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Cette journée qui s’achèverait
par la Grande Chute commença par un orage matinal. L’homme dont
l’histoire sera ici racontée fut éveillé par un puissant coup de
tonnerre. La maison, avec le lit, fut ébranlée et aura encore
tremblé un long moment. Un moment, un coup d’œil : voilà qui
ne s’appliquait pas à cet homme couché là. Réveillé en sursaut, il
gardait les yeux fermés et attendait de voir ce qui allait se
passer.
La pluie ne tombait pas encore
et, par la fenêtre grande ouverte, on n’entendait pas un souffle de
vent. En échange des éclairs, tant et plus. Ils se glissaient sous
les paupières closes de l’homme avec une lueur concentrée, puis
c’était le craquement sec du tonnerre, redoublé, à intervalles
toujours plus brefs, dans ses oreilles.
Réveillé en sursaut :
cela ne s’appliquait pas vraiment non plus à cet homme couché là.
Quand l’orage éclata, il ne parut même pas surpris. Il ne
bougeait pas, laissait les éclairs fulgurer sous ses paupières, le
tonnerre gronder dans son crâne, comme quelque chose de quotidien,
quelque chose de tous les matins ; comme s’il était habitué à
ce qu’on le réveillât ainsi ; et non seulement habitué, mais
comme si ce réveil singulier était légitime. Le tonnerre et les
éclairs se conjuguaient en une musique qui l’éveillait, le faisait
passer avec une soudaineté toute naturelle d’un sommeil profond à
une présence d’esprit parfaite, et à autre chose encore : une
disponibilité ; une disposition à intervenir, faire face, se
confronter. Il resta d’abord étendu dans le tumulte et s’en
délecta.
Après le premier coup de
tonnerre, il s’en était fallu de peu qu’il ne bondît de son lit
pour retirer la prise du téléviseur, de la chaîne hi-fi, et ainsi
de suite. Mais au même moment il se rendit compte qu’il n’était pas
dans sa propre maison, qu’il était couché dans un lit étranger. Le
lieu même où il avait dormi était un lieu étranger, étranger le
pays tout entier.
C’était la première fois
depuis très longtemps qu’il passait la nuit loin de son propre lit,
loin des pièces familières. Les yeux encore fermés, il avait tendu
le bras vers le mur de la chambre quotidienne, mais il n’était pas
là. Un geste dans le vide. Et ça ne l’effarouchait pas non plus, il
s’en étonnait simplement, jusqu’à ce qu’il se rendît compte :
mais oui, je suis en chemin. Je suis parti hier soir de chez moi.
Je ne me suis certes pas réveillé dans mon propre lit, mais pas non
plus dans un lit inconnu.
Autrefois, le premier matin
qu’il passait ailleurs, son chez-soi lui manquait. Dès le soir de
son arrivée dans l’autre pays, dès qu’il descendait d’avion par
exemple, c’est avec une douleur mêlée de nostalgie qu’il regardait
le tableau où s’annonçait le prochain vol retour. Mais au matin du
jour de sa Grande Chute, non seulement il ne se tourmenta pas un
seul instant d’être à l’étranger, mais il s’y sentit d’emblée
chez lui. Jamais plus il ne rouvrirait les yeux.
C’était le tonnerre et
l’éclair, l’éclair et le tonnerre qui, loin de chez lui, lui
faisaient maintenant bon accueil. Et lorsque peu à peu ils
s’apaisèrent puis se dissipèrent, ce fut la pluie. Dans le
silence d’après l’orage, très soudainement, il se mit à pleuvoir à
verse, un grand fracas régulier et continu. Protégé par le flot,
l’homme restait couché là, les yeux toujours fermés. Rien ne
pouvait lui arriver. Quand ce serait désormais le déluge
au-dehors : il se trouvait dans une arche, se trouvait en
sécurité.
Une tierce chose encore la lui
prodiguait. Il avait dormi et s’était réveillé dans le lit d’une
femme qui était bonne envers lui. Qui l’aimait ? Elle le lui
avait certes signifié pendant la nuit. Mais il n’aurait pas été
d’accord pour qu’on l’écrive ici aussi littéralement. Elle était
bonne envers moi : c’est tout ce qu’il pouvait dire.
