VI – DESRUES

SUITE ET FIN

 

 

Le soir du jour où Desrues avait déposé la malle chez le sculpteur Mouchy, le jeune de la Motte s’était présenté à la maison de la rue Beaubourg pour voir sa mère. Il fut bien étonné, la sachant malade, d’apprendre qu’elle était partie pour Versailles. Desrues, qui avait réponse à tout, lui donna des explications qui le rassurèrent, et comme le jeune homme, bien que grand et vigoureux, se sentait légèrement indisposé, il le garda chez lui jusqu’au 10 février, où il l’emmena à Versailles sous prétexte de retrouver sa mère.

Cinq jours dans la maison de Desrues avaient suffi pour altérer profondément la santé du jeune de la Motte., Lorsqu’il se mit en route pour Versailles, il était pâle, abattu, il marchait avec peine, et ses membres tressaillaient agités par des frissons fiévreux. Desrues le réconfortait de son mieux, en lui assurant qu’il allait voir sa mère qui viendrait probablement au devant d’eux au bout de l’avenue de Paris. Chemin faisant, il lui insinua qu’il ne faudrait pas cependant s’inquiéter s’il ne la trouvait pas à la descente de voiture ; il lui représenta que madame de la Motte, très occupée du soin de lui ménager une charge à la cour, ne pourrait peut-être pas disposer d’un instant pour embrasser l’enfant qui lui était si cher ; il le conduisit à l’auberge de la Fleur-de-Lys, où madame de la Motte devait, disait-il, venir le trouver, et l’ayant placé au coin d’un bon feu, il sortit pour se mettre à la recherche d’une chambre.

Il en trouva une dans la rue de l’Orangerie, chez un tonnelier nommé Pecquet. Il se donna à cet homme pour un nommé Beaupré, qui venait à Versailles avec son neveu qu’il allait faire entrer aux bureaux de la guerre ; il convint avec lui de trente sols par jour pour prix de la chambre, et il y conduisit le jour même le jeune de la Motte, auquel il affirma que sa mère, ainsi qu’il l’avait présumé, se trouvait trop absorbée par les affaires pour venir le voir le jour même.

Le lendemain de cette installation le jeune homme allait beaucoup plus mal que la veille. Desrues avait déjà eu soin de prévenir la femme de son hôte qu’il redoutait une petite vérole pour son neveu, mais que, Dieu merci, étant médecin, il espérait bien triompher du mal et l’empêcher d’aboutir. En même temps, et afin, disait-il, de ménager la sensibilité de cet enfant, il priait cette femme de dire à son neveu que la mère de celui-ci était venue pour le voir pendant qu’il dormait, et que, le sachant souffrant, elle était partie sans vouloir le réveiller. La femme Pecquet s’acquitta religieusement de la commission ; elle était profondément touchée de la tendresse que le faux Beaupré manifestait pour son pauvre neveu.

Le soir, le prétendu oncle se fit acheter de la manne et du sel de nitre. La femme du tonnelier lui ayant fait observer qu’il serait peut- être prudent d’appeler un médecin.

— Ne le suis-je pas, répondit l’oncle, et quel autre le soignerait avec le même dévouement. Hélas ! ajouta-t-il avec un profond soupir et en levant au ciel ses yeux tout humides de larmes, si cela dure toute science terrestre sera inutile, et ce sera un prêtre qu’il faudra appeler !

Il ajouta encore qu’il avait découvert que ce malheureux jeune homme était en proie à une maladie honteuse qu’il cachait ; qu’il avait découvert dans ses poches des remèdes secrets qui avaient sans doute contribué à empirer sa situation ; et, en même temps, il multiplia tellement les marques du plus vif désespoir que les époux Pecquet redescendirent chez eux remplis d’admiration pour ce brave homme dont les sentiments les avaient édifiés.

Le lendemain, il annonça à ses hôtes que le malade allait mieux et que décidément il espérait le sauver ; mais, sur le midi, pendant que Pecquet travaillait à son atelier, il entendit la voix de l’oncle du jeune homme qui appelait au secours, et suppliait, avec une voix lamentable, qu’on lui apportât un pot d’eau.

