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Vers la ville et nulle part
ailleurs. Il adoptait cette façon de marcher qu’un Indien, dans sa
propre langue, en navajo, avait décrite dans un film de John Ford,
et il avait retenu cette définition, ne cessant même de se répéter,
dans certaines situations : « Haske
yichi nixwod », ce qui, en traduction, signifiait à peu
près :
« Celui-qui-marche-avec-détermination. »
Dans l’une des maisons
toujours plus nombreuses, au bord de la route – elle ne fut bientôt
plus une highway –, une très vieille
femme, les cheveux d’un blanc de neige, détachés, comme ceux de la
conductrice d’autocar, se tenait sur un balcon, et, lorsqu’il la
salua, lui souffla un baiser, avec autant de gravité que la
conductrice tout à l’heure. Et, sur le remblai du périphérique, là
où la route s’arrêtait, une femme, plus vieille encore, se tenait
dans le vent, qui lançait un cerf-volant et, lorsque celui-ci
s’écrasa sur le bitume, adressa à l’homme qui s’approchait un
étrange ricanement, comme d’un autre temps. Auparavant, il avait
enfin trouvé, au bord de la route, un magasin, d’un autre temps lui
aussi, une sorte de comptoir, où il se mua tout naturellement en
client, et acheta telle et telle petite chose. L’argent et la
marchandise, l’offre et la demande, l’achat et la vente
participaient eux aussi de l’allégresse impersonnelle. Les
journaux, dans le magasin, n’avaient pas encore trouvé un seul
acquéreur. On n’en avait pas vendu davantage la veille, et, d’après
le propriétaire, « juste un » l’avant-veille. Et les
guerres de voisinage avaient épargné la Magistrale, à moins qu’il
ne les ait pas vues, ne les ait pas entendues ? Dehors, sur
l’enseigne de la boutique, dans une écriture toute pâlie, rien
que : ULTRAMARINOS, marchandises
d’outre-mer, et à l’intérieur, sur une étagère, tout seuls, une
papaye, un ananas, une banane noirâtre et une gousse de pain de
singe d’un noir profond, qu’il acheta aussi et mangea en marchant,
comme autrefois dans l’enfance, et qui avait le même goût qu’alors,
et en même temps un goût fondamentalement différent.
Le talus où s’achevaient les
arrondissements extérieurs était une levée de terre derrière
laquelle, en contrebas, passait l’autoroute de ceinture. Celle-ci
n’était elle-même qu’une rumeur, continuelle, ininterrompue, comme
souterraine. Le comédien aurait pu emprunter l’un des chemins pour
piétons et cyclistes qui couraient sur le talus ; il fallait
bien qu’il y eût quelque part un passage ou un tunnel menant de
l’autre côté. Au lieu de ça, il escalada le talus, à reculons, tout
comme il avait quitté les forêts. Grimper à reculons, était-ce
possible ? Et reculer avec détermination ? Ah, le bruit
si particulier des pas en arrière, bruit d’un ici-bas par
excellence, d’un ici-bas neuf et frais ! Bruit de coups, de
coups frappés à la porte de l’ici-bas. Et il s’imagina alors un
film qui s’intitulerait « Le nouvel Ici-bas ».