Lui aussi, ce matin-là, était
bon envers la femme, plus fort encore que pendant la nuit, ou d’une
façon plus complète, mais autrement. Elle avait quitté le lit et la
maison très tôt, avant même le point du jour, pour aller à son
travail. Elle n’avait presque pas fait de bruit, et lui, dans un
demi-sommeil, en avait ressenti comme une gratitude
enfantine ; avait, il l’éprouvait de toute sa chair, incarné
la gratitude elle-même. Jamais, au grand jamais, il n’aurait pu le
lui dire mais, comme il suivait encore, allongé là, son courant
d’air qui s’éloignait d’une pièce à l’autre, il la vénérait, cette
femme, là-bas.
Il aurait préféré qu’on vît en
lui son adorateur plutôt que son bien-aimé. Un jour qu’elle s’était
adressée à lui ainsi, d’un ton plein de fierté, lui avait-il
semblé, il avait haussé les sourcils et détourné les yeux, et pas
seulement parce qu’il avait passé l’âge de jouer les
amoureux.
Enveloppé dans le torrent de
pluie régulier et puissant, sans un souffle de vent, il se
rendormit. Quoique bien des choses l’attendissent, ce jour-là et le
lendemain surtout, il lui semblait qu’il avait tout le temps de la
terre, et aussi que c’était là un élément, le début de la
confrontation à venir. C’était un sommeil si léger que cet homme y
flottait. S’il incarnait encore quelque chose, alors seulement le
sommeil. Au cinéma, les comédiens qui interprétaient des gens qui
dorment apparaissaient presque toujours, et quand bien même leur
jeu aurait été criant de vérité, suspects. Cet homme tout au
contraire, quoiqu’il demeurât parfaitement conscient dès le premier
réveil, dormait vraiment, tout en jouant le sommeil, et dormait et
dormait, et jouait et jouait. Et si ce faisant il rêvait et jouait
à son spectateur une comédie, alors, une fois encore, juste celle
de la suspension et du flottement. C’était un rêve sans action, il
ne savait pas voler par exemple. Mais, à ce qu’on disait, ce
suspens rêvé, tout comme la capacité de voler, avait une
signification. Sauf qu’il l’avait oubliée, de même qu’il avait
résolument oublié bien des choses au cours des années.
Le moment est venu de
mentionner que l’homme dont nous racontons ici l’histoire était en
effet un comédien. Tout jeune encore il avait appris un métier
manuel, dans la petite entreprise de son père, et, souvent flanqué
de celui-ci, il sillonnait les banlieues pavillonnaires du
nord-ouest de B. pour y poser des carrelages. On le remarquait
encore du reste, à ses mains mais pas seulement, et, peut-être plus
nettement, on le décelait à ses mouvements – souvent il avait un
geste de recul, faisait quelques pas en arrière, s’avançait de
nouveau –, à ses regards profonds – sa façon de lever les yeux
surtout, soudaine, après avoir longuement fixé le sol, ces yeux qui
se plissaient dans certaines scènes de film, pour rien, sans la
moindre pose, sans signification appuyée comme bien souvent
chez les autres héros de cinéma. C’était devenu chez lui,
comment disait-on déjà ?, une seconde nature, ou plus
généralement sa nature.
Comment, l’histoire d’un
comédien, en une seule journée, du matin à la nuit profonde ?
Et non pas celle d’un comédien en activité, mais d’un comédien
oisif ? Un homme tel que celui-là comme héros, plus ou moins,
d’une histoire, sérieuse au surplus ? Personne de plus menacé,
personne de mieux assuré qu’un comédien, un comédien comme lui.
Personne qui joue moins un rôle dans la vie. Lui, le comédien,
comme un « Moi ! », un surcroît d’amenuisement du
Moi. Sans son travail d’interprète – quand il ne joue pas – exposé
à longueur de journée. Un homme comme celui-là est épique, et pèse
de tout son poids sur la terre. S’il y a bien quelqu’un dont
l’histoire mérite d’être racontée, c’est peut-être lui.