Il monta précipitamment avec sa femme.

Le jeune homme était affaissé sur son lit, la figure cadavéreuse, les yeux fermés, et le faux Beaupré s’efforçait de le ranimer en lui faisant respirer un flacon de sels ; mais bientôt la respiration du malade devint stridente, c’était le râle de l’agonie ; l’oncle, qui s’était jeté à genoux, et qui priait et qui sanglotait tout à la fois, supplia la femme Pecquet d’aller chercher un prêtre.

M. Manin, curé de Saint-Louis, arriva quelque temps après ; mais le jeune homme ne reprit pas connaissance et mourut vers neuf heures sans avoir pu recevoir le viatique.

La douleur de Desrues paraissait si violente, que le sieur Pecquet dut le soutenir pour l’aider à descendre l’escalier ; le soir il voulut ensevelir son neveu de ses propres mains et le tonnelier l’aida dans cette funèbre tâche.

Le lendemain il se rendit à la paroisse Saint-Louis, où il déclara le décès de Louis-Antoine, fils de Jacques Beaupré de Commercy, et de demoiselle Marie-Hélène Magny, décédé à l’âge de vingt-deux ans ; prit un extrait de l’acte mortuaire et pria le curé de faire à son pauvre neveu un enterrement décent mais fort simple, le malheureux ayant, disait-il, plutôt besoin de prières que d’apparat. En même temps, il donna six livres pour des messes et six livres pour les pauvres.

Desrues suivit, accompagné de Pecquet, la dépouille mortelle de l’infortuné jeune homme au cimetière de Satory ; après la cérémonie, il donna un louis au tonnelier pour ses peines, revint avec lui rue de l’Orangerie, fit un paquet des hardes du défunt, annonça à ses hôtes qu’il viendrait les prendre dans quelques jours, mais qu’il avait hâte de partir pour prévenir l’arrivée de la mère, qui pouvait être à Versailles d’un instant à l’autre et à laquelle il voulait épargner un coup aussi terrible.

Trois heures après, en effet, Desrues rentrait dans son appartement de la rue Beaubourg avec la physionomie radieuse d’un digne négociant qui vient de terminer une boime petite affaire.

Cependant le dépôt qu’il avait à la cave de la rue de la Mortellerie ne le laissait pas sans inquiétudes, car, le lendemain de son retour de Versailles, il se rendait chez la propriétaire de la maison du Plat-d’Etain.

Madame Masson accueillit très bien son nouveau locataire, mais elle lui annonça que Rogeot, le porteur d’eau qui demeurait dans la maison, avait remarqué que son chien s’arrêtait devant la porte de la cave chaque fois qu’il passait dans l’escalier et grattait sur le seuil en hurlant à la mort.

Desrues du Coudray fit des gorges chaudes sur la crédulité superstitieuse de ce brave homme ; mais, il n’en conclut pas moins que son secret était en danger, et étant sorti de chez la dame Masson, il se dirigea vers la place de Grève, où il proposa à un ouvrier, qui attendait là qu’on vînt l’embaucher, de lui donner trois livres pour creuser un trou dans une cave qu’il avait dans le voisinage.

L’ouvrier ayant accepté, Desrues l’emmena au Plat-d’Étain, muni d’outils convenables et l’introduisit dans la cave. Bien que nous n’y ayons vu introduire que deux objets, elle en contenait trois lorsque le faux du Coudray y pénétra avec son maçon : un quartaut de vin, une malle qui paraissait vide et un ballot soigneusement entouré de paille que Desrues dit à l’ouvrier contenir du vin d’Espagne. C’était ce ballot qu’il s’agissait d’enterrer, parce que, disait le propriétaire, le vin d’Espagne gagne rapidement en qualité lorsqu’il est dans la terre. 

L’ouvrier se mit à l’œuvre.

Pendant qu’il travaillait, Desrues, assis sur une des marches de l’escalier, le regardait faire, l’encourageant par toutes sortes de lazzis, lui versant force rasades, et assaisonnant sa belle humeur de quelques refrains grivois, enfin paraissant, dit cet homme dans sa déposition, un bon-compère.