Sur la crête du talus, il se
retourna dans le sens de la marche et se fraya un chemin dans les
fourrés touffus et piquants. Une famille de lièvres entière gîtait
dans les buissons, qui n’esquissa qu’un bref mouvement de fuite
lorsqu’il apparut, peut-être parce qu’il la salua d’un petit geste
de la paume. D’autres lièvres ici ou là, chacun à l’entrée de sa
tanière, sur l’autre versant du talus, qui était herbeux et
descendait en pente raide vers l’autoroute, et parmi les lièvres
des corbeaux, comme s’ils s’accordaient à l’été, et un renard
esseulé, tranquille, devant son terrier, et de même quelques chiens
sauvages, qui ne semblaient pas si sauvages que ça. De là, la
circulation de la ville était un grondement, un vacarme continu,
qui jamais ne s’arrêtait ni même ne faiblissait. Descendu le
versant abrupt, lentement, pas à pas, entouré par ces chiens
sauvages qui, s’ils aboyaient, ne le faisaient étrangement qu’à
demi, de même que le comédien, au cinéma, n’élevait jamais la voix,
et, quand on s’attendait à un cri, parlait peut-être plus bas
encore – ce n’était pas une technique, là non plus :
simplement, il était incapable de crier. Dans le vacarme et le
grondement, parfois, par la vitre baissée d’une voiture, les
fragments d’une chanson : « ... A
wonderful night for a moondance ! » Puis les coups
de klaxon d’un mariage, un long, long épisode. Était-ce seulement
possible ? Cela existait donc toujours ?
Il traverserait l’autoroute à
pied, et ce n’était plus un pari désormais. Inutile de raconter
qu’il réussit cette traversée, à un moment précis qu’il avait
longtemps guetté et dont il était certain qu’il arriverait, et il
réussit tout autant la deuxième traversée, après avoir attendu
peut-être plus longtemps encore sur la bande médiane. Ne me
demandez pas comment il atteignit le talus opposé. Il courut, et
dès les premières foulées il en fut certain : il ne lui
arriverait rien, non plus du reste qu’aux automobiles, qui, si
elles firent bien entendre les coups de klaxon prévus, ne
freinèrent pas pour autant. Sur l’autre rive, il ne s’arrêta pas
mais, surtout ne pas regarder en arrière, gravit aussitôt la pente,
où lièvres, corbeaux et chiens faisaient encore la haie.
Tout en haut, ce n’étaient
toujours pas les arrondissements intérieurs. Il s’était encore
frayé un chemin dans les buissons, en s’y glissant plutôt qu’en y
rampant, et pas à plat ventre, non, sur le dos, et les pieds en
avant, car c’était là le meilleur moyen d’y arriver. Et lorsqu’il
fut enfin à l’air libre, il n’eut, se redressant, qu’un secteur
ferroviaire sous les yeux, mais immense, l’horizon encore fermé par
une barrière de broussailles, non, par quelque chose de plus élevé
qui était peut-être une forêt – on ne la voyait pas tout à l’heure
–, et les rails qui couraient, de droite et de gauche, à perte de
vue, semblaient mener dans le vide ; plus aucune trace des
tours de la mégalopole. Le secteur ferroviaire lui-même, à
l’exception de ces centaines de rails complètement rouillés d’où
émergeaient les leviers comme tordus des aiguillages, était
parfaitement vide, hautes herbes et chardons y proliféraient entre
les dernières traverses et, sauf en de rares zones claires, avaient
fait disparaître le cailloutis. Il se tenait là devant un no man’s
land, l’une de ces immenses percées qu’on ne voit qu’aux abords des
grandes, des plus grandes métropoles, et souvent tout près des
centres, qui, depuis les campagnes, demeuraient invisibles et,
chose étrange, presque inaudibles ; et en même temps rien
là-dedans d’extraordinaire.
Il se déplaçait dans le no
man’s land en décrivant de grandes boucles. Il avait
« encore » le temps après tout, encore. Quoiqu’il n’y eût
pas grand-chose à voir, on ne s’en lassait pas. Il fallait qu’il
contemple le moindre rail, qu’il arpente, tantôt à petits, tantôt à
grands pas, les différents intervalles entre les traverses, il
s’agissait de rendre justice au rien-du-tout, là où il y avait eu
quelque chose autrefois, et où il y aurait de nouveau
quelque chose un jour, sous ce grand ciel qui s’arrondissait
comme il ne le faisait plus guère ailleurs.
