3
Par la suite il sortit de la
forêt, à l’air libre, non pas dans l’un des faubourgs de la
métropole, mais dans une clairière qui lui donnait l’impression de
s’être enfoncé plus profondément encore dans les bois, d’avoir
pénétré jusqu’en leur centre. Si les herbes qui entouraient le
domaine de la femme lui effleuraient les hanches, celles-ci lui
atteignaient la poitrine. La lumière était de celle qu’on ne voit
qu’aux clairières, et il soufflait un vent vivifiant dans lequel le
duvet des chardons fanés, îlots dans les hautes herbes, dérivait
d’un mouvement lent et régulier dans l’air de la clairière. Plus
d’aigle dans le ciel, plus de faucon qui eût filé en lançant
son cri, rien que les stridulations monotones, emplissant la
clairière tout entière, des grillons d’été, très profond dans
l’herbe, très profond au cœur – au cœur ? – de la terre. Le
cœur, vaste comme jamais. Et la femme lui vint à l’esprit. En
effet : il ne l’aimait pas. Mais sa compagnie lui était une
parure. N’était-ce donc rien ? Il avait le temps. Il avait
encore le temps ; rien de plus digne de l’homme. « Salut,
nuages ! »
L’absence d’hommes se
prolongea dans la grande clairière ; là, si près de tout,
encore plus sensible ; et plus elle se prolongeait, plus elle
suscitait son étonnement. On n’était pourtant pas hors du monde.
Les autres, ils existaient – attendez un peu qu’ils
apparaissent !
Malédiction ! Ils
s’avançaient déjà, un, puis un autre, puis plusieurs d’un coup,
toute une flopée de diables en chair et en os. C’était comme s’il
avait suffi qu’il pense à ses semblables pour qu’ils apparaissent,
comme tout à l’heure l’image de l’aigle dans le ciel d’été, et la
plume de faucon qui tombait en spiralant. Sauf que ce qui, là-bas,
avait été l’accomplissement d’un souhait –
« Apparais ! » – n’était ici qu’un désordre sans
image, qui provoquait exactement le contraire, tout comme ce
« Disparaissez ! » qu’il leur lança par la
suite : ils affluèrent toujours plus nombreux.
Le vent, si doux il y avait un
instant encore dans l’herbe qui lui effleurait la poitrine,
feulait. Les épis des herbes lui piquaient les aisselles et
brûlaient comme des orties. Le chant des grillons retentissait
certes à tous les horizons, mais on y entendait comme des
grincements de dents à l’unisson. Il s’efforça de détourner le
regard de ces gens qui peuplaient la, sa clairière, de le baisser vers les ongles de sa
main. Ils semblaient pousser et s’effiler à vue d’œil, de même que
les poils, sur le dos de la main, s’allongeaient de regard en
regard, frisaient, capturaient, sans qu’il y fût pour rien, de
petits insectes, qui s’y empêtraient alors et périssaient
sur-le-champ.
Il détourna les yeux de ses
mains, de ses ongles. Droit vers le ciel, ou n’importe où ?
Non, il les ramena vers ces gens qui, peu à peu, en tous sens,
envahissaient la clairière. Il avait beau faire, il n’arrivait pas
à en détacher ses regards. Ce qu’ils laissaient voir n’était
pourtant pas très beau. Ou du moins c’était son impression. Et la
franche laideur – ce qui le distinguait, une fois encore, de tel ou
tel de ses confrères acteurs – n’était pas son affaire. Non qu’il
voulût représenter ou faire retentir résolument la beauté. Mais
jamais, au grand jamais la laideur (qui ne coïncidait pas
forcément, par exemple, avec le joliment atroce) : il n’y
avait là, pour lui, rien à représenter ni à faire résonner.
Peut-être qu’il n’en avait malgré tout qu’après la
beauté ?