Lorsque le trou fut suffisamment profond, Desrues aida le maçon à descendre le ballot dans la fosse ; lorsqu’il s’agit de le recouvrir de terre, il mit la main à la besogne, comme un homme qui a hâte de voir se terminer l’ouvrage qu’il commande ; enfin, lorsque le trou fut comblé, il piétina dessus pour égaliser le sol, et cela en prenant toutes espèces de postures comiques et en les accentuant des grimaces les plus bouffonnes.

Mes lecteurs ont certainement déjà deviné que c’était la malheureuse madame de la Motte, que le faux du Coudray avait transportée dans la grande malle, puis ensevelie dans le volumineux ballot qu’il enterrait à cette heure ; que c’était sur la tombe dans laquelle il comptait bien avoir enfermé à jamais le cadavre de sa première victime qu’il dansait avec une joie qui doit donner l’idée des instincts de ce cannibale.

Il paya l’ouvrier et le conduisit jusqu’à la rue du Tourniquet-Saint-Jean, de façon à empêcher qu’il eût aucune communication avec les habitants de la maison du Plat-d’Étain, revint à sa cave avec un commissionnaire qui prit la malle vide et la porta chez un faïencier du quai des Miramiones, auquel M. de la Motte avait fait une commande de poterie ; la vaisselle emballée fut conduite au coche d’eau pour s’acheminer vers le Buisson-Souef.

Desrues n’était encore qu’à la moitié de sa tâche, il lui restait à s’emparer de la proie qu’il avait convoitée, de la dépouille des deux êtres qu’il avait si audacieusement fait disparaître, et ce sera dans la seconde partie de son œuvre que nous le verrons déployer toutes les ressources de son génie d’intrigue.

Il commença par répandre sourdement des calomnies qui expliquaient la disparition si subite, si inexplicable de madame de la Motte ; il insinue qu’elle n’est allée à Versailles que pour rejoindre, un ancien amant, et qu’elle est partie avec lui aussitôt qu’elle s’est trouvée nantie du prix du Buisson-Souef que lui, Desrues, a versé entre ses mains.

En même temps, il produit pour la première fois un acte sous seing-privé, constatant la vente. définitive du Buisson, le payement de la somme de cent quatre mille livres que madame de la Motte déclarait avoir reçue en espèces ; il spécifiait l’annulation de tous engagements antérieurs contractés pour la même cause et il était signé par les époux Desrues et par Marie Perrier, femme Saint-Faust de la Motte.

Cette troisième signature, comment Desrues l’avait-il obtenue ? Était-elle l’œuvre d’un faussaire ? L’avait-il extorquée à la mourante pendant les défaillances de cette triste agonie qui n’eut que l’empoisonneur pour témoin ? Ce point est resté un mystère que les débats n’ont pas éclairci.

Mais, sur ces entrefaites, la liquidation de la célèbre succession Despleignes du Plessis avait enfin abouti. Tous les châteaux en Espagne, dont depuis tant d’années Desrues bernait la crédulité de ses créanciers, s’étaient fondus et résumés en une somme de vingt-quatre mille livres versée entre ses mains. Il pressentait que, lorsque les contestations qu’il prévoyait se produiraient, cette somme de vingt-quatre mille livres ne saurait justifier l’important versement qu’il prétendait avoir fait dans les mains de madame de la Motte ; il savait que la désagréable curiosité de la justice irait certainement jusqu’à s’enquérir du Pactole où il avait puisé les cent quatre mille livres ; il chercha le moyen d’opposer au moins un argument aux soupçons qui devaient se produire.

Il comptait parmi ses connaissances un M. Duclos, qui consentit de bonne foi, et dans le seul but de lui ménager une garantie sur la terre du Buisson-Souef, qu’il prétendait avoir achetée et soldée trop légèrement, à accepter une obligation fictive de cent mille livres, dont le contrat fut passé chez Me Provost, notaire, et signé de Desrues et de sa femme. 