Au milieu de son no man’s
land, un coup de sifflet retentit, à l’autre extrémité, du côté de
la forêt ou de la ville, et il fut évident aussitôt qu’il lui était
adressé, à lui, le vagabond au bord des rails. On le sifflait, non,
pas avec un sifflet à roulette – avec deux doigts, et
comment ! Une auto arriva en trombe, deux hommes en
jaillirent. Ils se tenaient désormais face à lui, les jambes plus
que bien écartées, et l’un d’eux lui fit signe d’approcher, tandis
que l’autre le sifflait encore, lui, le comédien qui, dans ses
films, ne sifflait justement jamais, ou du moins pas comme ça, tout
au plus entre les dents, et alors le rythme d’une mélodie. Mais ce
n’était pas une mélodie à présent, de même que le geste de l’autre,
de l’index, n’avait rien de joli.
« Le vilain geste que
voilà ! » dit le comédien quand il leur fit face. Et pour
toute réponse : l’homme qui l’avait appelé tapota, deux fois,
l’étui de pistolet contre sa hanche, d’où l’arme dépassait
nettement. « Police ! » Question muette :
Comment était-ce possible, sans uniforme, en tenue négligée, et
dans une voiture qui semblait volée, sans signe distinctif ?
Et pour toute réponse encore : ils firent tourner, en haut de
leur bras, un brassard sale et à demi déchiré où l’on pouvait lire,
quoique avec une ou deux lettres estompées, le mot
« Police » dans la langue du pays.
Il se trouvait dans une zone
interdite, l’ancien secteur ferroviaire était un territoire
protégé. N’avait-il pas vu le panneau d’interdiction et la barrière
à l’entrée de la voie d’accès ? Comment était-il entré ?
Avait-il découpé les barbelés ? Son accent était celui d’un
étranger, venu d’un pays ennemi – d’un ancien pays ennemi, tout du
moins, même si cela remontait à des siècles. Les inimitiés entre
les peuples avaient la vie dure, très dure, et qui sait, peut-être
resurgiraient-elles du jour au lendemain, n’est-ce pas* ? Que venait-il faire là ?
Il n’y avait rien à voir dans ce secteur, après tout ce n’était pas
une curiosité, ni un monument historique ni encore moins le
patrimoine de l’humanité. N’avait-il rien d’autre à faire ?
Avait-il seulement quelque chose à faire ? Comment se
faisait-il qu’il avait apparemment le temps, tout le temps du
monde, voilà qui à soi seul était suspect, et de surcroît du temps
pour un désert comme celui-là ? Oui, il avait bien entendu,
« un désert », telle était depuis toujours l’expression
en vigueur là pour désigner une étendue vide, quand bien même
des sources y jailliraient, quand bien même tel et tel fruit
y pousserait dans une nature verdoyante. Rien de tout
cela cependant dans le secteur ferroviaire mort. Alors ?