La laideur au contraire vous
oppressait. En ce qu’il était impossible de lui échapper –
impossible de détourner les yeux et les oreilles –, elle vous
étouffait, vous rétrécissait, vous déformait, vous blessait, vous
outrageait, et l’on devenait soi-même laid, partie intégrante de la
laideur, simple excroissance de celle-ci, en particulier quand on
l’imitait convulsivement. Le comédien n’avait jamais été un
imitateur, ni dans sa discipline, ni en dehors. Il n’avait que
mépris pour l’imitation et les imitateurs. À l’école, il tenait en
piètre estime les succès du petit Maître de l’imitation – on
en trouvait un dans chaque classe –, et, s’il était le seul à ne
pas rire, c’est lui, précisément lui, qui passait pour un
rabat-joie. L’imitation à ses yeux n’était pas un art, et il
croyait en l’art, même s’il aurait été incapable de dire, du moins
spontanément, en quoi celui-ci consistait. En tout cas pas à imiter
ni à singer. Il arrivait pourtant qu’une imitation lui échappe, à
lui aussi, uniquement en dehors de son métier, et à chaque fois
pour son malheur et, lui semblait-il, à sa plus grande honte. Cela
lui échappait, c’est-à-dire : il n’imitait pas de son plein
gré. Et il s’y prenait mal ; lui, le comédien, l’orateur,
l’observateur – ses regards et son observation déterminaient
l’image et le son –, s’y prenait plus mal que mal. L’imitation lui
échappait, laide, servile. Et qu’il fût en règle générale le seul à
se voir ou à s’entendre ne changeait, à ses yeux, rien à sa honte.
Ses imitations convulsives étaient censées le délivrer de cette
laideur qui l’assaillait, et, tout au contraire, c’est lui qui
devenait affreux, l’Affreux. Nul jusqu’alors n’en avait été le
témoin à part lui, sauf une fois, il y avait longtemps, son fils à
peine en âge de parler. « Non, papa ! » lui avait-il
lancé, « non ! ». À moins que ce ne fût lui,
maintenant, repensant à la peur soudaine, presque de l’épouvante,
dans les yeux de l’enfant, qui s’imaginait simplement ces
paroles ?
Qu’avaient-ils de si laid, ces
gens qui semblaient s’être donné le mot pour s’emparer de la
clairière ? Lorsque, plus tard en ce jour d’été, il se posa la
question, il n’avait déjà plus de réponse. Ç’avait été une
répulsion dès le premier regard. Parce que les autres étaient si
nombreux ? Il se savait, de temps en temps, à sa place dans
une société nombreuse (mais pas, par exemple, au théâtre, ou dans
les cérémonies, et surtout pas quand il devait en être le centre,
comme pour celle de ce soir-là). C’est le premier regard qui était
décisif – non pas tant ce qu’avaient de repoussant ces gens qui
s’éparpillaient dans la clairière, d’un vide paradisiaque il y
avait un instant encore, que la constatation que la laideur
offensante, répugnante, était un fait irréfutable, qui n’avait même
pas à revêtir de forme particulière.
Puis au deuxième, au troisième
regard, etc., comme si c’était là une loi de la nature, les détails
vous sautaient aux yeux, sous la forme d’indices, et, plus tard, il
lui sembla qu’il les avait produits lui-même, avec son regard, qui
lui donnait le sentiment que ces gens qui, ici et là, s’avançaient
entre les arbres de la forêt, droit dans les herbes de la
clairière, hautes comme des épis de blé, n’étaient que de simples
excroissances ? Peu importe : qu’ils apparaissent,
c’était à n’y pas croire, et leur façon de bouger était simplement
laide. Pas un, pas un seul qui aurait eu l’idée, oui, l’idée, de
s’arrêter ne serait-ce qu’une fraction de seconde sur le seuil de
la forêt et de la grande étendue libre de la clairière. Tous ces
diables-là passaient sans transition d’un domaine à l’autre, comme
si les transitions n’existaient pas du tout. Un chevreuil se
fût arrêté brièvement, même un lièvre, à condition qu’on ne
l’eût pas pourchassé. Même un frelon, volant encore en ligne droite
un instant plus tôt, se serait détourné au bord de la clairière, et
une taupe, aveugle comme elle l’était, disait-on, aurait senti, à
cet endroit, jusque sous la terre, la lumière singulière de la
clairière et, avant de creuser sa galerie, s’en serait
tranquillement imprégnée.
Mais ces bipèdes en
revanche : ni un « Qu’est-ce là ? », ni un
« Qui va là ? », ni même un « Là ! ».
