IX - L’A UTO-DA-FÉ
suite
Depuis cinq années, une des cousines de maître Mathurin était venue demeurer dans sa maison.
Cette femme se nommait Elisabeth Verdier ; son mari avait été palefrenier à la grande écurie ; elle avait été employée à la lingerie du château. L’homme était mort, et la faiblesse de la vue de la veuve l’avait contrainte de renoncer à son modeste emploi. Touchées de ce qu’on leur avait raconté de la situation de cette femme, Mesdames, tantes du Roi, lui avaient accordé une pension de deux cents livres, mais Elisabeth Verdier avait une fille et cette pension était insuffisante pour subvenir aux besoins de deux personnes,
Maître Mathurin avait les qualités de ses défauts ; s’il exagérait le culte de la tradition, il poussait également jusqu’au sacrifice le respect des obligations de la famille. La veuve de son cousin Nicolas Verdier ne lui eut pas plutôt exposé ses besoins, qu’il était venu à son aide, et que, pour alléger ses charges, il lui avait donné un petit appartement au second étage de sa maison.
Ceci se passait à peu près à l’époque où Jean-Louis abandonnait ses études. J’ai raconté combien la transition de la société douce et polie dans laquelle il avait été élevé au rude compagnonnage qu’il trouvait à l’atelier lui avait été pénible. Ses goûts et son passé lui créaient un véritable isolement au milieu de la maison paternelle ; il fut tout heureux de se réfugier dans l’intimité de deux êtres que leur faiblesse et leur malheur désignaient à sa sympathie, de la veuve et de la fille. Il passait auprès d’elles une partie de ses soirées.
Hélène Verdier, c’était le nom de la petite fille, avait alors neuf ans ; c’était une enfant dont les traits fins et réguliers, annonçaient déjà la grande beauté future. Elle était simple, modeste, affectueuse, intelligente. Jean-Louis se prit tout de suite d’une vive amitié pour elle. Cette amitié ne fut peut-être pas exempte à son principe de petites satisfactions personnelles. Comme tous les écoliers, le jeune maréchal-ferrant n’était pas peu fier de son savoir, il fut très sensible à cette occasion de lui trouver un débouché ; il entreprit, l’éducation d’Hélène, en lui donnant des leçons de lecture et d’écriture.
Sans qu’il s’en aperçût, sans qu’il le soupçonnât, les sentiments que lui inspirait cette enfant grandirent et se modifièrent à l’ombre de cette tendre pédagogie. Pendant longtemps il crut ne pas aimer autre chose qu’une écolière studieuse, docile, et dont la facilité et les progrès faisaient honneur à son maître ; il caressa un penchant qui lui semblait sans danger, et ce ne fut que lorsque son départ de la maison paternelle l’eut violemment séparé d’Hélène, qu’il devina à la douleur qui étreignait son cœur que ce cœur n’avait point été le complice de cette naïve illusion et que la jeune fille l’avait bien autrement passionné que l’élève.
A son grand étonnement, l’injuste haine que lui portait son père, les conséquences qu’elle devait avoir pour lui, la perte d’une affection à laquelle il assignait le premier rang entre toutes, lui paraissaient bien moins difficiles à supporter que son éloignement de sa jeune amie. En vain voulait-il que le vieillard fût l’unique objet de ses regrets et de son désespoir, malgré lui et toujours, ces regrets et ce désespoir balbutiaient le nom d’Hélène.
Il résolut de se rapprocher d’elle à tout prix.
Il l’attendit pendant deux jours au coin d’une impasse devant laquelle elle passait ordinairement pour aller faire ses provisions, mais il ne la vit pas sortir.
Son inquiétude fut extrême ; il interrogea là servante qui lui apprit que depuis quelque temps Hélène ne quittait plus sa mère, que c’était elle qui, d’après les ordres de maître Mathurin, leur achetait ce dont elles avaient besoin.
Déçu une première fois, il essaya d’une autre tactique ; il guetta l’instant où des travaux appelleraient son père hors du logis, et, se cachant le visage sous son chapeau, il traversa rapidement l’allée, pénétra dans la maison et monta au second étage.
L’émotion qu’il éprouvait put lui fournir la mesure de la violence de ce qu’il avait supposé n’être qu’une affection presque fraternelle.
Il heurta. On fut assez longtemps sans lui répondre ; il entendit le bruit sourd de portes qu’on refermait, enfin la veuve Verdier parut sur le seuil et l’introduisit dans la chambre.