Cette précaution prise, le petit épicier se crut maître de la situation et parfaitement en état de revendiquer une terre qu’il avait achetée et payée à beaux deniers comptants. Cependant un point embarrassait encore cet homme profond et qui n’abandonnait rien à l’imprévu.

Le sous-seing privé avait été signé en vertu de la procuration donnée par M. de la Motte à sa femme, trois ans auparavant et lorsque pour la première fois ils avaient décidé de la vente du Buisson-Souef : Mais cette procuration, la validité du dernier acte exigeait qu’elle fût entre ses mains, et elle était restée déposée chez Me Joly, le procureur de M. de la Motte. 

Desrues sentait si bien que l’absence de cette pièce allait devenir le côté faible de ses combinaisons qu’il se décida à une démarche dangereuse et qui devait le perdre.

Sous le prétexte de payer à Me Joly les frais et débours de la vente du Buisson-Souef, il alla chez le procureur ; et comme celui-ci s’étonnait que madame de la Motte se fût passée de la procuration demeurée dans son étude, Desrues sans se départir de la naïve bonhomie qu’il savait si bien donner à son masque, pria Me Joly de lui abandonner cette pièce, en lui donnant à entendre qu’il saurait récompenser magnifiquement le petit service qu’il attendait de lui. 

Me Joly repoussa avec indignation cette proposition ; et, en même temps, les vagues soupçons qu’il avait conçus touchant l’authenticité d’un acte passé en des circonstances si étranges prirent de la consistance : il soupçonna tout au moins une fraude ; et Desrues ayant audaçieusement présenté requête au lieutenant-criminel pour obtenir, par voies judiciaires, la remise entre ses mains de la pièce lui faisant défaut, le procureur opposa un refus péremptoire à la signification de l’huissier et se déclara prêt à  soutenir le référé. 

Dès le jour même, il écrivit à M. de la Motte pour le prévenir de la tentative de Desrues et lui communiquer les suppositions qu’elle lui avait suggérées. .

Le pauvre gentilhomme était bien inquiet et bien malheureux. Depuis trois semaines, il était sans nouvelles directes de sa femme, et les lettres qu’il lui envoyait restaient sans réponse.

Deux fois Desrues lui avait écrit : la première pour lui annoncer le prétendu voyage de madame de la Motte à Versailles, la seconde afin de calmer les appréhensions qu’il manifestait en lui parlant du très-prochain retour de celle-ci à Paris.

Le lendemain du. jour où la missive du procureur Joly était venue ajouter à ses angoisses, il reçut une visite à laquelle il ne s’attendait guère : celle de Desrues en personne.

A mesure que les difficultés s’amoncelaient, que le péril grandissait, le petit homme redoublait d’activité et d’énergie. Le soir même de la déconvenue qu’il avait essuyée chez Me Joly, il se décide à aller au devant de l’orage qui se forme à l’horizon, et il part pour le Buisson-Souef. 

Son entrevue avec M. de la Motte reproduit exactement la fameuse scène du cinquième acte de Tartuffe, mais Desrues se montre bien supérieur dans la réalité à son émule de la fiction. Comme lui il agit en maître ; comme lui il commande dans la maison dont il va chasser le véritable propriétaire ; mais il ne se laisse pas enivrer par le succès au point de laisser tomber son masque et d’oublier son rôle ; il se garde bien de pousser la fermeté dans le maintien de ce qu’il appelle ses droits jusqu’à la brutalité ; aux reproches, aux injures de sa victime, il oppose le calme d’une conscience pure ; il répond avec une douceur si admirablement jouée qu’elle laisse son antagoniste tout interdit ; il le plaint, il gémit sur la cruelle position que vont lui faire les torts d’une épouse coupable ; il va jusqu’à lui offrir sa bourse, jusqu’à s’engager devant les assistants à servir une rente de trois mille livres à ce bon M. de la Motte si cruellement dépouillé par sa femme adultère.