Il arrivait certes que l’un d’eux s’arrête un bref instant quelque
part pour prendre une photo avec son téléphone portable. Mais
s’interrompre, c’était autre chose. Et si l’un d’eux, marchant au
pas cadencé, portait la main à son oreille, c’est simplement qu’il
ou elle réglait le volume de ses écouteurs – qu’un seul de ces
êtres bigarrés eût mis la main en conque sur son oreille pour
guetter, voilà qui, dès le premier instant, était hors de
question.
Le plus repoussant, c’était
que même avec la meilleure volonté – non, ce serait mentir, la
meilleure volonté était désarmée dès qu’on posait le regard sur eux
–, les gens qui occupaient la clairière n’apparaissaient, tous
autant qu’ils étaient, marcheurs, coureurs, cyclistes, membres d’un
groupe de randonneurs junior-et-senior, que comme des archétypes,
et pas seulement parce qu’ils rappliquaient, croisaient assez loin
de lui. Des archétypes : ils se confondaient avec ce qu’ils
faisaient et en même temps représentaient, et sans aucune gêne. Il
n’y avait, en raison de la mauvaise volonté initiale, et même sans
elle, rien d’autre à percevoir en eux que l’archétype, effronté et
impudent. Ces personnages étaient bruyants, dès qu’ils
apparaissaient entre les arbres, et bien davantage encore dans la
clairière, sans crier pour autant à pleine gorge. Impénétrables et
tonitruants : rien d’eux, dès lors, qui pût se transmettre au
spectateur, et il ne lui restait plus qu’à les singer. Cela
fonctionnait ? Ça ne fonctionnait pas.
Là, en plein jogging, le
présentateur de télévision noir qui tournait aussi des films
documentaires sur les sectes, la sécheresse et la protection
contre les avalanches, accompagné de sa nouvelle amie, la blonde du
bulletin météo. Là, pédalant à en faire voler le duvet des
chardons, les Cinq Fantastiques de la chirurgie plastique. Là, sur
leurs VTT customisés, fendant la houle déchaînée des hautes herbes,
seules leurs têtes casquées en dépassant, les quatre traders de la
City and Country Bank, qui se donnaient pour les nouveaux Rolling
Stones et, plus contemporain, la Bande des Quatre. Là, en leur
fraîcheur immortelle, faisant claquer sur le sol leurs bâtons de
marche, les Surnuméraires aux cheveux gris et blancs. Et là,
voyez-vous ça, dans une combinaison de jogging noire, sans manches,
le Président du pays tout entier filait à travers la clairière,
escorté non seulement de ses gardes du corps, mais de l’équipe
gouvernementale au grand complet, à laquelle, regardant par-dessus
son épaule, il dictait, lui qui, selon son autobiographie, voulait,
tout petit déjà, n’être qu’un homme d’action, d’action, d’action –
« Agir, voilà tout ! » –, les activités prévues
pour la journée et les jours suivants. – C’est donc là qu’ils
croisaient, viraient, les archétypes du nouveau Théâtre du
Monde ? Lequel d’entre eux aurait-il voulu jouer ?
Jouer ? Représenter ? Être ? Ah, le monde.
Ah, bien cher temps. Et l’espace d’un instant, il se vit qui
se précipitait sur l’homme puissant et lui enfonçait un couteau
dans le ventre.
Lui, l’imitateur malgré lui,
pantin dont la tête, le cou, les bras et les jambes, face à ce
spectacle imposé, étaient tirés, de-ci, de-là, comme par des
ficelles, il ne resta pas muet. Qu’il le voulût ou non : il
fallait que sa voix se fasse entendre, et qu’il singe ces autres
personnes qu’il était hors de question de jouer. Et si les
gesticulations de mon comédien étaient laides, sa voix l’était
encore bien davantage (elle qui pouvait être si unique qu’il était
presque impossible de synchroniser ses films). Il s’imaginait
qu’auprès de lui, le spectateur, il y avait quelqu’un d’autre, qui
à son tour l’observait, et, maintenant, l’écoutait. Et quels
misérables grognements, criaillements, caquètements, gloussements,
couinements, glapissements ne lui fallut-il pas entendre ! Ce
n’étaient pas des sons primitifs, au contraire. Seule une créature
de film d’horreur et de science-fiction aurait pu émettre de tels
sons, un être d’une autre planète, en tout cas pas un humain.