Hélène n’était pas dans cette pièce ; l’attitude de la veuve était froide et sévère, à peine si elle dit à Jean-Louis de prendre un siège.
Celui-ci éprouvait pour la première fois un indicible embarras auprès de la mère de celle qu’il aimait ; il balbutiait des mots sans suite, dont lui-même ne paraissait pas comprendre le sens. Ses pensées comme ses regards étaient concentrés sur la porte de la seconde pièce dans laquelle il devinait que devait se trouver Hélène.
Jean-Louis était enfin parvenu à maîtriser son émotion ; mais toujours sous l’impression du même sentiment, les premières paroles qu’il articula étaient pour demander à voir Hélène.
La veuve Verdier lui répondit que sa fille était occupée, qu’il était impossible de la déranger.
Jean-Louis soupira ; mais assez candide pour ne pas s’apercevoir du changement qui s’était, opéré dans la façon dont on le recevait chez sa cousine, il répliqua en rougissant que peut-être valait-il mieux qu’il en fût ainsi et qu’ils pourraient de la sorte causer plus à leur aise.
Alors, et sans plus de préambule, il raconta à madame Verdier comment il avait découvert qu’il aimait sa jeune cousine, il lui peignit avec l’enthousiasme sincère de la passion les progrès de cette affection, et il termina en suppliant la veuve de lui donner Hélène pour femme.
En l’écoutant, la physionomie de madame Verdier devenait de plus en plus renfrognée ; lorsqu’il eut fini, elle lui répondit fort nettement que ce n’était pas au moment où il avait mérité la juste colère de son père et compromis son avenir, qu’il fallait songer à de pareils projets. Que du reste, elle avait d’autres vues sur son enfant, qui ne pouvait appartenir à un garçon dont tous les honnêtes gens condamnaient les principes.
Jean-Louis resta stupéfait. Non seulement il avait toujours supposé que son projet devait avoir l’assentiment de la veuve qui, bien que sa parente, était si loin de pouvoir espérer pour sa fille un si riche parti ; mais, jusqu’alors elle avait toujours blâmé la conduite de maître Mathurin, sinon ostensiblement, du moins lorsque Jean-Louis venait se consoler auprès d’Hélène, et plus d’une fois elle avait excité le fils à ne pas supporter davantage ces injustes rigueurs.
Il se donna le tort de rappeler à la Verdier quelles avaient été ses opinions premières, et cet appel à des souvenirs qu’elle répudiait ressemblait trop à un reproche pour ne point achever d’aigrir la veuve. Avec la maladresse des cœurs tendres et sincères, il comprit trop tard la faute qu’il avait commise et il fut loin de la réparer en s’humiliant devant cette femme acariâtre, en la conjurant de ne pas le réduire au désespoir. Jusque-là, la mère d’Hélène n’avait été que dure et brutale ; devant ce témoignage de la faiblesse du jeune homme elle devint insolente ; elle lui ordonna de sortir de chez elle et le menaça de son père, s’il osait y remettre les pieds.
Quelques jours après cette scène, la servante lui confiait que la cousine Verdier avait pris dans la maison un empire dont chacun s’étonnait et qui l’inquiétait elle-même. Bientôt les causes de cette influence n’étaient plus un mystère pour personne, et la rumeur publique apprenait à Jean-Louis que son père allait épouser, la fille de la pauvre veuve qu’il avait secourue.
Pendant quelques instants, le jeune homme se trouva dans la position de quelqu’un que la foudre a frappé. Non seulement pendant un instant le sang cessa de circuler dans ses artères et il demeura comme paralysé, mais il semblait avoir perdu l’usage de ses facultés, et sa douleur si violente ne trouvait pas le moyen de se manifester. — Enfin, sa gorge se gonfla, un cri rauque s’échappa de sa poitrine ; en même temps des larmes jaillissaient de ses yeux et ses sanglots éclataient sans qu’il se souciât de les dissimuler à celui qui lui avait annoncé cette nouvelle, et qui le quitta bien surpris de l’effet qu’elle avait produit.
Jean-Louis s’en alla tout chancelant se réfugier dans la mansarde qu’il occupait dans la maison de M. Lecointre ; il se laissa tomber sur son lit et passa toute la nuit à gémir et à se désespérer.
Le lendemain, lorsqu’il descendit au magasin, le bouleversement de son visage, l’altération de ses traits, frappèrent le marchand de toiles qui lui demanda ce qu’il avait.
