XIII - LE SAUF-CONDUIT

 

 

Après la mort de son père, Charles-Henry Sanson, qui avait, comme on le sait, de nombreux co-héritiers, fut forcé de vendre l’hôtel du faubourg Poissonnière pour faciliter le partage de la succession. J’ai raconté par anticipation, dans le second volume, comment deux spéculateurs sur les terrains, nommés Papillon et Riboutté, firent l’acquisition de cet immeuble et de ses dépendances, y construisirent deux rues qui portent encore leur nom, et firent sans doute une excellente opération, bien que mon grand-père et ses co-héritiers eussent aussi réalisé un bénéfice considérable par suite de l’augmentation de la valeur des terrains depuis l’époque où Charles Sanson II avait acheté cette propriété.

Cependant, mon grand-père ne voulut pas s’éloigner beaucoup de ce quartier où ses ancêtres étaient parvenus, par une vie méritante et exemplaire, à entourer leur nom de quelque considération, et à se faire pardonner des fonctions chargées de la réprobation publique. C’est donc à peu de distance de la demeure qu’il quittait qu’il en choisit une nouvelle. Une maison, que sans de grands et coûteux aménagements il pouvait approprier à ses besoins, se trouvait en vente rue Neuve-Saint-Jean (aujourd’hui rue du Çhâteau-d’Eau), n°16 ; il l’acheta, et vint s’y établir avec sa famille.

Cette maison, sans être aussi vaste que celle du faubourg Poissonnière, n’était pas moins confortable. Elle offrait surtout cet avantage, que les appartements dans lesquels mon grand-père recevait le public étaient complètement séparés de l’habitation de famille. On entrait d’abord, dans une grande cour carrée longue, à l’exception d’un des angles, légèrement écorné, et où se trouvait placée la grille qui donnait accès dans la maison. Les bâtiments étaient à droite ; ils comprenaient : au rez-de-chaussée, pour l’habitation, un vestibule, une vaste salle à manger et une cuisine ; pour mon grand-père, une antichambre et un cabinet de réception, une belle pharmacie et un laboratoire ; aux étages supérieurs, les chambres à coucher. D’autres bâtiments ; se prolongeant au delà de la cour, sur une seule ligne qui continuait celle du mur d’enceinte, formaient une succession de servitudes, telles que remise, écurie, bûcher, buanderie, etc. Le long de ces derniers bâtiments était un parterre, et enfin à l’extrémité, sur toute la largeur de la propriété, un jardin potager. Bon sang ne peut mentir ; ma grand’mère n’avait pu oublier entièrement les occupations de sa jeunesse, et c’était pour elle une douce distraction que de diriger et de surveiller la culture de ce parterre et de ce potager, qui réalisaient à eux deux le fameux : miscuit utile dulci. 

Ce n’était plus le quasi-parc du faubourg Poissonnière ; mais enfin ce n’en était pas moins quelque chose d’agréable, et tout ce qu’on avait pu tirer de la superficie du terrain, tout ce que Charles-Henry Sanson, du reste, pouvait ambitionner dans une situation de fortune bien inférieure à celle de son père et de son aïeul.

De 1778 à 1789, la vie s’écoula calme, austère, patriarcale dans cette maison, que ne franchissaient pas les bruits du dehors. Tout le monde y subissait l’ascendant des vertus et de la bonté de Marie-Anne Jugier. Jamais il n’y était fait la moindre allusion aux sanglantes occupations qui venaient trop souvent interrompre, pour les hommes, la paix de cette existence. Si parfois il arrivait à un des aides qui s’asseyaient à la table des maîtres de laisser échapper une parole imprudente se rattachant à quelque chose du métier, un sévère regard de mon grand-père réprimait cet oubli, et la conversation reprenait aussitôt son cours en se portant sur d’autres sujets. 