L’impression d’avoir, et
depuis très longtemps, un spectateur et un auditeur, qui se
tiendrait derrière lui, secouant la tête en silence, était si forte
qu’il se retourna. Personne. Rien que le vent dans les hautes
herbes. Et pourtant l’impression persistait. Il se croyait toujours
observé, par un inconnu. Au reste cela ne cessait de lui arriver,
au moins une fois par jour, et quand cela n’aurait été que pour un
instant. En général, l’idée qu’il y eût quelqu’un qui le voie et
l’écoute lui faisait plutôt du bien ; elle fortifiait,
clarifiait, éclaircissait, tandis que maintenant, en ce jour, à cet
instant précis, elle le remettait en cause de fond en comble.
C’était comme s’il s’était dépouillé de tout devant l’observateur
invisible, et devant le monde entier. Il n’était pas celui qu’il
paraissait être d’ordinaire, même en dehors de ses rôles au cinéma.
Il n’était pas du tout cet homme impassible, inébranlable, avec une
grande présence d’esprit, qui saisissait les choses à
bras-le-corps, prenait part presque imperceptiblement – voir ses
yeux et ses lèvres –, mais d’autant plus profondément, à toutes
choses et à la vie de chacun ; il n’avait fait que donner
l’illusion de cette paix et de cette grandeur qui expliquaient que
je l’appelle, que nous l’appelions « mon comédien », au
sens où l’on parle aussi – et pas seulement comme ça, mais avec
fierté et pour toute une vie – de « mon professeur », de
« mon avocat » (lequel ne s’est peut-être jamais
manifesté, ou en tout cas jamais au bon moment), de « mon
prince » (même si ces gens-là semblent éteints depuis
longtemps), ou, pourquoi pas, d’une autre façon, et pourtant non
sans fierté encore, et comme pour toute une vie, de « mon
cordonnier », « mon menuisier », « mon
médecin », « mon – souffleur »...
Pour lui c’était un fait, et
non une simple impression. À cause de ses gesticulations, mauvaises
et pernicieuses, il avait gâché, aux yeux de l’inconnu, aux yeux du
monde entier, son talent, perdu sa dignité de comédien, non pas
pour toujours, mais pour un moment, pour l’heure suivante, la
traversée de la clairière, pour trois pas – mais qui comptaient. Et
il s’était débarrassé de son métier (ce qu’il lui arrivait presque
de souhaiter, d’ailleurs, parfois), du moins jusqu’au lendemain,
jusqu’au début du tournage. « Je suis faux. Je ne suis
pas l’homme qu’il faut. » On aurait dit une chanson, et ce
n’était pas le timbre de voix inconnu d’il y avait un instant. Il
s’accordait avec sa silhouette, tout comme ces bras déployés et ces
jambes bien campées sur le sol. Si ce n’était pas l’expression
même de l’allégresse, alors quoi ?
« Je suis faux. Et la
clairière aussi est fausse, elle est une falsification. Et les
forêts aussi sont fausses. » Ils pouvaient vous mettre en
joie, les désenchantements. Tenez : les cerisiers, au bord de
la clairière, sans fruits depuis longtemps désormais, en été, tout
au plus, parmi les feuilles flétries comme seules les feuilles de
cerisier en été, ici et là, quelques tiges dressées dans le vide,
avec des noyaux sans chair et desséchés. Et tenez : même
l’absence de chemins, si belle, dans la clairière, rien que les
hautes herbes où qu’on porte les yeux, était trompeuse. Il fallait
que tout un étoilement de chemins la parcourût, on le voyait bien,
dans la sécheresse du soleil de midi en été, à ces nappes de
poussière soulevées par les lourdes roues des vélos tout terrain,
aussi, dans une autre mesure, par les bâtons de marche, et on
l’entendait au crissement du gravier qui recouvrait apparemment la
couche supérieure du réseau de chemins. Ce qui était autrefois une
clairière primitive, éloignée de tout, faisait partie désormais
d’une forêt proche de la métropole, presque d’un parc. S’il
existait un passage qui y conduisît depuis la forêt vierge, il ne
l’avait pas remarqué. Mais l’ancienne forêt primitive, à l’écart du
monde, se mêlait encore à ce monde-là. C’était comme s’ils se
mesuraient l’un à l’autre, comme si le crissement des grillons
concurrençait celui du gravillon, les stridences des faucons celles
des sonnettes de bicyclette. Tantôt c’est l’un qui prenait le
dessus, tantôt l’autre. Un va-et-vient, autrement beau. Et au
milieu de la clairière, au centre de la ronde des chemins, ce
sapin, seul, plutôt tordu – comment avait-il pu ne pas le
voir ? –, planté là, tout à fait étranger dans cette région de
feuillus : les branches festonnées jusqu’en haut de chatons de
châtaignier soufflés de la forêt primitive – un faux arbre de
Noël.