D’abord Jean-Louis ne put répondre que par des larmes ; mais M. Lecointre s’impatientant le gourmanda de sa faiblesse, et le jeune homme parvint à maîtriser suffisamment sa douleur pour pouvoir exposer à son patron ce que je viens de raconter moi-même.
Lecointre, qui joua plus tard un rôle important dans la Révolution, était un homme brutal, emporté, d’une violence presque folle ; mais chez lui, comme chez nombre de personnages de cette époque unique, l’exagération dans tout ce qui touchait la politique, n’excluait pas une certaine sensibilité dans les sentiments de la vie privée. Soit qu’il fût utile à la terrible mission qu’ils remplissaient de démontrer qu’ils n’avaient pas cessé d’être hommes par le cœur, soit qu’ils cédassent à la loi impérieuse des réactions, ils employaient volontiers les moments de calme que leur laissaient les accès de la fièvre révolutionnaire, à s’enivrer des jouissances les plus pures et les plus naïves. Les uns allaient jusqu’à la pastorale ; d’autres redevenaient simplement de braves gens.
Lecointre était un de ces derniers.
Il s’attendrit au récit de son employé, et ses paupières s’humectèrent ; il essaya de le consoler, ne laissa pas échapper cette occasion de tonner contre toutes les tyrannies, qualifia fort sévèrement le sot entêtement du vieil artisan aristocrate ; puis, voyant que plus il devenait éloquent, plus les pleurs du jeune homme coulaient abondants et pressés, il revint bien vite à l’impétuosité qui lui était familière. D’un ton qui n’admettait pas de réplique, il déclara au jeune hommes que ses larmes offensaient son patriotisme ; que, dans les circonstances qui se préparaient, tout homme de cœur devait se trouver trop heureux d’avoir à offrir un bras libre au service de la patrie ; que celle qu’il regrettait si amèrement prouvait, par la préférence qu’elle donnait au père sur le fils, qu’elle était indigne de son amour, et que, dès le lendemain, il lui fournirait le moyen de s’affranchir de cet amour en l’envoyant passer quelques mois en Flandre, pour négocier les achats de la maison.
En vérité, Jean-Louis trouvait le remède pire que le mal, et cette perspective d’un départ immédiat lui causait Un tel effroi qu’il ne songea pas à remercier son patron du témoignage de sollicitude qu’il recevait de lui.
La lâcheté est inhérente à l’amour.
La douleur de Jean-Louis était trop aiguë pour qu’il eût songé à la reconnaître par l’analyse. — Il avait cependant vaguement entrevu l’horreur de la rivalité que lui créait sa passion pour Hélène. Dans le trouble que lui causait cette pensée, il avait instinctivement devancé son patron en acceptant la fuite comme suprême ressource. Mais maintenant une appréhension égoïste et mesquine avait raison de ses terreurs premières. Etre loin d’Hélène, lui apparaissait comme un malheur bien plus grand encore que de la voir devenir la femme du seul homme dont il n’eût pas le droit d’être jaloux. Sa conscience se sentait vaguement prête à entrer en composition, et à sacrifier ses scrupules au besoin de l’apercevoir de loin en loin.
Heureusement, comme nombre de démocrates très sincères, Lecointre était très absolu dans son gouvernement domestique ; il avait parlé, et chercher à combattre une résolution dictée par l’intérêt que lui inspirait son employé, équivalait à une demande de congé immédiat. Jean-Louis le comprit et, surmontant son chagrin, il ne s’occupa plus que des préparatifs de son départ.
A neuf heures du soir, il quitta M. Lecointre qui venait de lui donner ses dernières instructions ; mais il ne resta pas chez lui.
Vers dix heures, un ancien ouvrier de son père, nommé Perlet, qui regagnait son domicile, l’aperçut, caché derrière l’auvent de la boutique d’une fruitière qui faisait face à la maison du vieux maréchal-ferrant. Perlet l’aborda et lui parla. Jean-Louis Louschart, dit celui-ci dans sa déposition, paraissait embarrassé, inquiet, comme l’est quelqu’un dont on dérange le galant rendez-vous. Il ne voulut pas être indiscret, et quitta presque aussitôt le fils de son ancien maître.
Jean-Louis n’attendait cependant personne. Ne pouvant dire adieu à Hélène, il avait voulu s’enivrer de la seule consolation qui lui fût permise, celle de considérer une fois encore les murailles noircies et lézardées de la maison où sa mère était morte, qui avait abrité son enfance et ses amours, où celle qu’il aimait allait vivre. Peut-être aussi avait-il espéré entrevoir la silhouette d’Hélène se dessinant à la clarté de la lampe sur les rideaux de la chambre, mais ce bonheur lui fut refusé : tout le monde paraissait reposer dans la maison paternelle ; les fenêtres closes se dessinaient en noir sur la sombre façade, et nulle lueur ne vint les illuminer.