Les heures des repas étaient les mêmes que du temps de Jean-Baptiste Sanson ; mais ma grand’mère réunissait en outre, deux fois par, jour, toute la maison pour les prières du matin et pour celles du soir. Mon grand-père ne manquait aucune de ces pieuses réunions, et y assistait dans l’attitude du plus profond recueillement. Marie-Anne Jugier, agenouillée dans la salle à manger sur un prie-dieu au-dessus duquel était appendu un grand christ d’ivoire, récitait à haute voix les prières, et l’assistance lui faisait écho pour les paroles qui doivent être dites en commun. Je puis d’autant mieux parler de ce touchant usage, qu’il s’est toujours conservé dans ma famille, et que, ayant déjà atteint l’âge de dix-huit ans lorsque ma pauvre grand’mère est morte, je me rappelle encore, aussi parfaitement que si c’était d’hier, l’avoir vue, octogénaire, continuer à remplir ce saint devoir.

Pendant la tourmente révolutionnaire, malgré le danger de pareilles manifestations, elles ne furent pas interrompues. Les temples étaient fermés ; mais quelques prêtres, cachés dans un réduit obscur, élevaient aussi vers Dieu leurs voix suppliantes. La France ne priait plus que par les lèvres des proscrits et des bourreaux.

Je n’ai point la prétention de récrire l’histoire de cette époque mémorable, qui a trouvé un grand nombre d’historiens plus éclairés et plus compétents. Je n’aurai à lui apporter mon grain de sable que lorsque cette histoire, malheureusement, viendra, pour ainsi dire, se résumer dans celle des sanglantes attributions de mon aïeul.

Dans l’affaire de Jean Louschart, la nature même de mon récit m’a conduit à donner un aperçu de la situation des esprits aux approches de cette convocation des États généraux dont devait jaillir la Révolution. Mais il n’en est pas de même des événements considérables qui suivirent. Comme ils ne se rattachent par aucun lien à mon sujet, on me permettra de les passer sous silence. Ils sont, du reste, assez connus des lecteurs pour que je ne puisse en reparler sans afficher des prétentions pédantesques que je suis bien loin d’avoir.

Charles-Henry Sanson avait suivi, avec cette puissance de méditation qu’on acquiert dans la retraite, tous les progrès de la Révolution : les luttes de la cour contre les Parlements ; le Lit-de-Justice, les assemblées des notables, tous les expédients de la monarchie aux abois lui avaient clairement révélé le péril de la situation. La réunions des trois ordres en assemblée nationale ne lui laissa plus aucun doute que la société tout entière ne fût à la veille de se transformer.

Je laisserais peser un doute fâcheux sur sa mémoire, si j’omettais de dire ici qu’il avait adopté avec enthousiasme les idées nouvelles. Sur quelles âmes les théories de progrès et d’émancipation exerceraient-elles plus d’empire que sur celles des malheureux qui se croient victimes de l’oppression et des préjugés. Mais je dois ajouter que, malgré son admiration pour les principes de 1789 dans lesquels il pressentait bien l’évangile politique de l’avenir ; malgré son dévouement au nouvel ordre de choses qui paraissait devoir en découler, il n’en restait pas moins profondément attaché à la monarchie et à la personne du roi dont les sentiments droits et les intentions honnêtes, si clairement manifestés au commencement de son règne, avaient gagné bien des cœurs. Il appartenait enfin à ce parti si nombreux qui bornait alors tous ses vœux à l’établissement d’une royauté constitutionnelle et se laissa malheureusement déborder par les fanatiques et les fauteurs d’anarchie.

Avant leur terrible rencontre sur l’échafaud, mon grand-père avait eu deux fois l’honneur d’approcher la personne de Louis XVI. La première : ce fut au commencement de cette même année 1789. La pénurie du Trésor avait encore suspendu depuis longtemps le payement des sommes dues à Charles-Henry Sanson qui, épuisé par les dépenses de la licitation de la succession paternelle, se trouvait aux prises avec de sérieuses difficultés et grevé de dettes considérables. Il représenta au roi cette situation fâcheuse dans un placet et quelques jours après fut mandé à Versailles. Louis XVI le reçut dans ses petits appartements et ne l’entretint que peu de temps. Les moindres détails de cette entrevue sont restés gravés dans le souvenir, de mon aïeul et il les a transmis à ses descendants. 