Ce sublime de la fourbe auquel le génie de Desrues venait d’atteindre devait être inutile. Ses hommes de loi ne crurent pas pouvoir se passer de la procuration ; ils l’engagèrent à retrouver madame de la Motte dont la présence mettrait fin à tous ces tracas. Il le comprenait bien lui-même, et cette conviction lui inspira l’idée d’une nouvelle supercherie qui dépassait en audace toutes celles que nous lui avons vu mettre en œuvre.

Revenu à Paris, il sent la terre qui brûle sous ses pieds. M. de la Motte y est arrivé presqu’en même temps que lui : il a vu sa famille, ses amis dont quelques-uns occupent de grandes positions dans la haute magistrature ; il va trouver aide et appui dans leur expérience et dans leur influence. Déjà, ils disent hautement que cette histoire de la fuite de madame de la Motte avec un amant est une fable ; une plainte en supposition de vente et en suppression de personnes est déposée au Châtelet ; Desrues n’a pas une minute à perdre ; il retrouvera madame de la Motte ! ! !

Le 5 mars, il part pour Lyon dans un cabriolet de poste ; il y arrive le 7 à cinq heures du soir.

Le lendemain, une dame d’une grande taille, vêtue d’une robe de soie noire avec une garniture et des agréments en chenille de couleur marron, d’un manteau de taffetas dont le capuchon lui couvrait tout le visage, se fit introduire dans le cabinet de M. Baron père, notaire, rue Sainte-Dominique. Elle lui dit qu’elle était madame de la Motte, de Villeneuve-le-Roi, près de Sens, qu’elle voulait envoyer à son mari, M. Saint-Faust de la Motte, écuyer du roi, une procuration à l’effet de l’autoriser à toucher les intérêts d’une somme de trente mille livres qui leur restait due sur la vente de leur domaine, et elle le pria de lui faire libeller cet acte.

Le notaire exigea qu’elle produisît une autorisation maritale, et, à défaut de cette autorisation, qu’elle se fit accompagner de deux témoins domiciliés à Lyon. La dame se retira en annonçant qu’elle allait chercher ses témoins.

Remontée dans le fiacre qui l’avait amenée, elle questionna le cocher et lui demanda l’adresse d’un autre notaire. Cet homme lui indiqua M. Pourra, place des Carmes, chez lequel elle lui demanda de la conduire.

M. Pourra était absent, et ce fut sa femme qui reçut la visiteuse. La tournure de celle-ci était si étrange ; elle affectait si visiblement de cacher son visage en se tenant dans l’ombre, que madame Pourra l’examina avec une curiosité toute féminine. Elle paraissait avoir une quarantaine d’années ; sa peau était jaune, ses yeux petits, noirs et fuyants, sa bouche grande et ses lèvres minces. Introduite près du notaire, qui était rentré, elle lui présenta sa requête en s’appuyant de la recommandation de l’un des négociants les plus honorables de la ville.

M. Pourra, moins difficultueux que son collègue, consentit à rédiger la procuration ; elle en demanda deux expéditions, se fit remettre l’une et chargea le notaire d’adresser l’autre à un M. Ségar, curé à Villeneuve-le-Roi, et parent de M. de la Motte.

Cette pièce arriva à Villeneuve le 11 mars, et le curé s’empressa de l’envoyer au lieutenant-général de police.

La manœuvre était si habile que la justice, qui avait déjà pratiqué une descente au domicile de Desrues, hésita et ne fut pas éloignée de croire à l’existence de madame de la Motte. Cependant, il était si extraordinaire que cette dame, qui n’hésitait point à fournir une indication qui pouvait mettre son mari sur sa trace, n’eût pas fait accompagner le paquet d’une lettre, que l’on donna l’ordre de s’assurer de la personne du petit épicier.

Desrues fut arrêté le 13 mars. Du fond de sa prison, il s’agitait encore et n’avait point renoncé à l’espoir de gagner la partie. Sa femme qui avait obtenu la permission de le visiter, le secondait dans ces efforts suprêmes avec la soumission aveugle qu’il était parvenu à inspirer à la pauvre créature.