« Quel attentat préparez-vous ici ? Avoue-le : tu es
un terroriste. Tu prépares une attaque terroriste, peut-être
même contre notre président de la République, qui ne cesse
d’ailleurs de recevoir des lettres de menaces, écrites dans une
grammaire défaillante, comme la tienne. Vide tes poches,
dépêchons. »
Comme il n’allait pas assez
vite, l’un d’eux intervint ; en un instant il eut retourné
toutes les poches de son complet – y compris les poches
intérieures, les poches arrière et la poche de poitrine –, de sorte
que tout ce qu’il transportait se retrouva dispersé sur la terre,
encore boueuse depuis l’orage matinal. Le policier en profita pour
lui enlever son chapeau – piqué des deux plumes de faucon – et lui
tordre le bras dans le dos en disant : « Sparadrap, vis,
clés, allumettes, détonateur à retardement camouflé en téléphone
portable, petit couteau multi-usage, scie, ciseaux, poinçon, pince
et lampe de poche en même temps. Si ce n’est pas une preuve. Avoue,
malfaiteur solitaire et ridicule. Ne sais-tu pas qu’aucun solitaire
n’a jamais atteint son but ? Que Rastignac n’était pas un
malfaiteur solitaire, pas plus que Gavrilo Princip ni Lee Harvey
Oswald ? »
Pendant ce temps-là, le
deuxième policier s’était penché vers ses affaires et les lui avait
remises dans les poches, après avoir pris soin de retourner
celles-ci de l’extérieur vers l’intérieur. Puis il fit un pas de
côté, sur quoi son collègue lâcha le bras du comédien – celui-ci le
laissa toutefois là où il était, dans son dos –, et contempla si
longuement le présumé terroriste que celui-ci crut se contempler
lui-même. Puis le deuxième policier, ou dieu sait ce qu’il était
(au fait : il était à peu près aussi jeune, ou aussi vieux,
que le premier) : « J’espère au moins que vous n’êtes pas
venu ici pour attenter à vos jours. Pour en finir avec la vie. Car
enfin sachez, monsieur, lieber Herr » – il dit ces mots dans
la langue maternelle et paternelle du comédien –, « que cette
région attire les suicidaires. C’est aussi pour ça que nous faisons
nos rondes ici. » Le premier, l’interrompant : « Ne
t’avise pas de crever ici et de nous empuantir de ta charogne.
C’est un lieu public, et les suicidaires y sont interdits. Au
surplus, tu n’es pas dans ton pays. Va-t’en crever dans ton propre
pays ! » Sur quoi le deuxième policier ne se laissa plus
interrompre et poursuivit à peu près ainsi, tout en regardant
encore avec insistance le comédien : « Mon partenaire est
comme ça, que voulez-vous, il était déjà comme ça quand nous nous
sommes connus, et il restera ainsi. Quant à vous, mein Herr,
monsieur, signore, caballero, vous allez poursuivre tranquillement
votre route, même si je vois bien que vous représentez un danger,
peut-être pour les autres, peut-être pour vous-même. Non, ce n’est
pas un danger, c’est moins que ça, et c’est plus que ça. Tous mes
vœux, ici comme ailleurs ! Rien qu’aujourd’hui, jusqu’ici,
vingt et une personnes se sont jetées ou ont été poussées sur les
rails des lignes de train et de métro, dans notre périmètre
urbain. » Et il tendit la main au comédien, qui objecta :
« Mais aucun train ne passe par ici », sur quoi les deux
policiers remontèrent dans leur voiture – ils n’avaient pas coupé
le moteur – et disparurent l’instant d’après dans la petite forêt
primitive qui bordait le secteur ferroviaire.
C’était bien une forêt
primitive, modeste certes, une simple bande sylvestre entre le
lacis des rails et la haute mer de la ville en bas. Il s’en avisa
quand il y pénétra – non, pas sur la piste boueuse, encore semée
des flaques de la dernière pluie, sur laquelle le véhicule de
police, ou dieu sait ce que c’était, avait disparu de l’écran.
Pénétra ? Non, c’était tout autre chose, il fallait qu’il s’y
fraie un chemin, et d’ailleurs il le voulait – il le devait. Nul
autre que lui n’aurait su franchir ces fourrés, ces broussailles
plus intriquées que n’importe quel entrelacs de baguettes de saule.
Mais il savait par avance chaque pas, savait qu’il lui faudrait
esquiver, s’enrouler, se faire tout petit ou s’étirer, savait aussi
par avance qu’il atteindrait la lisière opposée, et comment il s’y
prendrait, tout comme il nous arrive, parfois, au moment où nous
visons, d’être certains que nous atteindrons la cible. Et cette
fois il ne déchira même pas ses habits, qu’il avait au reste
reprisés – j’ai oublié de le mentionner – dans la sacristie, en
même temps que le surplis du curé. Les paroles du deuxième policier
lui avaient donné une impulsion, et il voulait se débarrasser
d’elles pendant la traversée de la forêt primitive. Il repensait à
son père : il n’avait eu de cesse, lui aussi, de lui lancer à
la tête des choses auxquelles il n’aurait jamais pensé sinon. Et ce
n’était jamais des remarques qui vous faisaient avancer ou vous
éclairaient, elles vous rapetissaient, vous oppressaient bien
plutôt, et, en ce qui concernait le fils, elles étaient toutes
pessimistes, sans exception. Et pourtant le policier était
beaucoup, beaucoup plus jeune que lui ; il aurait pu être son
fils.
