XII - MARIE-ANNE JUGIER
MA GRAND’MÈRE
Après le supplice de Desrues, je devais placer celui de la roue, si l’on peut donner ce nom à l’auto-da-fé dont je viens de retracer les détails. Quoi qu’il en soit, ce fut la dernière fois que ce hideux appareil se dressa sur le lieu des exécutions. On n’est pas d’accord sur son origine, mais tout porte, à croire que ce fut la fable mythologique d’Ixion qui en fournit l’idée, et que si plus tard il joua un si grand rôle dans la pénalité des sociétés chrétiennes, c’est qu’il remplaça le crucifiement que celles-ci n’eussent pu conserver au nombre des châtiments sans craindre de commettre un sacrilège.
J’ai dit plus haut la singulière prédilection du Parlement pour cet horrible supplice dans le dispositif de ses arrêts. On doit en frémir lorsqu’on songe que notre ancienne législation criminelle punissait de la peine de mort cent quinze sortes de crimes ou délits. C’est à François 1er, restaurateur des lettres, et à son ministre le cardinal Duprat, un homme d’Eglise, que la France fut redevable de ce raffinement de barbarie comme institution légale. Un édit en fit la peine particulière des voleurs de grand chemin ou avec effraction, tandis que la potence était réservée aux meurtriers. Il faut croire qu’à cette époque, la vie humaine paraissait moins sacrée que la propriété, puisqu’on punissait moins cruellement les attentats dirigés contre la première, que ceux qui s’attaquaient à la seconde. Cette anomalie ne pouvait durer ; aussi sous le règne suivant, voleurs, assassins, parricides, tous devinrent justiciables de la roue avec des aggravations ou des atténuations particulières, suivant la nature du crime, ainsi que nous avons en maintes fois l’occasion de l’expliquer. La potence ne fut plus qu’un châtiment secondaire, bien déchu de son importance, depuis les sombres mystères de Plessis-lès-Tours et les hauts faits de notre illustre prédécesseur, le compère Tristan l’Hermite.
Depuis 1770 jusqu’à 1780, je trouve dans les notes de mon grand-père, que les malheureux rompus vifs sont beaucoup plus nombreux que ceux qui périssent par la corde. Ce sont des noms obscurs : En 1769, le 18 janvier, Etienne Charles et François Legros, condamnés pour assassinat d’un nommé Régnier ; le 21, André-Etienne Petit, âgé de vingt-neuf ans, pour différents vols d’argenterie ; François Gallois, également pour vol, mais de farine ; le 27 avril, François Boussin, pour vol et assassinat ; le 22 août, Jean Brouage pour vol de linge ; le 22 septembre, Jean Lemoine, pour assassinat commis sur la femme Jaunet ; en 1771, le 19 août, François Alain, âgé de vingt-huit ans, et convaincu de meurtre sur la personne d’un nommé Charpentier qu’il avait assassiné à coups de pied sur le ventre ; en 1772, le 16 janvier, Louis-François Daux, un autre assassin, rompu vif en place de Grève ; le 29, François-Abraham Lecerf, pendu pour vol ; le 12 mars, Jacques Harivel, même peine pour le même délit ; le 4 août, Joseph Savel, âgé de vingt-six ans, rompu vif pour vol et assassinat ; en 1773, le 20 août, Edme Saget, âgé de vingt-deux ans, pour avoir tué un nommé Berthelot à coups de bâton ; le 7 décembre, Marie Picard, veuve Maréchal, fileuse de coton, son fils, Pierre Hilaire, un enfant de dix-sept ans, un garçon nommé Nicolas Rose, pour avoir volé, assassiné et jeté dans un puits un sieur Michel Nioré ; en 1775, le 14 janvier, Edme Brochard, aubergiste, pour meurtre et vol ; le 16 mai, Charlotte Beuton, veuve Minier, comme complice d’assassinat sur la personne de son mari ; le 27 septembre, Paul Darel, rompu vif, sur la place de Grève, par arrêt du Parlement, en date du 25 ; en 1777, le 11 juillet, J.-B. Campagnard, âgé de vingt-cinq ans, pour avoir assassiné la fille Marsault ; en 1778, le 21 juillet, Jacques Neuiller, voiturier, convaincu de complicité de vol de grand chemin, sur la personne d’un nommé Lafond, tué à coups de bâton ; le 2 septembre, Mathurin Barsajout, dit Charpentier, rompu vif sur la place du Châtelet, pour crime à peu près semblable.