C’est au théâtre qu’il avait
passé ses premières années de comédien. Les scènes étaient
petites, mais ses rôles toujours les grands, dès le début. Et en
dépit de sa jeunesse il n’interprétait presque que des personnages
sans âge, Ulysse, l’archange qui guide et accompagne Tobie, en
quête du fiel de poisson pour guérir son père, Othello, sans le
fard noir, le boulanger de La
Femme du boulanger, qui finit par
reprendre sa femme adultère et lui pardonne, Emil Jannings, quand
il laisse échapper qu’il est « terriblement douloureux »
d’être « à la fois vivant et seul ». Des héros sans âge,
ou des idiots, par exemple Benjy, dans l’adaptation du Bruit et la Fureur de William Faulkner, quand la
minuscule scène de banlieue, sous le regard de détresse du
« bredin » – comme on appelait autrefois les attardés –,
s’élargissait en univers, ou des enfants ou presque, des enfants
pour la vie, comme Parsifal ou Kaspar Hauser, dans le rôle duquel
il avait rappelé à une mère, présente pour la première et sans
doute la dernière fois au théâtre, son fils répudié, le manœuvre
dans sa baraque là-bas derrière les sept montagnes : il lui
avait tant fait pitié, son fils, là sur scène, qu’elle fila
aussitôt le rejoindre pour le ramener à la maison, un temps tout du
moins. Il n’y a que Faust qu’il s’était toujours refusé à jouer,
quoiqu’on l’y eût souvent incité, et, aujourd’hui encore, il
n’aurait que mépris pour cette agitation perpétuelle en vue de
gagner son salut.
Ses films avaient fait de lui
une star, sans que pour autant dans les rues, qui demeuraient son
élément, quiconque, à quelques rares exceptions, le reconnût. Tout
en lui, sa silhouette, son maintien, ses mouvements, passait
inaperçu, et au surplus il pouvait se rendre invisible. C’était en
tout cas une certitude chez lui, et jusqu’à ce jour elle s’était
confirmée. Au cinéma en revanche, quel que fût le film, on le
reconnaissait, dieu sait pourquoi, d’emblée, même dans une foule,
et même tout à l’arrière-plan. Ce n’était pas tant qu’on le connût
ou le reconnût, d’ailleurs, et ce n’était pas une question de
lumière. Ou plutôt si – mais pas une question d’éclairage – ou
plutôt si. Dès le premier plan, on le débusquait, en bien comme en
mal, et dans ce cas d’une façon plus pénétrante encore, on ne
voulait pas croiser cet homme-là dans la rue, pas même au grand
jour. Au début de sa période d’acteur, on le comparait
encore : un Richard Widmark en plus ténébreux ; un
Marcello Mastroianni, sans nationalité marquée ; un Francisco
Rabal qui n’aurait jamais été vraiment jeune. Plus tard, il lui
avait suffi d’être lui.
Voilà plusieurs années qu’il
n’était plus apparu, ni au théâtre ni au cinéma. Toujours plein de
respect pour son métier et, sinon fier, du moins comblé,
reconnaissant du temps qu’il lui avait fait passer, il ne se
considérait plus lui-même comme un comédien. Quelqu’un qui, même
dans ses périodes d’oisiveté, ne vivait pas constamment, jour
et nuit, avec le problème de la représentation, si beau,
oppressant, libérateur, réjouissant, torturant, n’avait, selon lui,
aucun droit de se dire comédien, un mot qui pour lui avait une tout
autre signification que pour bien des gens. Le mot, le nom de
« comédien » : un son.
S’il ne jouait plus, ce
n’était pas de son fait. D’un autre côté on avait continué de lui
proposer des rôles, comme s’il ne s’était rien passé. Et peut-être
qu’en effet il ne s’était rien passé. Sauf qu’il avait eu,
disait-il, la certitude (encore une de ses
« certitudes »...), d’un moment à l’autre, « d’un
coup », qu’il n’y avait plus rien à interpréter pour un
comédien, et pas seulement pour un comédien comme lui, tout du
moins au cinéma. Il existait certes des rôles, innombrables, et pas
seulement ceux du répertoire. Mais il n’y avait plus d’histoires à
raconter, et par histoire il n’entendait pas ces récits
« tirés d’une histoire vraie », fréquents désormais, mais
une révélation, que ce fût celle du visage d’un homme, comme
autrefois dans les histoires filmées de Carl Theodor Dreyer, Robert
Bresson, Maurice Pialat, John Ford, Satyajit Ray, ou la révélation
de quelque chose d’autre, de l’Autre, quelque chose de plus grand,
de grand, en toi, en moi, ou simplement la révélation de ce qui
vient à peine de naître dans un mourant, d’un soulier vide comme
parabole d’un cri d’agonie muet, d’une petite cuillère qui vous
glisse de la main comme métaphore d’une plus grande chute.