Ce que cet arbre artificiel
avait de particulier, il ne le vit que lorsqu’il lui fit face, au
milieu de la clairière, au centre des chemins qui
s’entrecroisaient. Il était arrivé là en se glissant par les hautes
herbes qui lui frôlaient la poitrine, comme par défi à travers une
forêt de fausses orties – elles étaient vraies. Vrai aussi le
cercle de cendre, près du faux arbre, les restes d’un feu
pascal : il agissait encore, maintenant, en plein été, et
agirait encore même plus tard en automne. On le sentait encore,
l’air de Pâques, et en même temps on le flairait, air du matin par
excellence. À partir du croisement, toutefois, il poursuivit sa
route sur l’un des chemins, repensant à un autre comédien, mort
depuis très longtemps, et qui, dans son dernier film, marchait dans
le gravier en disant : « Il est si réconfortant de
marcher dans le gravier. »
Une harmonie, inattendue après
ce qui venait de se passer, s’instaura alors. Mais ne savait-il pas
déjà, par expérience, qu’en passant d’une sphère à l’autre, quand
la première était une zone étroite où votre existence était
menacée, ou du moins remise en question, il se produisait un
élargissement, et que le sol était d’autant plus ferme sous vos
pieds ?
Il s’instaura une harmonie, et
il n’était pas le seul qui fût en harmonie. Cette harmonie-là,
transparaissant pour une longue seconde encore, était une harmonie
qui le reliait aux autres dans la clairière. Et ces autres ne se
différenciaient guère des personnages du Nouveau Théâtre du Monde.
Chacun d’eux incarnait un rôle, un rôle fondamentalement différent
à chaque fois, et lui aussi incarnait un rôle, à ceci près que tous
ces rôles dissemblables, opposés, antagonistes, se rassemblaient
maintenant dans un seul cercle : le cercle des secondes, le
cercle de cette seconde. Alors que tous jusqu’alors étaient apparus
isolément, sans lien avec l’homme de devant ou de derrière, chacun,
l’espace d’une seconde, complétait l’autre dans sa dissemblance
même, dans son opposition même. Et lui, le misanthrope, en tête son
rôle de fou furieux, s’harmonisait avec eux.
Sur ce segment de chemin, un
cycliste file à toute allure en se mouchant, et sur tel autre un
marcheur s’en va d’un pas extrêmement lent en traçant des huit dans
l’air avec un bâton de noisetier. Celui-ci feuillette son agenda en
courant, et celle-ci jette un œil au compteur de vitesse – ou je ne
sais quoi – à son bras. En voici un qui, tapi au profond de
l’herbe, lit l’Odyssée, un autre qui
traîne dans le sable une valise à roulettes haute comme un homme,
et celle-là qui cherche, pour elle et ses cinq enfants – deux Noirs
parmi eux – un coin où pique-niquer. Le marcheur qui presse un
transistor contre son oreille pour entendre, ou ne pas entendre,
les nouvelles internationales, et la femme qui s’arrête pour se
mettre du rimmel, et les randonneurs que le vent empêche de lire la
carte déployée, et ces cueilleurs de baies, là-bas, et cet amateur
de champignons, et les deux ou trois couples enlacés dans l’herbe,
et l’immense chien noir qui trotte sans faire aucun bruit – chose
étrange –, et qui est un grand corbeau glissant au ras du
sol : « Tiens, l’oiseau d’Alaska. » Et lui, propulsé
là ? il trace sa diagonale parmi eux. « L’harmonie du
monde », dit-il à part soi. Et puis : « Encore une
illusion. Mais celle-ci au moins vous remuait. » Et
puis : « La dernière harmonie ? Et après ?
Comment continuer ? »
Ce n’était pas une illusion.
