursis, les propositions de détention pendant la guerre et de bannissement à la paix, toutes ces capitulations des consciences alarmées du vote qu’on sollicitait d’elles, et qui cherchaient un échappatoire à l’accomplissement du mandat qu’on leur imposait.

Quand l’infortuné monarque parut à la barre de la Convention, plus que jamais il dut sentir qu’il marchait dans cette voie du martyre royal où Charles Ier l’avait précédé. La perfidie des accusations dirigées contre lui, l’oubli volontaire des plus simples formes juridiques ne lui montraient que trop que sa perte était résolue, et que son sang allait être répandu en holocauste pour expier la faute des temps, et apaiser les passions déchaînées. On sait ses réponses fermes et dignes à l’acte d’accusation dressé contre lui, l’énergie avec laquelle il se défendit d’avoir fait tirer sur le peuple au 10 août, même pour repousser la plus menaçante des aggressions. 

Quand on relit à soixante-dix ans de distance cet incroyable procès, on se demande quel égarement aveuglait cette Assemblée, pour qu’elle imputât à crime à Louis XVI jusqu’aux attentats dirigés contre lui. Combien ne bénit-on pas le progrès de la moralité humaine qui a permis aux révolutions qui se sont accomplies depuis, d’échapper à de si funestes conséquences, et de laisser les souverains détrônés, trouver au moins un refuge dans l’exil.

C’est le 11 décembre 1792 que l’infortuné monarque était comparu à la barre de la Convention présidée par Barrère dont la froide dialectique devait exercer une influence si décisive sur le vote définitif ; c’est le 17 janvier que la sentence régicide fut rendue. Au premier abord la stupeur fut si grande qu’on n’osa croire à l’exactitude du dépouillement du scrutin et qu’il fallut recommencer, le lendemain, 18, cette opération. Le résultat de la veille étant reconnu exact, Vergniaud qui, à son tour, présidait la Convention constata que la peine prononcée contre Louis Capet était la mort.

La séance du 19 fut consacrée à l’examen de la question du sursis ; là encore ceux qui essayaient tous ces timides attermoiements échouèrent tout à fait ; une majorité de trois cent quatre-vingts voix sur six cent quatre-vingt-dix déclara qu’il ne serait pas sursis à l’exécution du royal condamné.

Ce fut la première nouvelle qu’apprit mon grand-père qui avait suivi avec une poignante anxiété toutes les péripéties de cet horrible procès ; je n’ai pas besoin de dire le coup terrible qu’il en reçut. Cette journée du 20 janvier devait être pour lui une fête de famille : c’était l’anniversaire de son mariage avec ma bonne grand’mère qui entrait dans sa soixantième année et dans sa vingt-neuvième année de mariage. Il voulut lui laisser ignorer la catastrophe qui venait jeter un tel voile de deuil sur cette date si chère à tous les deux ; mais l’altération de ses traits ne lui permettait pas de dissimuler les angoisses qui le rongaient ; mon père, presque aussi affecté, ne répondait aussi qu’avec une contrainte visible aux prévenances accoutumées de sa mère. Tout dans la maison respirait une tristesse morne et lugubre.

Afin de ne point éveiller les soupçons de ma grand’mère, et après avoir recommandé un silence absolu à tous leurs gens, mon grand-père et mon père sortirent chacun de leur côté, et cheminèrent par la ville pour recueillir les bruits qui transpiraient déjà. Déjà on savait que le roi avait demandé un délai de trois jours pour se préparer à la mort.

La Convention n’osa pas l’accorder, et Charles-Henry Sanson, qui s’était aventuré jusque vers les abords du palais législatif, sut d’une manière positive que les dernières et uniques grâces faites au roi de France étaient celles de recevoir les adieux de sa famille et d’être accompagné au supplice par un prêtre de sa religion. Il n’y avait donc plus à douter que l’exécution dût avoir lieu le lendemain.

Mon grand-père rentra chez lui, attéré de désespoir ; mon père l’y avait devancé avec d’aussi tristes nouvelles. Plusieurs personnes s’étaient présentées dans la journée pour le voir et en demandant à lui parler avec instance ; on lui remit aussi divers papiers parmi lesquels se trouvait l’ordre fatal de faire dresser l’échafaud dans la nuit et d’y attendre le condamné à partir de huit heures du matin. Les autres papiers étaient des lettres, la plupart sans signatures, dans lesquelles on l’avertissait que toutes les mesures étaient prises pour la délivrance du roi pendant le trajet du Temple à la place de la Révolution, et qu’à la moindre résistance que lui, Sanson, voudrait y faire, il tomberait percé de mille coups. D’autres, sans recourir ainsi à la menace, revêtaient au contraire la forme des objurgations les plus suppliantes. On l’adjurait de se joindre aux libérateurs de la victime, de traîner l’exécution en longueur pour donner le temps à des hommes bien déterminés qui devaient se trouver dans la foule de rompre les rangs de la milice et d’enlever le roi de dessus l’échafaud. 