Le roi était debout dans l’embrasure d’une croisée qui donnait sur le parc ; il tournait le dos à moitié et jetait de temps à autre un regard, qu’il s’efforçait de rendre distrait, sur la terrasse. Charles-Henry Sanson, subissant le prestige de la majesté royale, n’avait pas osé pénétrer bien avant dans cette grande pièce toute revêtue de dorures, de marbres et de cristaux ; il se tenait presque sur le seuil, de sorte qu’ils échangèrent les quelques paroles qu’ils se dirent à une grande distance l’un de l’autre, bien que le bruit de leur voix s’amortit encore sur les épais tapis. Certes, si un observateur eût assisté à ce colloque et qu’il lui eût été demandé lequel de ces deux hommes, à quatre ans de là, porterait une main meurtrière sur l’autre, il eût répondu sans hésiter que ce serait le souverain puissant qui commandait à vingt-cinq millions de sujets et qui, las ou mécontent des offices de son bourreau, se passerait un caprice royal en lui faisant subir la peine du talion et périr à son tour des  supplices qu’il avait si longtemps infligés. Il devait en être bien autrement, et ce n’est qu’un jeu ordinaire des révolutions de faire les bourreaux rois et de leur jeter en pâture toutes les grandeurs qui jusque-là avaient ébloui le monde. Louis XVI portait ce soir-là un habit de taffetas lilas, brodé d’or, sur lequel brillait la plaque du Saint-Esprit, une culotte courte, des bas de soie et des souliers à boucles ; le cordon bleu et le cordon rouge de Saint-Louis traversaient son gilet de satin blanc, broché d’or, et formaient par hasard cet assemblage de couleurs qui devait être le signal de tant de calamités pour lui et les siens. Un jabot de dentelle, en forme de rabat, pendait à sa cravate molle et lâchée qui laissait voir les muscles saillants de son cou. Le roi était d’une stature vigoureuse mais commune. Il n’avait de vraiment aristocratique que sa jambe nerveuse et finement modelée. Ses cheveux poudrés et bouclés formaient deux rouleaux sur les tempes et étaient rattachés sur la nuque par une queue comme celles que l’on portait alors.

— Vous avez adressé une réclamation pour des sommes qui vous sont dues, dit-il sans détourner la tête et sans regarder mon grand-père. J’ai ordonné que vos comptes fussent vérifiée et qu’on ne mît aucun retard à en ordonnancer le payement ; mais les coffres de l’État sont presque épuisés en ce moment, et vous réclamez, je crois, cent trente-six mille livres ; ce qui est une somme assez considérable.

— Je remercie avec autant de reconnaissance que de respect  Votre Majesté de sa bonté, répliqua Charles-Henry Sanson ; mais je la supplie humblement de vouloir bien me permettre de lui faire observer que le chiffre de mes dettes s’est tellement accru que mes créanciers n’ont plus aucune patience et que ma liberté même se trouve menacée.

A ces mots, le roi se retourna et échangea un rapide regard avec mon aïeul. L’attitude presque prosternée de ce dernier ne permettait guère de mettre en doute sa sincérité ni les sentiments qui l’animaient. Pourtant à la vue de son interlocuteur, Louis XVI ne put réprimer un tressaillement involontaire. Etait-ce pressentiment ou l’horreur que notre profession inspire ? Cette dernière hypothèse me paraît la plus probable.

Attendez, dit-il, on va mettre ordre à cela. 

Puis il agita une sonnette qui se trouvait à sa portée. Un gentilhomme parut :

— Monsieur de Villedeuil, lui dit le roi, veuillez faire quérir un sauf-conduit et le remplir aux noms que je vais vous dire. 