J’en passe et des meilleurs, comme dit Ruy Gomez de Sylva, car la plume se lasse d’exhumer ces héros du crime qui n’occupèrent un instant leurs contemporains que par l’horreur de leurs forfaits ou de leur supplice ; mais lorsqu’on parcourt ces sinistres rôles de la justice criminelle, il y a moins d’un siècle, et qu’on y voit la mort prodiguée comme châtiment, et presque toujours accompagnée de cruautés inouïes, avec quel sentiment de bonheur ne se reporte-t-on pas à nos institutions modernes, qui ont fait table rase de ces coutumes odieuses ? Le jury, la Cour d’assises, la juridiction à deux degrés, les formes de la procédure, la publicité des débats, la liberté de la défense, nous paraissent de si grandes conquêtes de la civilisation, qu’on s’étonne qu’elles aient été obtenues en si peu de temps, et qu’il faut bien en rendre hommage à cette immortelle révolution, que ses bienfaits n’ont pas mise à l’abri de récriminations aveugles ou intéressées.
A mesure que j’approche de cette grande rénovation de l’édifice social, je sens que le cadre de ce livre s’élargit et que je dois, plus que tout autre, m’attacher à faire ressortir les immenses progrès accomplis en ces jours d’orage, moi qui descends de celui à qui on pourrait être tenté de demander compte du sang qu’ils ont vu répandre. Hélas ! je suis loin de croire que cette sanglante rosée ait été nécessaire à l’abondante moisson des idées nouvelles ; mais l’homme est enfanté dans la douleur, et il en est de même,, malheureusement, de toutes celles de ses œuvres qui sont un pas de plus dans la voie de la civilisation et du progrès.
Le supplice de la roue révoltait tellement l’opinion publique, et depuis si longtemps, que tous les cahiers des députés aux États généraux de 1789 leur enjoignaient d’en poursuivre l’abolition, qui fut en effet décrétée par l’Assemblée nationale.
Avant d’aborder la période de la Révolution et de ses grands mouvements populaires, je dois dire encore quelques mots de mon grand-père et de l’intérieur de sa maison. La mort de Marthe Dubut et le départ de Jean-Baptiste Sanson y avaient, comme on le pense bien, laissé un vide considérable. Charles-Henry, qui joignait, au caractère ferme et résolu que j’ai essayé de dépeindre, la maturité d’esprit et de jugement que donnent une solide éducation et le privilège d’avoir débuté jeune dans la vie, ne tarda point à s’effrayer de la responsabilité de ce rôle de chef de maison qui lui incombait à l’âge où la jeunesse insoucieuse est plus préoccupée de ses plaisirs que de ses devoirs. Il voulut au moins en partager le fardeau, et songea sérieusement à faire choix d’une compagne entre les mains de laquelle il pût abdiquer la moitié de sa royauté domestique. Ce projet se fixa d’autant mieux dans son esprit, qu’il avait conservé certaines habitudes élégantes et une grande, passion pour la chasse, qui, en l’entraînant à de fréquentes absences, lui laissaient le regret de n’être que très insuffisamment représenté pendant ces absences, pour le gouvernement de son logis.
Les environs de Montmartre étaient alors l’objet d’exploitations maraîchères qui étaient une des principales sources de l’approvisionnement de nos marchés. Toute cette zone, maintenant couverte d’habitations, et qui fait partie d’arrondissements considérables de la ville de Paris, n’était encore, au milieu du siècle dernier, qu’une longue succession de terrains livrés à la culture potagère, et où les tenanciers de l’abbaye de Saint-Pierre-de-Montmartre n’occupaient que quelques maisons de la plus modeste apparence. Charles-Henry Sanson traversait souvent ces parages dans ses excursions de chasseur. Il y avait fait connaissance d’une de ces familles de jardiniers qui s’était élevée par son travail à une honnête aisance. La fille aînée de ces braves gens, Marie-Anne Jugier, était une personne accomplie, douée de l’esprit le plus solide et du caractère le plus égal. Mon grand-père avait souvent admiré la sérénité avec laquelle elle suppléait, dans les soins intérieurs, sa mère, que la vente des produits de leur jardin appelait, dès le matin, sur le carreau des marchés.
Marie-Anne Jugier était ainsi parvenue jusqu’à l’âge de trente-deux ans, sans avoir, entrevu d’autre existence que celle qui se composait de ses occupations de chaque jour. Le calme et la monotonie de ce genre de vie s’étaient reflétés sur ses traits, et y avaient imprimé un singulier cachet de résignation et de mélancolie. Cette vague expression de tristesse ne séyait point mal à la pauvre fille, et lui donnait, au contraire, une beauté douce et simple, à laquelle la placidité de sa vie avait conservé toute la fraîcheur d’un âge plus tendre.