Ce dernier moyen, que mon grand-père ne regardait ni comme impossible ni comme improbable, était le seul qui lui laissât une lueur d’espoir. Comme il traversait la salle à manger pour se rendre dans l’appartement où se tenait sa femme, il vit la table dressée pour l’anniversaire qu’on devait célébrer ; des fleurs, des fruits, des pâtisseries la décoraient et attestaient le soin avec lequel ma grand’mère conservait le doux souvenir de leur union. Avant d’entrer chez elle, il lui sembla entendre le bruit de deux voix d’hommes qui réclamaient du secours. Il poussa vivement là porte et aperçut mon père et un jeune homme qu’il ne connaissait point, occupés à faire revenir ma grand’mère qui était tombée profondément évanouie.

Ce jeune homme, qui venait d’arriver, n’ayant-point trouvé Charles-Henry Sanson, avait demandé à parler à son fils, et introduit près de lui, en présence de ma grand’mère, il avait révélé, dès les premiers mots de l’entretien, le terrible secret de la journée. C’était encore un libérateur qui venait pour le roi ; poussant le dévouement plus loin que tous les autres, il s’offrait à mourir à sa place, si on pouvait lui procurer des vêtements exactement semblables, de manière qu’une substitution pût s’opérer sur l’échafaud sans que la foule s’en aperçût. Cette chevaleresque utopie, toute sincère qu’elle fût, n’était même pas discutable ; il en était ainsi des projets de délivrance durant le trajet, qui cherchaient un point d’appui dans la coopération de mon grand-père ; car ce n’était pas lui qui serait chargé cette fois, comme pour les condamnés ordinaires, de conduire le condamné au supplice.

Quand ma grand’mère fut revenue de son évanouissement, on congédia le visiteur en lui faisant comprendre l’impossibilité de son généreux sacrifice et en émettant l’espoir que la providence daignerait choisir d’autres voies pour le salut de l’illustre victime. Maintenant que la fatale nouvelle était connue, il ne pouvait plus être question de l’anniversaire projeté. On fit enlever ces modestes agapes et, pendant que le captif du Temple, à ses mortelles vigiles rompait le pain et buvait le vin de la dernière cène au fond d’une prison, celui qui devait être le lendemain son meurtrier jeûna ainsi que sa famille de parias dans la prière et les larmes.

Ma grand’mère tomba affaissée comme une seconde madone sur son prie-Dieu, au pied du grand Christ ; elle y passa toute la nuit dans le recueillement et la méditation, n’entendant que le pas de son époux qui faisait crier le plancher en marchant de long en large dans la pièce à côté.

Mon père seul se jeta un instant tout habillé sur son lit ; mais il ne dormit que quelques instants d’un sommeil agité et obsédé de visions. Enfin l’aube parut ; les tambours battaient le rappel pour inviter les sections à s’armer, chacune devait fournir un bataillon pour cette lugubre cérémonie. Mon père faisait justement partie de celui qui était commandé dans notre section. Dans le fond, il ne le regrettait point, car c’était un moyen de se prononcer si l’occasion s’en présentait, et, dans tous les cas, cela l’associait aux périls que pouvait courir son père dans cette cruelle journée. Il revêtit donc son uniforme et descendit près de Charles-Henry Sanson qui, de son côté, s’apprêtait à partir accompagné de Charlemagne Sanson et d’un autre de ses frères, qui n’avaient pas voulu l’abandonner dans un pareil moment. Tous les trois étaient armés jusqu’aux dents sous d’épaisses houppelandes boutonnées jusqu’au col et qui les enveloppaient complètement.

Lorsqu’il fallut se séparer, ma grand’mère fondit en larmes et mon père et mon grand- père eurent beaucoup de peine à s’arracher de ses bras. Elle avait la triste conviction de ne plus les revoir, tant les rapports qui lui avaient été faits l’avaient alarmée et tant elle était persuadée que, de quelque manière que cette horrible journée se terminât, elle allait mettre en péril les existences qui lui étaient chères.

Mon père prit congé du sien et de ses oncles pour aller rejoindre son bataillon posté sur la place de la Révolution à sept ou huit mètres de la guillotine, que les aides commençaient à dresser. La place était littéralement encombrée de troupes de toutes armes, parmi lesquelles on remarquait surtout le bataillon des Marseillais qui avait pris position sur le terrain à droite en venant des boulevarts ; ce bataillon avait avec lui ses canons qui étaient braqués sur l’échafaud.