Jean-Louis resta jusqu’à minuit. — Il devait se mettre en route à quatre heures du matin ; il réfléchit qu’il était temps de regagner son domicile.
Au moment où il entrait dans la rue de l’Orangerie, il entrevit, dans l’ombre, la forme d’une femme qui se tenait appuyée contre la haute borne placée à l’angle que forme cette rue en se croisant avec la rue Satory. A son approche, cette femme se leva ; elle parut hésiter une seconde, puis s’élança à sa rencontre en l’appelant à son aide.
Jean-Louis avait déjà reconnu Hélène.
Par un mouvement dont il ne fut pas le maître, il la reçut dans ses bras, il la pressa sur son cœur ; mais presque aussitôt songeant que le choix de son père faisait cette jeune fille sacrée pour lui, il la repoussa et lui demanda comment elle était hors de chez elle à une heure aussi avancée de la nuit.
Hélène tremblait et balbutiait. Elle essaya de répondre, mais sa voix s’éteignit dans les sanglots ; elle se cacha le visage entre ses mains, et ce ne fut que lorsque Jean-Louis lui eut adressé de vives instances qu’elle se décida à parler, à lui raconter comment, en entendant la conversation qu’il avait eue avec sa mère, elle avait compris à son tour que cette union était le plus grand bonheur qu’elle pût espérer sur la terre ; comment, après son départ, elle était sortie de sa chambre pour se jeter aux genoux de la veuve et essayer de la fléchir ; comment celle-ci lui avait répondu qu’entre le fils, qui serait pauvre, et le père, qui était riche et qui demandait aussi à la prendre pour femme, on ne pouvait pas hésiter. Elle lui avoua que la Verdier avait enfin opposé les injonctions, les menaces et jusqu’aux mauvais traitements à des supplications bien souvent renouvelées, et qu’alors, perdant la tète, elle s’était décidée à fuir, à venir demander du secours à celui qu’elle aimait pour se soustraire à une union qui consommerait leur malheur à tous les deux.
L’accusation prétendit vainement que les relations des deux amants étaient loin d’être pures ; que leur rencontre n’avait pas été fortuite, que ce n’était là qu’un rendez-vous qui succédait à d’autres rendez-vous. L’interrogatoire de Jean-Louis Louschart, dans lequel j’ai puisé les détails de son entrevue avec Hélène, fut pleinement confirmé par les affirmations minutieuses de la jeune fille.
Ce qui ne se trouve pas dans cet interrogatoire, ce à quoi je dois suppléer dans mon récit, c’est l’exposition des manœuvres qui avaient amené maître Mathurin à devenir le rival de son fils.
Ce mariage était l’œuvre de la Verdier.
Elle avait pressenti tout le parti qu’elle pouvait tirer de la discorde du père et du fils ; ses excitations n’avaient pas été étrangères à la violente résolution de celui-là. Elle ne songeait tout d’abord qu’à se ménager une meilleure existence en prenant la place que le départ de Jean-Louis faisait libre, et, dans ce but, elle avait achevé de capter la confiance du bonhomme en flattant ses passions et son orgueil. Mais celui-ci, lui ayant avoué qu’il ne voyait pas d’autre moyen pour punir un fils ingrat que de se chercher de nouveaux héritiers dans un second mariage, la crainte de perdre le fruit de son œuvre ténébreuse lui avait inspiré, premièrement, l’idée de s’offrir elle-même, puis ensuite, après réflexion sage, d’accaparer ce prétendant en cheveux blancs au profit de sa fille. Elle avait été assez adroite pour amener le vieux maréchal-ferrant à souhaiter de lui-même cette étrange union. Une fois qu’elle avait décidé, elle avait confirmé le bonhomme dans sa résolution en lui donnant à soupçonner l’amour de Jean-Louis pour Hélène, sans lui avouer toutefois la démarche que celui-ci avait hasardée, et de façon seulement à ce que le vieillard fût dûment convaincu que de tous les mariages qu’il pouvait faire, aucun ne serait aussi désagréable à son fils.
Quant aux révoltes du cœur d’Hélène, quant à son désespoir, c’était ce dont se souciait le moins la Verdier.