Charles-Henry Sanson, qui avait un peu mené la vie d’aventures, subit les charmes et l’attrait, tout nouveaux pour lui, de Marie-Anne Jugier, qui s’était épanouie à l’ombre du toit paternel, comme une fleur de la solitude. Il goûtait un plaisir extrême, le soir, en revenant de ses pérégrinations, à s’arrêter chez les Jugier et à y passer quelque temps près de leur fille. Sa sinistre profession était connue d’eux, et n’avait point paru leur inspirer l’éloignement et l’horreur qu’elle soulevait chez les autres ; il lui semblait, au contraire, avoir surpris dans les yeux de Marie-Anne plus d’un regard empreint d’un sentiment d’intérêt ou de douce commisération.
La pensée de l’épouser s’empara dès lors profondément de son esprit. Mais comment sa demande serait-elle accueillie ? C’est la question qu’il dut plus d’une fois s’adresser. Quelques indices pouvaient lui donner à penser que le consentement du père et de la mère ne serait peut-être pas impossible à obtenir. La situation de fortune de mon grand-père devait, relativement, paraître l’opulence aux Jugier, et c’est là une considération qui fait taire bien des scrupules mais les femmes, à cette époque surtout et dans cette classe, professaient un détachement des biens matériels qui ne permettait point à leur cœur de se guider par des sentiments si vulgaires. La réserve, la discrétion habituelle de Marie-Anne faisaient de sa pensée intime une lettre close pour Charles-Henry Sanson. Ce fut donc auprès d’elle qu’il crut devoir, avant de s’engager plus loin, entamer la négociation d’un mariage qui était devenu une de ses plus chères espérances.
L’occasion ne tarda pas à se présenter. Un soir qu’il revenait de la chasse, la carnassière vide et la tête remplie de son projet, il s’arrêta à la maison du jardinier pour y faire sa halte accoutumée. Marie-Anne était seule, mais l’innocence de son cœur était telle que ce tête-à-tête ne sembla point l’alarmer et qu’elle accueillit Charles-Henry avec le même calme que si ses parents eussent été là.
Mon grand-père s’assit sur un banc à peu de distance d’elle et après quelques paroles insignifiantes, résolu à profiter du moment, il lui dit tout d’un coup :
— Marie-Anne, ne songez-vous point à vous marier ?
— Il en sera ce qu’il plaira à Dieu, reprit-elle non sans rougir visiblement. Je suis satisfaite de mon sort et n’en ambitionne point d’autre.
— Vos parents ont d’autres enfants qui peuvent déjà vous remplacer dans les devoirs touchants que vous remplissez près d’eux. Pourquoi vous condamneriez-vous à rester privée, pour vous-même, de ces joies de la famille que vous vous êtes montrée si digne d’éprouver ?
— Vous m’entretenez là de choses auxquelles je n’ai point à penser. A quoi bon s’occuper d’événements qui ne doivent point se réaliser : c’est hasarder notre esprit dans les chimères.
— Marie-Anne, si parmi ceux qui vous approchent il se trouvait un homme qui vous fût sincèrement attaché, qui vous aimât comme vous méritez de l’être ; si cet homme que je n’ose nommer, mais que vous devinez sans doute, mettait tout son bonheur à obtenir votre main et à unir sa destinée à la vôtre ; y aurait-il quelque considération humaine, quelque préjugé qui élevât entre vous et lui un obstacle infranchissable ?
Marie-Anne, vivement émue, resta un instant sans répondre, puis enfin dominant son émotion :
— Non, dit-elle, il n’y aurait pas d’obstacle. La pensée importune qui doit troubler l’existence de cet homme, je chercherais à la lui faire oublier. Dans sa rude et difficile carrière, je l’encouragerais aujourd’hui pour le consoler demain. J’ai trop souvent plaint l’homme dont vous parlez pour n’avoir pas acquis quelques-uns des sentiments qu’il faudrait pour être sa compagne. Mais celui qui me parle a-t-il réfléchi que j’ai six ans de plus que lui et que je serai presque une vieille femme lorsqu’il sera encore presque un jeune homme ; la disproportion de nos âges me paraît le plus sérieux obstacle à cette union, avec le consentement de mes parents dont tout dépend :
— Ne me parlez point de la différence d’âge, Marie-Anne ; je suis plus vieux que vous, pauvre fille qui avez vécu dans la paix et la retraite et n’avez point usé votre cœur aux passions factices. Le respect que vous m’inspirez est égal à mon amour, et, le jour où je cesserais d’adorer en vous la femme de mon choix, je vénérerais davantage encore la sœur aînée qui m’aurait aidé à supporter les misères de mon existence.
Quelques jours après cet entretien, Charles-Henry Sanson demandait au jardinier Jugier la main de sa fille, et le 20 janvier 1765, le mariage se célébrait dans l’église Saint-Pierre de Montmartre.