S’il s’était mis en chemin la
veille, quittant sa maison et son pays, ce n’était pas précisément
à cause de la femme. Il devait bien plutôt, dès le lendemain, dans
la ville où elle vivait et dans les environs, commencer malgré tout
le tournage d’un film, apparaître dans une histoire de cinéma. Il y
était question d’un homme qui perd tout contrôle de soi-même,
d’abord dans sa tête, puis alors... À la lecture du scénario, le
comédien était presque sûr de son affaire. Si le scénario
était défaillant, il saurait bien, lui, par son jeu, sa présence,
son maintien, ses regards circulaires, ouvrir les yeux au
spectateur. Mais désormais, à vrai dire, il n’était plus sûr de
rien.
Pendant cette hésitation, il
s’était levé. Le lit vide. Par la fenêtre ouverte la pluie. Pas de
vent. Devant la fenêtre, à quelque distance, des arbres à la
lisière d’une forêt, une rangée irrégulière. Devant, un jardin, un
pré plutôt, si vide, rien que l’herbe d’été, à la hauteur des
hanches, cassée ou écrasée ici et là par l’averse orageuse. La
fenêtre était plutôt une porte vitrée, avec deux grands battants
qui montaient presque jusqu’au plafond. La chambre faisait partie
d’une maison, isolée, vieille de plusieurs siècles. Ç’avait été
autrefois un pavillon de chasse, et désormais la femme
l’habitait. Elle pouvait se le permettre, elle dirigeait, dans la
capitale toute proche, une entreprise ; il ne lui importait
pas de savoir laquelle, cette seule information était déjà presque
de trop.
Parfum des chatons de
châtaignier soufflés de la forêt, vagues écumeuses sillonnant les
herbes. Dans le ciel pluvieux, là-haut, les sphères, entrecroisées,
du vol des hirondelles, si haut qu’on aurait dit qu’elles
préfiguraient le soleil et le bleu. Mais même avant les hirondelles
volaient haut dans les airs, peut-être plus haut encore, filaient
dans les bancs de nuages sombres où palpitaient les éclairs,
démentaient, espiègles, l’adage selon lequel elles volent en
rase-mottes avant l’orage.
Il passa à l’air libre, tout
nu qu’il était. Personne ne pouvait le voir, il en avait décidé
ainsi, et quand bien même. Là où les herbes étaient encore droites,
les épis d’été ruisselants de pluie lui effleuraient les hanches et
le ventre. Il se pencha et se nettoya ainsi les aisselles, le
visage, les yeux et les oreilles, les cheveux. La pluie tombait
encore, régulière et puissante. Il en émanait bien une force. Elle
vous exaltait. La pluie était chaude, et froide après quelques pas,
puis chaude encore, et ainsi de suite. Il n’aurait pas besoin de
prendre une douche dans la maison.
Un grand oiseau sombre surgit
de la profondeur des herbes et, avec un cri strident ou perçant,
fila comme une flèche dans la forêt, toujours à basse altitude, sa
couleur foncée se changeant soudain en un jaune. Le comédien
connaissait autrefois le nom de l’oiseau. Mais il l’avait oublié
entre-temps, cela aussi il l’avait décidé, comme pour presque tous
les noms. En revanche il l’apostropha, comme il ne l’aurait sans
doute jamais fait par le passé : « Hé là. Pas si vite. Je
ne te veux pas de mal. Reviens, j’ai quelque chose à te
raconter. » Et comme il avait l’habitude de prêter attention à
sa propre voix, il s’étonna qu’elle fût si blanche. Les mots qu’il
adressait à l’oiseau étaient les premiers qu’il eût prononcés ce
jour-là. Mais il lui semblait que ce n’était pas le bon registre.