Quand, le papier fut arrivé, le roi qui avait une excellente mémoire, dicta lui-même les noms de mon aïeul qu’il n’avait vus sans doute qu’au bas du placet.

Ce curieux sauf-conduit que je possède encore est ainsi conçu :

De par le Roy,

Sa Majesté voulant donner au sieur Charles-Henry Sanson le moyen de vaquer à ses affaires, lui a accordé sauf-conduit de sa personne pendant trois mois, pendant lesquels Sa Majesté fait défense à ses créanciers d’exercer contre lui aucune contrainte ; à tous huissiers, sergents ou autres de l’arrêter ni inquiéter ; et à tous concierges, et geôliers des prisons de l’y recevoir, à peine de désobéissance, d’interdiction de leurs charges et de tous dépens, dommages et intérêts ; et si, au préjudice desdites défenses, il était emprisonné, veut Sa Majesté qu’il soit sur-le-champ élargi ; quoi faisant tous concierges et geôliers en demeureront bien valablement quittes et déchargés. Veut aussi, Sa Majesté, que le présent sauf-conduit ne puisse avoir d’effet qu’après avoir été signifié au bureau des gardes du commerce.

Donné à Versailles, le dix-neuf avril mil sept cent quatre- vingt-neuf.

LOUIS.

Laurent de Villedeuil.

 

Quand les noms furent écrits, le roi signa, puis remit le papier à mon grand-père qui ne le prit qu’en fléchissant respectueusement le genou. Sa liberté venait d’être sauvegardée par celui à qui il devait ôter la vie.

Comme il se retirait du palais, une femme à la démarche imposante et majestueuse, splendidement parée, et suivie de deux autres dames et d’un gentilhomme, lui apparut, sur le perron de la double rampe de l’escalier. Tous les fronts s’inclinèrent à son aspect, car l’huissier venait en ouvrant la grande porte à deux battants, de prononcer, d’une voix retentissante, ces mots’ :

— La reine ! 

Au même instant sortait par une petite porte dérobée, donnant sur les tribunes de la chapelle, une jeune personne vêtue d’une modeste robe de taffetas glacé à guimpe, mais dont les traits purs et harmonieux respiraient une bonté angélique. Dès que la reine l’aperçut, une expression affectueuse se peignit sur son visage.

— Eh ! Venez donc, chère sœur ! s’écria-t-elle, je ne vous ai pas vue aujourd’hui. 

— Ce sont nos deux princesses : la reine et madame Elisabeth, dit à Charles-Henry Sanson l’huissier qui le reconduisait hors du palais. 

— Je ne sais celle qui impose le plus, répliqua vivement mon aïeul ; mais si la première a l’air de la plus grande princesse de la terre, l’autre a l’air d’une princesse du ciel ! 

En disant cela il franchissait avec son guide le vestibule qui donnait sur la cour d’honneur, traversait cette cour et gagnait enfin la grille, heureux de prendre congé de si illustres hôtes. Un malaise indéfinissable, une gêne dont il ne pouvait se rendre compte avaient pesé sur lui tout le temps qu’il était resté dans ce palais. Était-ce l’embarras d’approcher pour la première fois de si près les puissants du royaume ? Je ne le crois pas : Charles-Henry Sanson, je l’ai dit ailleurs, et la suite de ces Mémoires le prouvera bien, était doué d’une énergie de caractère et d’une force de volonté qui le mettaient à l’abri de pareilles faiblesses.

Il faut bien le reconnaître : la Providence nous donne quelquefois des intuitions vagues et mystérieuses que nous subissons sans les comprendre, et il y avait quelque chose de prophétique dans le serrement de cœur inexprimable que mon grand-père éprouva à cette audience royale, où une coïncidence étrange lui fit entrevoir pour la première fois et presque du même coup d’œil, les trois plus nobles têtes désignées à son fatal couteau.