Bien que comme on vient de le voir, ma grand’mère eût six ans de plus que mon grand-père, elle lui survécut néanmoins de près de douze années. Je l’ai donc beaucoup plus connue que lui, et c’est à sa conversation aussi instructive qu’attachante que je dois une foule de détails qui complètent plus loin les notes que son mari avait laissées sur une époque si mémorable de notre histoire.
Charles-Henry Sanson ne tarda pas à s’applaudir de l’heureux choix qu’il avait fait. Son excellente femme se montra de suite à la hauteur de ce rôle de maîtresse de maison, quelquefois difficile à remplir. A l’autorité d’une Marthe Dubut, elle joignait une douceur qui lui gagnait toutes les affections, sans affaiblir le respect qu’elle inspirait. Il n’y avait guère plus d’un an qu’elle était souveraine dans l’hôtel du faubourg Poissonnière, lorsque Jean-Baptiste Sanson y revint avec sa femme à cause de l’exécution du comte Lally-Tollendal. J’ai raconté dans le second volume ce drame terrible. La pauvre Marie-Anne y fit un triste apprentissage des cruelles émotions qui lui seraient plus d’une fois réservées dans le cours de sa vie. Elle partagea avec une effusion admirable ses soins entre son beau-père et son époux, également affectés de cette scène sanglante.
Dès que Jean-Baptiste fut un peu remis de cette violente secousse, il se bâta de repartir pour Brie-Comte-Robert, afin de fuir jusqu’au souvenir de cette reprise accidentelle de son terrible ministère ; mais il était dans la destinée du pauvre paralytique d’être constamment ballotté et de ne trouver un long repos nulle part. Peu d’années seulement après son retour à la campagne, il eut la douleur de perdre sa fidèle compagne Madeleine Tronson, celle qui était seule, depuis la mort de Martbe Dubut, à guider ses pas chancelants.
Il fut donc bien forcé de reprendre le chemin de la capitale et de venir réclamer les soins de ses enfants. Marie-Anne Jugier fut sublime de dévouement. Elle se riva, au fauteuil de ce vieillard, le comblant de ces prévenances et de ces affectueuses caresses qui sont si douces pour celui qui souffre. Elle devinait dans ses yeux le moindre de ses désirs, qui était aussitôt satisfait que formé. Pendant les longues et languissantes années qu’il traîna encore sous le toit patrimonial, il fut encore, grâce à elle, qui stimulait les tièdes et réchauffait les indifférents, l’objet constant de témoignages de respect et d’affection. Enfin, par une matinée d’août 1778, il s’éteignit doucement en pressant la main de sa belle-fille qui reçut son dernier soupir et lui ferma les yeux.
Mon grand-père était alors sur la place du Châtelet pour une exécution. Lorsqu’il rentra, il y avait à peine un quart d’heure que son père venait de rendre l’âme. Toute la maison se mit en prières. Ma grand’mère ne voulut point quitter le cadavre ; elle l’ensevelit elle-même et passa la nuit dans la chambre mortuaire avec deux religieuses qui récitaient avec elle l’office des morts.
L’abbé Gomart ouvrit le testament du défunt, qui ne contenait que des dispositions pour les pauvres et quelques serviteurs de la maison ; mais il exprimait le vœu formel d’être enterré auprès de son père dans l’église Saint-Laurent. Charles Sanson II, que ses charités nombreuses avaient fait bien venir du clergé de sa paroisse, avait en effet obtenu la permission d’être enterré dans la nef de cette église, derrière le banc-d’œuvre. La vie de Charles-Jean-Baptiste n’ayant pas été moins méritante, l’abbé Gomart n’eut pas de peine à obtenir pour lui du nouveau curé la même faveur, qui avait été sa dernière ambition, et après le service, auquel assistèrent tous les survivants des indigents qu’il avait secourus et des malades qu’il avait soignés, ses restes furent descendus auprès de ceux de son père.
Les jardiniers-maraîchers de l’enclos de Saint-Laurent, qui formaient une riche corporation, avaient fait hommage la veille à leur paroisse de quatre nouvelles cloches. Elles furent mises, pour la première fois, en branle et sonnèrent à toute volée pour les funérailles d’un exécuteur. Quel présage de glas funèbres.
Un vieux sonneur, débris de ce temps, m’a montré dans mon enfance les dalles sans inscription qui recouvrent les cendres de mon bisaïeul et de mon trisaïeul ; le genou seul des fidèles les effleure. La colère populaire qui violait ailleurs la sépulture sacrée des rois pour jeter leurs cendres au vent, ne s’est heureusement jamais enquise delà dernière demeure des bourreaux.