Le 7 avril, un ami de M. de la Motte, M. Dubois, procureur au Parlement, recevait, par la poste, une lettre ainsi conçue :

« Une dame de vos amies, m’a prié, Monsieur, de vous remettre en confiance ce paquet en passant dans ce pays. J’ai été pour m’acquitter de cette commission ; je n’ai pas eu l’avantage de vous trouver. Comme je suis pressé de partir je vous l’envoie, et vous réitère ses instances de le garder secrètement jusqu’à ce qu’elle vous marque elle-même l’envoi qu’elle en veut faire. Elle est bien dans le chagrin. Son fils, le chevalier, a la petite vérole, jointe à la fatigue du voyage. Voilà ce qu’elle m’a chargé de vous dire.

« J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre humble serviteur,

« Le Marquis de Rojoire. » 

A cette lettre on avait joint le premier sous-seing, passé entre les époux de la Motte et Desrues, et quatre billets au porteur dont chacun était de dix-neuf mille cinq cents livres.

Cette ruse in extremis était trop grossière, elle n’abusa personne, mais motiva l’arrestation de la femme Desrues, et une seconde perquisition qui fut pratiquée au domicile de celui-ci. 

Dans cette perquisition, on découvrit une montre d’or, que la femme et la servante de Desrues reconnurent pour avoir appartenu au jeune de la Motte, et les magistrats ne doutèrent plus qu’ils ne fussent sur la trace d’un grand crime.

Cette malheureuse disparition, les péripéties de cette funèbre aventure occupaient tout Paris. Il est probable que les allures suspectes du faux du Coudray avaient tardivement éveillé quelques soupçons dans l’esprit de ceux qui l’avaient aidé à emménager dans sa cave, car bien avant que la justice eût songé à opérer une descente au Plat-d’Etain, le bruit s’était répandu dans Paris que madame de la Motte était enterrée dans une maison de la rue de la Mortellerie.

Avertis par cette rumeur, les magistrats ordonnèrent une perquisition dans la cave du Plat-d’Étain. Les traces de fouilles récentes indiquèrent l’excavation que Desrues avait fait pratiquer ; aux premiers coups de pioche on rencontra le ballot. Il contenait, sous la paille qui en déguisait la forme, une espèce de cercueil fait en planches mal ajustées, dans lequel se trouvait le cadavre d’une femme, dont la tête était enveloppée dans un carré de grosse toile.

Ce corps, bien qu’il fût dans un état de décomposition fort avancé, fut bientôt reconnu pour celui de madame de la Motte.

Convaincus du premier meurtre, les magistrats poursuivirent activement, à Versailles, leurs investigations, certains qu’elles leur fourniraient la preuve du second. On consulta la liste des décès qui avaient eu lieu vers l’époque du voyage du jeune de la Motte dans cette ville, et, sans s’arrêter à la différence d’âge qui existait entre celui dont on cherchait les traces et la déclaration que Desrues avait donnée à la paroisse Saint-Louis, on alla droit au ménage Pecquet, qui raconta dans tous ses détails la mort du prétendu Beaupré.

L’exhumation fut ordonnée, et le corps du jeune homme décédé rue de l’Orangerie fut reconnu comme l’avait été celui de madame de la Motte, sa mère.

Mis tour à tour en face des restes de ses deux victimes, Desrues nia tout. — Pour l’une, il affirma plus que jamais qu’elle était vivante, qu’il l’avait vue à Lyon ; pour l’autre, il prétendit que le jeune homme était mort de mort naturelle ; que, pour échapper à la responsabilité que lui faisait encourir cet événement, il s’était décidé à cacher le décès et à faire enterrer le défunt sous un nom supposé.

En présence des témoins qui commençaient à surgir de toutes parts, il opposa les dénégations les plus formelles à leurs allégations ; son assurance et son calme ne se démentirent pas un instant.