Je laisse pour la suite de cette relation la parole à Charles-Henry Sanson. ;

« Le sacrifice est consommé !… Je suis parti ce matin à huit heures, après avoir embrassé ma pauvre femme et mon fils que je n’espérais plus revoir, je suis monté dans un fiacre avec mes deux frères Charlemagne et Louis-Martin. La foule était si grande dans les rues qu’il était déjà près de neuf heures lorsque nous arrivâmes sur la place de la Révolution. Gros et Barré, mes aides, avaient fait monter la machine et c’est à peine si je l’ai examinée tant je pensais qu’elle ne servirait point. Mes frères et moi nous étions solidement armés, nous avions sous nos houppelandes outre nos épées, des couteaux-poignards, quatre pistolets passés dans notre ceinture, une boîte à poudre et nos poches pleines de balles. Nous pensions bien qu’on ferait une tentative pour délivrer ce malheureux prince, et que nous ne saurions être munis de trop de moyens pour lui frayer un passage.

Aussitôt arrivé sur la place, j’ai cherché des yeux mon fils et je l’ai aperçu à peu de distance de moi avec son bataillon. Il me regardait d’un air d’intelligence et paraissait m’encourager en me flattant de l’espoir que cette fois je ne boirais pas le calice jusqu’à la lie. Je prêtais une oreille inquiète pour savoir si je n’entendrais point quelque bruit qui fut l’indice d’une de ces tentatives de délivrance qu’on m’avait annoncées hier. Je me réjouissais à la pensée qu’à cette heure le roi venait peut-être d’être arraché à son escorte et fuyait sous la sauvegarde d’amis dévoués, à moins que ce peuple inconstant et mobile, dont il est si aisé de changer les sentiments, ne l’ait pris sous sa protection toute puissante et n’ait fait tourner en ovation, le supplice qu’on lui avait préparé.

Pendant que je me berçais ainsi de chimères, que je me laissais aller à ce rêve, quel réveil m’attendait !

De temps à autre mes yeux plongeaient avec anxiété du côté de la Madeleine. Tout à coup je vois déboucher un corps de cavalerie, et, peu après, une berline attelée de deux chevaux, entourée aussi d’une double haie de cavaliers et escortée d’un nouveau détachement de la même arme. Plus de doute possible, plus d’illusion, c’est le martyr qui s’avance. Ma vue se trouble, un frémissement universel s’empare de moi ; je jette les yeux sur mon fils : je vois aussi une pâleur livide couvrir son visage.

Pendant ce temps, la berline arrive. Le roi était assis dans le fond, à droite, ayant à côté de lui un prêtre, son confesseur, et sur la banquette de devant il y avait deux maréchaux-des-logis de la gendarmerie. La voiture s’arrête, la portière s’ouvre : les deux gendarmes descendent les premiers, ensuite ce vénérable prêtre vêtu du costume proscrit que j’avais cessé de voir depuis quelque temps et enfin le roi, plus digne, plus calme, plus majestueux que je ne l’avais vu à Versailles et aux Tuileries.

En le voyant approcher de l’escalier, je jette un regard désespéré autour de moi ; partout je n’aperçois que de la troupe. Le peuple, relégué derrière cette soldatesque, semble frappé de stupeur et garde un morne silence. Le roulement des tambours, qui ne cessent de battre, étoufferait d’ailleurs ses cris, s’il en poussait qui fussent un appel à la pitié. Où sont donc ces sauveurs tant annoncés ? Charlemagne et moi, nous sommes consternés ; Martin, plus jeune et plus ferme, s’avance, et, se découvrant respectueusement, fait observer au roi qu’il faudrait qu’on lui ôtât son habit.

C’est inutile, répondit-il, on peut en finir comme je suis. 

Mon frère insiste et ajoute qu’il est indispensable aussi qu’on lui lie les mains.

Cette dernière condition paraît le révolter encore davantage et fait monter le rouge à son front.

— Eh quoi ! dit-il, vous oseriez porter la main sur moi. Tenez, voici mon habit, mais ne me touchez pas ! 

En disant cela, il ôte lui-même son habit. Charlemagne vient en aide à Martin, et fort en peine de parler à cette illustre victime avec les égards qui débordent de son cœur, sans offusquer ces hordes farouches qui entourent l’échafaud, il lui dit d’un ton froid, mais sous lequel on devine des larmes.

— C’est absolument nécessaire. L’exécution est impossible sans cela. 