Les inconnus formaient, sous le ciel bleuissant, sous les nuages
venus de la mer ou d’on ne savait où, une communauté. L’air d’été,
le vent d’été, ils étaient sans odeur, et pourtant c’est comme si
l’on pouvait sentir cette appartenance. Elle vous montait au nez et
vous ouvrait tout grand les narines. Elle était persistante. Il
émanait de cette seconde-là une autorité, et s’il était bien
quelqu’un qui était décidé, résolu à l’incarner, c’était lui. Qui
d’autre que lui ? La seule autorité dont il saurait être
question, c’était lui, notre comédien.
Il le fit en ralentissant
l’allure, instinctivement, sans technique. De la même façon il
changea sa manière de regarder. Comment ? Laissons cela
ouvert, là encore. Et racontons ceci : sa façon de marcher et
son regard désarmaient et égayaient. Et son autorité se manifestait
en ceci qu’il était salué par tous les inconnus de son choix.
C’était un salut naturel, même chez ceux qui, il y avait un instant
encore, étaient perdus dans leurs pensées. Nul ne le connaissait ni
ne le reconnaissait, et pourtant c’était une sorte de
reconnaissance, réciproque, à ceci près que c’est lui qui
représentait l’autorité – quoiqu’il n’y eût pas une once de
servilité dans ce « Je vous salue bien ! ». C’était
plutôt comme un hommage, mais qui à vrai dire ne lui serait pas
adressé. Alors à qui ? Oui, à qui ? – et naturellement il
rendait à chacun son salut.
C’est ainsi que mon comédien
fut salué notamment par : une cavalière (jeune et
blonde) ; deux policiers en patrouille ; un coureur avec
des écouteurs gros comme des soucoupes sur les deux oreilles ;
un prêtre, en chasuble, avec un enfant de chœur en surplis (en
chemin, parmi les hautes herbes, vers une
extrême-onction ?) ; un autre comédien, qui marchait en
long et en large dans la clairière tout en répétant son
texte ; une prostituée des Balkans, venue respirer un peu ici
avant de passer la nuit en bas dans la mégalopole, ou qui cherchait
à semer son souteneur ; un homme dans un fauteuil roulant dont
les roues se coinçaient sans cesse dans le gravier du chemin ;
et même le président de la République, avec son staff, s’en
retournant gouverner et agir, agir, encore agir, et qui, pour le
saluer, cessa un bref instant de claironner « De
l’action ! De l’action ! De l’action ! », et,
face à lui, ouvrit de grands yeux, comme il ne l’avait peut-être
plus fait depuis l’enfance. Lui, le Président, fut le seul qui
sembla tout retourné d’avoir salué en premier, et aurait préféré
retirer ce geste sur-le-champ. Reconnaîtrait-il le comédien, le
soir même, quand il lui remettrait sa décoration ?
« Non. »
Certains, le saluant,
ajoutèrent en marchant, courant, pédalant, chevauchant :
« Là-bas, derrière, au pied d’un chêne royal : un
cèpe ! » (Précisément un cycliste – pourquoi
« précisément » ?) « Un fameux orage, ce matin,
pas vrai ! ? » « Nous serons bien rentrés avant
la nuit, n’est-ce pas ? » « Ah, ce n’est pas vous.
Non, c’est vous ! » « Pas un temps pour traquer les
criminels ! » (Les deux policiers). Un ou deux engagèrent
la conversation, ils parlaient sans même attendre une réponse, et
lui les écoutait sans rien dire et poursuivait sa route. Regardant
par-dessus son épaule, il aperçut d’innombrables enfants assis en
rond dans l’herbe profonde, et il pensa : « Les Fleurs du
Bien. » Mais même parmi eux, déjà les agresseurs. Hitler dès
son plus jeune âge jetait des pierres aux chèvres.