On le confronta également, revêtu d’une toilette de femme, avec les témoins venus de Lyon. Aucun d’eux, et pas même madame Pourra, qui avait observé si attentivement l’originale étrangère, ne put affirmer que ce fut là la personne qu’ils avaient vue. Cependant, Desrues était trop habile pour avoir remis à une fille équivoque le soin de jouer un rôle de cette importance dans ce sinistre imbroglio, lorsque la moindre bévue de sa fondée de pouvoir pouvait lui coûter la tête, et il demeura probable qu’il s’était chargé de représenter lui-même celle qu’il avait assassinée.

Le 28 avril, sur le rapport du conseiller d’Outrelmont, le procureur général de La Chaise lança son réquisitoire, et le 30 avril la sentence fut prononcée.

Elle portait que Desrues, convaincu d’empoisonnement sur la personne de madame de la Motte et de son fils, ferait amende honorable devant la principale porte de l’église Notre-Dame de Paris ; qu’il y serait mené dans une charrette portant devant et derrière cette inscription : Empoisonneur de dessein prémédité ; qu’il serait vêtu d’une chemise, aurait la corde au col et dans la main droite une torche du poids de deux livres ; qu’après avoir reconnu son crime, il devrait demander pardon à Dieu et à la justice ; puis, qu’il serait conduit à l’échafaud dressé en Grève, et là, aurait les bras, les jambes, les cuisses et les reins rompus vifs, et à l’instant serait jeté dans un bûcher ardent au pied de l’échafaud et ses cendres jetées au vent ; que ses biens seraient confisqués, et au préalable une somme de deux cents livres prélevée pour amende envers le roi, et une autre somme de cinq cents livres pour faire prier pour le repos de l’âme de ses victimes. 

Desrues interjeta appel au Parlement, qui, le 5 mai, mit l’appel à néant.

Le 6 mai, il fut mis en la chambre de la question. Tandis qu’on l’y conduisait, il ne manifesta ni terreur ni inquiétude, et discuta avec le greffier quelques-uns des considérants de sa sentence.

On lui lut son arrêt, on l’assit sur la sellette et on lui mit les brodequins.

Au premier coin, il s’écria : « Ah ! mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi ! Faut-il que je sois accusé comme cela. Mais j’ai dit la vérité, mon Dieu, donnez-moi la force de la soutenir. »

Au second coin, il poussa plusieurs cris inarticulés ; puis il fit un effort et dit encore d’une voix résignée : « Mon Dieu, donnez-moi la force de soutenir la vérité. »

Au troisième coin : « Aïe, mon Seigneur ! Il n’y a pas autre chose que d’avoir caché la mort ; je ne puis avouer ce qui n’est pas. Je ne suis point coupable du poison. »

Au quatrième coin, il répéta : « Oui, mon Dieu, vous savez bien, vous, que je n’ai point mis de poison. Elle est morte par une révolution de nature ; le fils n’a point voulu qu’on appelât les médecins. »

Sa fermeté ne se démentit pas pendant la question extraordinaire dont il subit également les quatre coins, en ne cessant de soutenir qu’il était innocent, que la mort de madame de la Motte et de son fils était naturelle et en appelant à Dieu de l’erreur judiciaire dont il se disait la victime. Aux portes du tombeau il conservait sa détestable hypocrisie ; il mourait, Desrues, comme il avait vécu, essayant non seulement de mentir aux hommes, mais de tromper Dieu. On l’avait transporté dans la chapelle, il priait à haute voix avec de grands élans de ferveur, et de temps en temps il s’interrompait pour le prendre à témoin de son innocence ; il lui demandait un miracle qui la manifestât aux yeux de tous, offrant sans regret sa vie en holocauste pourvu que sa mémoire fût lavée des crimes qu’on lui reprochait.

A une heure de l’après-midi, l’exécuteur se présenta.