Rappelé enfin à mon rôle et n’en pouvant laisser supporter plus longtemps le poids à mes frères, je me penche à l’oreille du prêtre :

— Monsieur l’abbé, lui dis-je, obtenez cela du roi, je vous en supplie. Pendant qu’on lui liera les mains, nous gagnerons du temps, et il est impossible qu’un pareil spectacle ne finisse point par, émouvoir les entrailles de ce peuple. 

L’abbé se retourna vers moi avec un triste regard dans lequel se peignaient à la fois l’étonnement, l’incrédulité et la résignation, puis s’adressant au roi : 

— Sire, dit-il, résignez-vous à ce dernier sacrifice par lequel vous ressemblerez davantage au Dieu qui va vous en récompenser. 

Aussitôt il présenta lui-même ses bras pendant que son confesseur lui faisait embrasser l’image du Christ. Deux aides lièrent ces mains qui avaient porté le sceptre. Il me semblait que ce devait être le signal de la réaction qui ne pouvait manquer d’éclater en faveur de cette touchante victime : rien que le roulement infernal des tambours.

Le roi, soutenu par le digne prêtre, monta lentement et avec majesté les degrés de l’échafaud.

— Est-ce que les tambours ne vont pas cesser, demande-t-il à Charlemagne.

Celui-ci lui fait signe qu’il n’en sait rien. Arrivé sur la plate-forme, il s’avança du côté où il paraissait y avoir le plus de peuple, et fit de la tête un mouvement impératif aux tambours qui suspendirent un instant, et comme malgré eux, leur roulement.

— Français,. dit-il d’une voix forte, vous voyez votre roi prêt à mourir pour vous. Puisse mon sang cimenter votre bonheur. Je meurs innocent de tout ce dont on m’accuse.

Il allait peut-être continuer, lorsque Santerre qui était à la tête de son état-major, fit un signe aux tambours dont les roulements recommencèrent de suite et n’auraient plus permis de l’entendre.

En un instant il fut attaché sur la planche, fatale, et au moment où le couteau glissait sur sa tête, il put encore entendre la voix grave du pieux ecclésiastique qui l’avait accompagné jusque sur l’échafaud, prononcer ces mots :

« Fils de saint Louis, montez au ciel ! »

Ainsi a fini ce malheureux prince, qu’un millier d’hommes résolus auraient pu sauver à ce dernier moment où, hors parmi la soldatesque, il commençait d’exciter une véritable compassion ; et réellement je n’ai pas compris après tous les avis que j’avais reçus hier, qu’il ait été si cruellement abandonné. Le moindre signal eût suffi pour amener une diversion en sa faveur, car, si lorsque mon aide Gros montra cette auguste tête aux assistants, quelques forcenés poussèrent des cris de triomphe, la majeure partie se détourna avec une profonde horreur et un douloureux frémissement. »

Tel est le récit que mon grand-père nous a laissé de la mort de Louis XVI ; il est conforme, du reste, à la lettre qu’il eut le courage d’écrire au Thermomètre du jour pour rectifier les allégations erronées de cette feuille, qui ne respectait même pas un pareil mort dans sa tombe. Cette lettre est trop connue pour qu’il soit besoin de la reproduire ici.

La relation que je viens de donner diffère beaucoup, par exemple, de celle de M. de Lamartine dans l’Histoire des Girondins ; mais, quelle que soit l’autorité de l’éminent écrivain, elle ne pourrait rivaliser pour l’exactitude avec celle de l’homme qui a eu le malheur de prendre une part si active à ce douloureux événement. 

Il lui a plu de faire tutoyer le roi au pied de l’échafaud par mon grand-père ou un de ses frères, de les représenter comme levant la main et prêts à excercer d’indignes violences sur le roi martyr. Ce sont là de grossières inventions pour jouer aux bourreaux de mélodrame, qui ont lieu de surprendre sous une plume habituellement mieux inspirée. Elles ne trouveront de créance nulle part, et je me me suis demandé si ce n’était pas abaisser la mémoire des miens que de prendre la peine de les démentir. 

Le sang royal que la Convention venait de répandre l’enivra. Comme ces liqueurs perfides dont l’abus devient pour les malheureux qui s’y livrent une habitude tyrannique ; l’effusion du sang devint aussi un vertige pour les partis qui se disputaient les ruines de la société. La tête de Louis XVI avait creusé un abime dans lequel devaient rouler celles des hommes qui l’avaient fait tomber. La victime attendait ses juges au pied du tribunal de l’éternité, et il ne devait s’écouler guère plus d’une année avant que le talion révolutionnaire envoyât la plupart d’entre eux régler ce compte suprême devant Dieu.

C’est l’histoire que je vais raconter.

FIN DE TROISIÈME VOLUME.