De l’autre côté de la forêt
primitive, il eut soudain la ville tout entière autour de lui, et,
pour un instant, il se crut sur une colline qui occuperait
l’extrême centre. En tout cas il se trouvait là sur une arête
rocheuse, et c’était comme si même les plus hautes des maisons, à
tous les horizons, n’arrivaient qu’à peine à sa hauteur, et que le
sol de la ville, à ses pieds, était à une telle profondeur que,
s’il eût fait un pas de plus, il fût tombé dans le vide. Et après
tout pourquoi pas – allons-y ! – ; il se rappela alors
que dans sa jeunesse il lui arrivait parfois, qu’il fût ivre ou
non, à on ne savait quelles hauteurs vertigineuses – ce pouvait
être la terrasse d’une tour de télévision –, de faire semblant de
se laisser tomber, sans un mot, pour soi seul, et par plaisanterie.
Mais un jour il l’exprima tout haut, dans la compagnie d’une
femme : « Je vais sauter ! », sur quoi il
s’était cru tenu de le faire, puis il avait finalement laissé la
femme le retenir, docile et reconnaissant.
Mais là, maintenant, il n’y
avait aucun danger, et pas seulement parce que le précipice n’était
qu’une illusion qui, dès les premiers pas, sitôt qu’il eut franchi
les broussailles, s’estompa : il se garderait cette fois
d’exprimer le magnétisme des profondeurs, quand ce ne serait qu’à
part soi. Au lieu de ça, il se coucha, sans un mot, dans l’herbe
tondue ras de l’arête rocheuse – elle s’intégrait à une bande ou à
un parc de stationnement, et celui-ci faisait partie du
centre-ville, de même que tout, aussi loin que portent les yeux, et
ils portaient plus loin que loin, faisait partie du centre, était
lui-même un centre : clochers, minarets, banques, centraux
téléphoniques et TV, le fleuve avec l’échelonnement de ses ponts,
les colonies de jardins ouvriers, les éventaires des marchés, les
Abribus et même les arbres isolés, les rails de tramway, les
entrées de métro, les feux de circulation là-bas, et jusqu’à la
voiture d’enfant, la corbeille à papier, la bouche d’incendie,
l’édicule des W.-C.
Il s’étendit par terre et
regarda le ciel. Pourquoi fallait-il que cet autre comédien, l’un
de ses rares amis, et de surcroît dans sa propre profession, lui
vînt à l’esprit ? Cet autre qui, un soir ou une nuit, s’était
couché sur le sable, entre la terre fluviale et la mer, et que la
montée du flot avait chassé de l’existence terrestre. C’était un
homme pesant, et agile aussi. Lui qui était couché là, au
contraire, il n’aurait pas été assez pesant, pas encore, pas
maintenant. Et puis, il n’avait pas du tout envie de mourir, tout
au plus de passer, et en même temps de durer. Et peut-être que
l’autre, couché à la frontière des éléments, n’en avait lui aussi
qu’après cela ? Et après quoi en avait-il encore,
maintenant ? Après un oiseau par exemple, qui soudainement lui
chierait dessus, là, juste là, au milieu du front, merci. Et une
fiente s’abattit justement à cet instant, dans l’herbe tout près,
malheureusement à côté.