« Depuis deux mois, dit Charles-Henry Sanson dans ses notes, il n’était question que de Desrues dans Paris. Lorsqu’on l’avait conduit rue de la Mortellerie, pour le mettre en présence de la dame qu’il avait fait mourir par le poison, l’affluence du peuple était si grande, l’indignation de tout le monde si violente, qu’il fallut appeler deux compagnies des gardes françaises pour tenir cette foule en respect. J’étais peut-être le seul dans la ville à ne point partager cette curiosité ; car les détails que l’on donnait sur la façon dont il avait tué son monde, m’inspiraient pour lui autant de dégoût que d’horreur. Il est vrai aussi que, d’après ce que le commissaire Mutel m’avait raconté, il était clair que je le verrais tôt ou tard, trop tôt pour lui. Le 5 du mois de mai, M. le lieutenant criminel Bacliois de Yillefort me fit avertir de tout préparer pour le supplice de Desrues, et le lendemain, qui était le 6, j’allai pour le prendre au Châtelet. Il se contait tant d’histoires sur ce Desrues ; on lui attribuait tant de morts que, bien qu’il fut dit que toutes ses victimes avaient été dépêchées par le poison, je ne pouvais m’empêcher de me le figurer comme un homme d’une certaine puissance ; je ne fus donc pas peu surpris lorsque je vis sur le matelas de la question un petit être, si maigre et si chétif, qu’avec sa figure sans barbe et toute ridée comme une vieille pomme, on pouvait bien le prendre pour une vieille femme. Le tortionnaire, qui était là, me dit que, tout malingre qu’il paraissait, il avait enduré les huit coins de l’ordinaire et de l’extraordinaire avec un courage surprenant. Effectivement, il ne paraissait pas trop abattu, et il priait d’une voix qui était faible, mais pourtant très distincte. Je m’approchai et je lui dis, en le saluant, qu’il était l’heure. Il me demanda où je prétendais le conduire, et, comme je ne répondais pas, il dit à plusieurs reprises et très-vite : « A la Maison-de-Ville ! à la Maison-de-Ville ! Je veux dire par écrit, comme j’ai dit par ma bouche, qu’il n’y a pas de poison. »

« Il pleuvait grandement depuis la veille, et j’avais dû faire couvrir le bûcher. Au moment où nous montâmes dans le chariot, cette pluie redoubla, jamais je ne l’avais vue tomber si drue et si serrée. Cet homme qui ; après de si lâches crimes dont il était dûment convaincu, ne témoignait ni repentir, ni contrition, et s’en allait à Dieu comme un relaps, ne m’inspirait pas grande pitié ; cependant son maigre petit corps grelottait si fort sous son mince habit de taffetas, que je ne pus me défendre d’un mouvement de compassion ; l’huissier Favreau avait un parapluie, je le lui demandai et j’en abritai le malheureux.

« Pendant le trajet, il ne cessa de parler ; tantôt il récitait des prières et des litanies, et tantôt il causait de son jugement, s’adressant à M. Bender ou à moi, et disant toujours qu’il n’avait pas empoisonné la dame, qu’elle était morte de sa belle mort, qu’il n’avait eu qu’un tort dans cette affaire, celui d’avoir voulu cacher le corps.

« Lorsque nous fûmes en Grève, je fis, à sa prière, arrêter le chariot devant la Maison-de-Ville, il monta en la chambre, où il écrivit longuement son testament de mort.

« Comme trois heures sonnaient, on le descendit et on le porta sur l’échafaud ; sa figure était devenue aussi jaune que la peau d’une orange, comme l’est celle d’un homme qui a la jaunisse ; mais il était calme et ne tremblait pas. Pendant qu’on lui déliait les bras, pour pouvoir l’attacher sur la croix de Saint-André, il regarda dans la foule et salua plusieurs personnes de la main ; puis il aida mes aides le déshabiller, ce qui donna quelque peine, car, malgré le parapluie, il avait été fort mouillé.

« On l’attacha en croix ; alors il demanda à M. Bender de lui faire baiser le crucifix ; ensuite il regarda fixement un de mes valets, nommé Bastien, qui, devant tenir la barre, l’avait prise dans la main et il lui dit : « Faites vite. »

« Bastien le frappa d’abord aux bras, puis aux jambes et aux cuisses ; à chaque coup il poussait de grands cris ; mais au coup de la poitrine, ses yeux demeurèrent ouverts, il ne bougea plus, et on brûla son corps comme l’ordonnait le jugement. »