L’amateur de champignons avait
des écouteurs dans les oreilles, et il lui expliqua, après qu’il
les eut retirés pour le saluer, qu’il n’y avait rien ou
presque qui se complétât mieux que de chercher du regard les
champignons et d’écouter de la musique – surtout celle de John Cage
et de Morton Feldman. Et rien ne s’accordait mieux, maintenant, à
sa quête des champignons d’été que la chanson country Summer Wine. C’était un jeune homme qui s’ouvrit à
lui de la sorte, et il était certain qu’en s’en allant, coiffé d’un
casque, à la « chasse aux champignons » – sa propre
expression –, il ferait école. Il avait publié une série d’articles
pour évoquer toutes les sensations qu’on éprouvait ainsi, et comme
pour la première fois, non, pas dans une revue sur les champignons,
dans Rolling Stone, et, depuis, dans
l’Europe entière, des jeunes gens, au lieu de mettre à rude épreuve
les nerfs des autres passagers, avec le raffut de leurs baladeurs,
dans les trains et le métro, cheminaient les yeux tranquillement
dirigés vers le sol, et, tout aussi tranquillement, épiaient les
rares gouttes sonores, audibles d’eux seuls, qui se coulaient en
eux ; un affût engendrait l’autre, et inversement, et tous les
champignons hallucinogènes n’étaient rien en comparaison, et du
reste ils étaient vite passés de mode.
Le cueilleur de baies qui,
tapi à la lisière de la clairière dans un mûrier sauvage dont il
avait piétiné les ronces sans plus de façon, le salua, avait
le visage encadré par les branches de son casque-téléphone, et, de
loin déjà, on voyait que, tout en cueillant les mûres, il ne
cessait de parler dans le micro qui se balançait devant sa bouche.
Il s’interrompit toutefois pour le saluer, et se redressa alors
parmi les ronces pour lui faire son récit. Il portait un complet
foncé à larges rayures, avec une chemise blanche – constellée
de taches de mûres – et il aurait pu faire partie de la bande des
traders de tout à l’heure, tant il était pâle, sauf que ses
pommettes étaient enflammées par une émotion qui ne venait pas
vraiment des mots qu’il disait dans le micro.
C’était un cueilleur-né. Il en
avait après ce qui était de quelque utilité, pour vivre et
survivre, ce qui était comestible et nourrissant. Autrefois, il
s’était persuadé, conforté en cela il est vrai par les réactions
des autres, que c’était là une maladie, une pulsion dont il
faudrait avoir honte. Mais sa cueillette n’était pas une pulsion,
non plus qu’une passion, ou plutôt si, une passion, une passion
qui, vécue dans l’exercice de sa profession, l’apaisait, ce qu’il
n’avait connu avec aucune autre passion. Il y avait deux mois, le
temps des premières fraises sauvages ! Il y avait un mois, le
temps des framboises, aux baies certes plus petites, mais
incomparablement plus sucrées que les grosses baies forcées des
cultures en serre (sauf que les ronces, d’année en année, gagnaient
de plus en plus sur les frêles framboisiers et les étouffaient sous
elles). Et maintenant le temps des mûres, des fruits du milieu de
l’été, du plein été. Toujours plus de déboisements certes dans les
forêts domaniales, ou, si l’on veut, de plantations protégées – à
ceci près qu’il n’y aurait plus, d’ici à cinquante ans, personne
pour regarder les jeunes chênes, si toutefois ils grandissaient
jamais –, mais, dans ces déboisements, où le soleil tapait si dur,
de plus en plus de mûres, et quelles mûres ! Et personne pour
les cueillir, les récolter, les engranger, pas même les émigrants
d’Europe de l’Est, ou de n’importe où, si indigents. Ce n’était pas
à lui d’avoir honte. On ne vivait pourtant plus du tout une époque
de surabondance, dieu soit loué. Il avait cessé de comprendre ce
monde, et aussi bien ça ne le préoccupait nullement, quand il était
tout à sa cueillette, au grand air, sous le ciel libre, tout
absorbé en lui.
Il voyait dans sa cueillette
un art. Il requérait un esprit observateur, du rythme et du doigté.
C’est avec le plus grand soin qu’il fallait cueillir les fruits
parmi les ronces. La convoitise du cueilleur n’était pas par
principe un défaut, elle était gaie, enfantine, et se conjuguerait
au doigté pour mener à la joie. C’est ainsi que, d’un côté, on
cueillait les baies très vite, en rythme justement, et en même
temps une à une, avec précaution, sans fébrilité ni précipitation,
afin que les fruits d’à côté, souvent les meilleurs, les plus mûrs,
ne tombent pas, inaccessibles dans la profondeur du roncier. Les
grosses baies du reste n’étaient pas nécessairement les plus mûres,
souvent vertes encore en dessous, et d’ailleurs elles le
resteraient, sans mûrir davantage, et il avait découvert que les
baies les plus sucrées ne se trouvaient pas, par exemple, dans le
plein soleil qui roussissait à longueur de journée les coupes à
blanc, mais bien plutôt cachées sous les feuilles, toujours dans
l’ombre : ah, le fondant dans la bouche d’une seule de ces
grappes d’ombre, un suc qui vous
descendait tout au fond du palais et vous remontait dans la boîte
crânienne. Et si sa cueillette était un art, c’est aussi parce
qu’elle représentait une récolte.