Un seul petit nuage blanc
s’épanouissait dans le bleu ensoleillé, prenait des couleurs,
transparentes, fabuleuses, il lui poussait comme une tête, des
ailes remuaient, ou le froncis délicat d’un habit. Une rose qui se
déploierait ? Non, une méduse, qui traversait le ciel,
pulsait, toujours plus proche, se gonflait, se ratatinait, se
gonflait encore. Et ce long fil arachnéen, libre, qui flottait dans
les fourrés juste au-dessus de lui, se développait, se recourbait,
se moirait d’argent, formait des losanges et le chatouillait de son
extrémité inférieure, pointe d’une peau de serpent, nulle chose
plus légère, nul contact plus doux, faisait aussi partie du centre,
était un centre.
Ses yeux se fermèrent, et
quoiqu’il voulût, voulût les rouvrir, il n’y arrivait pas. Il
flairait un danger, mais qui ne le menacerait pas, lui qui était
couché là sur la crête herbue, les pieds dans ce vide qui aurait pu
être un précipice. Ce n’en était pas un. Il se sentait enveloppé de
nouveau par le vent d’été, perpétuel, souffle ascendant, là, venu
de tous les centres en bas, et les bruits de la métropole, sonorité
uniforme, l’enveloppaient de toutes parts et le protégeaient par
surcroît.
Le danger menaçait quelqu’un
d’autre : son fils. Mais après tout c’était un jeune
homme, et il pouvait se débrouiller tout seul, non ? Et s’il
fallait qu’on lui porte secours, autant que ce soit un tiers.
N’était-il pas entouré de ses semblables, qui, au fil du temps,
étaient devenus ses vrais parents et lui viendraient en aide en cas
de besoin ? Lui, le père depuis si longtemps absent, il avait
perdu le droit d’être un sauveur, et du reste il ne lui aurait été
d’aucune aide, mieux valait encore en attendre de sa mère
morte.
Mais il ne s’agissait pas tant
de l’aider que de – le sauver. Et pour ce qui était de sauver, on
pouvait lui faire confiance à lui, le père, c’était encore une
certitude. Tout dépendait de lui. Sauver son fils, mais
comment ? Et de quoi ? De quels dangers ? Car enfin
le jeune homme ne dérivait pas au fil de l’eau, droit vers les
rapides, les chutes du Niagara, pas plus qu’il ne gisait, ignoré de
tous, grièvement blessé après un accident, dans un fossé
broussailleux, ni dans une fosse à serpents où il aurait chuté,
lors d’une marche en solitaire, sur le versant sud d’une montagne
karstique. Son fils courait bien un danger, terrible, mortel, mais
ce n’était pas un danger extérieur. Il voyait que son fils, sans
son aide, périrait dans l’heure suivante. Il le voyait qui, lui, sa
chair et son sang – jamais encore il n’avait éprouvé cela en
lui-même, jusqu’à cet instant, en la personne de son
descendant ! –, avait une troisième main qui lui jaillissait
de la poitrine, un poing serré, et c’en serait fini de lui. Et il
se voyait qui s’élançait à son secours, traversait en un rien de
temps fleuves et montagnes, droit vers cet autre lui-même. Et il se
voyait qui, au tout dernier moment, comme le cinéma nous y avait
habitués, l’atteignait. Et le sauvait.
Mais – une fois encore –
comment ? N’était-on pas démuni en pareil cas – face à une
menace de l’intérieur, face à cette troisième main qui se
retournait contre vous-même, que pouvait-on faire ? Il le
sauvait, faisait disparaître ce poing serré dans les entrailles de
son fils, le rendait sans puissance, sans objet, en se
sacrifiant, vous avez bien entendu, en se sacrifiant. Se sacrifiant
comme Eastwood dans son dernier, ou son avant-dernier, ou son
avant-avant-dernier film, celui où, vieil homme soucieux de
rétablir la paix dans son quartier déchiré par les affrontements,
il se laissait abattre ? Non, pas comme Clint. Il ne se
sacrifierait pas pour la paix, ni pour une, ou plus généralement
pour la communauté. Certes il mettrait
sa vie en jeu lui aussi, et pas seulement en jeu, et dans le jeu –
il savait qu’il y laisserait la vie. Mais il ne se sacrifierait que
pour ce proche, pour rien ni personne sinon, ni pour la femme, ni
pour un voisin, ni pour un étranger, ni à plus forte raison pour la
paix dans le monde.