Puis, enfin, l’agent de change
transformé en cueilleur de baies se raccroupit pour s’adonner à son
art. Il cueillait, ou plutôt grappillait les mûres des deux mains,
tantôt avec la droite, tantôt avec la gauche, et ainsi de suite,
jamais avec les deux mains en même temps, en règle générale en les
saisissant par-dessous, tout en produisant avec les lèvres des sons
qui imitaient le tintement d’une harpe. Il ne cessait en même temps
de soulever son récipient de cueillette, un seau émaillé, une
antiquité semée de fleurs bleues et blanches, achetée chez un
antiquaire du quartier de Chelsea à Londres ou n’importe où. Son
morceau de harpe une fois fini, il entreprit, gardant le rythme de
la cueillette, de dicter dans le micro, contre sa bouche, des
chiffres qu’il faisait précéder à chaque fois d’un nom d’action ou
de je ne sais quoi, et il lui expliqua, en passant, que la
cueillette des mûres affûtait son sens des chiffres. Ils lui
apparaissaient alors aussi vivement que les baies, dans un éclat
qui était celui de l’irréfutable. Et le sens des chiffres qu’il
avait ainsi développé ne l’avait encore jamais trompé, et il en
serait toujours ainsi.
L’amateur de baies ne
ressortirait jamais plus du roncier. Un nid de guêpes, gris sur
gris, un peu caché, se balançait là, légèrement, comme vide depuis
très longtemps, au vent d’été. Sitôt qu’il y toucherait, une
escadre sortirait de ce hangar aérien et fondrait droit sur lui
dans un grand bourdonnement continu. Piqué par ces centaines de
guêpes, aux lèvres, à la langue, au palais, il interromprait sa
litanie de chiffres, terrassé à l’instant, étouffé parmi les
ronces. La haie pousserait littéralement à vue d’œil et
l’ensevelirait, et cette énorme fourmilière, rouge et grouillante,
à ses pieds tordus et crispés, se déplacerait droit vers sa tête.
Nul ne remarquerait qu’il avait disparu, que le sol l’avait aspiré.
Il n’avait pas de parents, et quand bien même.
Même les autres cueilleurs
dans les haies voisines – contrairement à ce qu’il avait pu
laisser croire, il était loin d’être le seul – n’auraient rien su
de cette disparition. Au reste c’étaient de ces gens dont il avait
souligné l’oubli de l’art primitif de la cueillette, des émigrants
venus des pays et des continents plus pauvres, chaque jour un peu
plus pauvres. Là, dans les fourrés qui bordaient la forêt, des
familles, des tribus entières étaient occupées à cueillir des
baies, venues d’Europe de l’Est mais aussi, et souvent en majorité,
d’Asie – mais pas d’Africains, pas de Noirs, étrangement –, des
grands-parents et peut-être des arrière-grands-parents jusqu’aux
petits enfants à peine en âge de saisir un objet, et à plus forte
raison de se tenir debout ou de marcher, portés dans des sacs à dos
par les pères, les mères, les oncles, les tantes, les frères et
sœurs, tandis qu’ici ou là un vieillard était à califourchon sur le
dos d’un plus jeune : drôle de couple. Et ces armées de
cueilleurs n’étaient pas mobilisées en vue de cette seule journée –
à côté des buissons, dans l’herbe profonde, on avait établi un
campement, plutôt de simples abris, avec des feux de camp,
peut-être pas durablement, mais du moins pour deux, trois semaines,
pendant lesquelles les baies mûriraient encore et encore, et, sur
la voie d’accès, plus lointaine du tout, les camionnettes de
livraison se succédaient déjà, prêtes à partir. Parmi les
cueilleurs, cet homme, là-bas, avec la tête dans la fourmilière à
présent, était une exception, l’Élite.