La détresse du fils, unie à la
volonté de se sacrifier du père, était si palpable que mon
comédien, lorsqu’il parvint à rouvrir les yeux, se leva d’un bond
pour s’élancer en direction de la détresse. S’il avait rêvé, alors,
comme parfois, trop rarement, la réalité – ce qui était à l’ordre
du jour. Il était à l’ordre du jour désormais qu’il se mettrait en
chemin et se sacrifierait. Et, en même temps, il lui semblait –
presque – aussi réel que, tandis qu’il n’arrivait pas à rouvrir les
yeux, on lui eût dérobé ses chaussures, qu’il avait enlevées pour
se reposer, et déposées près de lui dans l’herbe, et que cela
signifiait qu’il ne pourrait plus continuer, qu’il n’irait nulle
part, devrait rester là, sur place, jusqu’à la saint-glinglin. Quoi
de plus naturel qu’il souhaite dès lors, tant qu’à mourir, que ce
soit « dans mes chaussures ».
Mais elles étaient là, ses
chaussures, même pas particulièrement sales ou poussiéreuses après
une marche d’une journée ou presque, comme prêtes à repartir. C’est
alors que le comédien fut confronté à une détresse très
personnelle, un désarroi qui l’accablait chaque jour : le
manque de temps. Il en avait encore, il y avait un instant, et
soudain il n’en avait plus.
Le jour de la Grande Chute,
c’est avec une grande soudaineté qu’il en fut accablé. Jusque-là,
il avait eu le temps, et même tout le temps de la terre, depuis
qu’il avait décidé de ne pas aller à la soirée officielle, et
songeait même à laisser tomber la femme, en ville ; et voilà
que soudain le temps pressait. Était-ce parce que la lumière – d’où
l’éclat de l’été, dans l’heure où ses yeux se fermèrent, s’était
effacé – avait changé, au point que, bien qu’elle fût encore
limpide et nette, peut-être même plus limpide qu’avant, elle n’eût
plus suffi, au cinéma, pour les scènes de jour – était-ce à cause
de la « lumière brisée » ?
Être pris par le temps,
c’était un désordre. Un désordre à tous égards, dans le temps comme
dans l’espace, corps et âme, en soi et avec les autres. Sur un
plateau, il aurait, lui qui était capable d’entreprendre plusieurs
choses à la fois, ouvert une porte d’une main et, en même temps,
donné un coup de pied au « mort », tout en prononçant
l’une de ces phrases alambiquées qu’on retrouvait dans chacun de
ses films, qui bien souvent n’avaient rien à voir avec la scène et
dont il était la plupart du temps lui-même l’auteur.
Mais en cette heure de fin
d’après-midi, se réveillant, si toutefois il avait dormi, en pleine
ville, et sur les hauteurs de celle-ci, il était si pressé qu’il
s’empêtra lamentablement, intervertit ses chaussures, mit son
chapeau à l’envers sur sa tête, la doublure intérieure vers
l’extérieur ; voulut ramasser le livre ouvert sur lequel il
s’était endormi en l’attrapant par une page qui se déchira, et
tordit ses lunettes de soleil en les chaussant, comme si, lui qui,
toute la journée, était resté à découvert, il lui fallait soudain
un camouflage. Et celui-ci, avec les deux verres de travers, l’un
mordant sur le front, l’autre sur la joue, fonctionna-t-il ?
Désir que les deux policiers reviennent et l’arrêtent, y compris
pour le prémunir de lui-même.
Manque de temps, temps de
manque : sans qu’on fût pressé, le temps pressait. Le haut
devenait le bas, la droite la gauche, l’avant l’arrière, le devant
l’arrière-plan, et inversement, et encore inversement, dans le plus
grand désordre. Les plus petites des maisons en bas se dressaient
devant lui à des hauteurs célestes, le fleuve coulait vers l’amont,
puis un bref instant vers l’aval, et l’instant d’après on ne savait
où, et les passants, dans les rues, se dirigeaient-ils vers
lui ? ou s’éloignaient-ils ? – indiscernable, dans le
soleil très bas. Et qu’est-ce que cela voulait dire, encore, être
pris par le temps ? On ne savait plus où on en était avec le
temps lui-même. Était-ce le matin, était-ce le soir ? Pas la
moindre idée de la date ni de l’année. Pas la moindre idée
tangible, d’ailleurs, ni un Où, ni un Quand, ni à plus forte raison
un Qui, la pensée de quelqu’un d’autre. Si l’on pensait encore,
alors seulement en chiffres, et, pressé par le temps, c’étaient les
plus absurdes qui soient, et pouvait-on appeler ça une
pensée ? Et en même temps en lui une chanson sourde, qui ne
s’arrêtait pas, reprenait toujours, achevait de l’embrouiller.
Était-ce une chanson précise, avec un texte précis ? Oui,
l’Hymne à la joie. « Joie, belle
étincelle divine, fille de l’Élysée... »
Aux heures de manque de temps,
de temps de manque, il arrivait toujours un moment où mon comédien,
au plus fort du désordre, stoppait ses mouvements, et se
disait : « Terminé. Je laisse tout tomber. Je ne bouge
plus le petit doigt. Je ne dis plus un mot. Le nuage noir à
l’horizon passe sur moi, et je deviens le nuage lui-même. Une lune
mauvaise s’est levée, et c’est moi. Écartez-vous de moi, tous,
maintenant, et à l’heure de ma mort, c’est-à-dire
maintenant. » Telles étaient les paroles qu’il s’était
d’ailleurs adressées à lui-même, un matin, voilà des années,
lorsque, en chemin vers son travail de carreleur, dans une villa
d’une île de la mer du Nord, il s’était arrêté net, laissant tomber
son travail, pour toujours. Et qui l’avait sauvé alors ? Une
femme, morte depuis longtemps, et dont il garderait les mots dans
l’oreille, jusqu’à sa fin – elle les avait dits dans le téléphone
de l’hôpital transcontinental, à Fairbanks, Alaska, et c’était ses
derniers mots : « Je suis fatiguée. » Ce n’était pas
tant, peut-être, les trois petits mots d’agonie que la voix. Quelle
voix. Ainsi donc, lui qui était soucieux de sauver, il avait été
sauvé lui-même, tout du moins une fois ? Oui, par une femme,
par une aventurière, comme la sienne l’avait été. Et quand il
repensait à son propre salut, pensait-il que celui-ci lui viendrait
toujours d’une femme ? Pensait-il seulement encore à son
salut ? Voulait-il seulement qu’on le sauve encore ? Pas
de réponse. Ce qui le remettait toujours sur pied, quand il était
ainsi pressé par le temps, c’était la pensée, toujours salutaire,
qu’il était son propre spectateur, dans le sens où un homme ivre,
par exemple, croise un homme complètement ivre, et, à ce spectacle,
se trouve presque dégrisé.
Et dans le dégrisement il put
enfin penser le manque de temps : il s’accompagnait aussi d’un
ennui monstrueux, et cet ennui s’unissait à une fébrilité et,
par-dessus tout, à une grande inattention. Quand le temps vous
manquait, la terre était non seulement une étoile étrangère, mais
une étoile ennemie. Et, curieux là encore, cette urgence
n’apparaissait qu’aux jours d’oisiveté. Mais l’oisiveté
n’était-elle pas une nécessité ? Et du coup le manque de
temps ?