Aussi il les répéta, essaya encore et encore, jusqu’à ce que, bien
après que l’oiseau au ventre jaune eut disparu, les paroles qu’il
lui avait adressées fussent pour ainsi dire en harmonie avec sa
voix.
Dans la cuisine, la radio
était allumée, le son si bas qu’on avait encore une impression de
sphères, de tout autres sphères il est vrai que celles du vol des
hirondelles. On y donnait justement lecture, comme tout à l’heure,
et encore et encore, des nouvelles mondiales, et les voix à peine
audibles, ou peut-être d’autant plus audibles, des speakers,
semblaient venir du plus lointain espace sidéral, s’adresser à un
autre univers. « Ici Radio Vénus. » « Ici Radio
Cassiopée. »
Tandis qu’il écoutait, le
bruissement de la pluie s’arrêta, d’un instant à l’autre. Mais non,
le bruissement continuait, puissant et régulier. Lorsqu’il s’en
aperçut, il coupa la radio et débrancha, non, arracha la prise.
Puis, lui qui avait d’ordinaire le geste très sûr, il tendit la
main vers le pain, le manqua, et plusieurs fois. Non seulement il
le manqua, mais il n’arrivait même pas à atteindre la miche, rien à
faire. Ses bras n’avaient plus aucune force, ni le droit, avec
lequel il tentait encore de saisir le pain, ni le gauche.
Il en alla de même pour
d’autres objets. La tasse qu’il voulut attirer à soi ; la
cuillère dans le pot de miel ; le citron tranché ; la
fleur dans le vase sur la table de la cuisine ; le livre grand
ouvert à côté : il n’arrivait pas à les toucher, pas même du
bout des doigts, ni à plus forte raison à les attraper. Lui qui
maîtrisait ses mouvements comme personne – depuis l’art, mettons,
de replier une carte géographique jusqu’à celui de coiffer son
chapeau, presser la poignée de la porte, lancer par-dessus l’épaule
un regard d’adieu, se tourner dans une tout autre direction sur le
seuil, jeter enfin sur son épaule le sac à dos ou la selle –, voilà
qu’il s’empêtrait, là, dans cette cuisine étrangère, dans ses
mouvements, ou plutôt dans ses modestes tentatives d’en esquisser
un, voulait se passer la main dans les cheveux et se la coinçait en
bas dans la boucle de son ceinturon, tandis que l’autre main,
serrée ou plutôt crispée dans la poche de son pantalon, y restait
prisonnière, sur quoi les deux mains s’emberlificotaient encore
pour se retrouver finalement ensemble, irrémédiablement ensachées,
au fond de la même poche.
Le comédien avait malgré tout,
avec le temps, un rire plutôt froid, comme on dit dans les
histoires de détective de Raymond Chandler. En même temps la sueur
perlait sur son front, et même sur le dos de sa main. Lorsqu’il
s’affaissa sur ce tabouret qu’on semblait avoir avancé tout exprès,
sa tête partit soudainement en arrière, avec une telle violence
qu’il lui parut qu’on la lui coupait ; comme si on lui
avait porté ce coup sur la nuque qui vous tue instantanément. Et
lui qui était si fier de son cou puissant, inflexible.
Il avait retrouvé le sourire –
comme on le dit d’un enfant –, mais la faiblesse qui s’était
enfoncée tout au fond de son cœur ne s’estompait pas vraiment. Il
tremblait. Lui qui incarnait d’habitude la paix de l’âme et la
pesanteur terrestre, il tremblotait. Du temps qu’il était
carreleur, au côté de son père toujours impatient, irritable et
intransigeant, le niveau à bulle était son instrument préféré,
comme outil et même à titre de modèle : la bulle d’air dans
l’œil de la nivelle, qui, précise et impassible, indiquait
l’horizontale parfaite, il l’appelait « bulle de
tranquillité », et il avait découvert alors cette bulle en
lui, ou il était lui-même le niveau – pouvait l’être ou le jouer,
au besoin. Et c’est ainsi que, au fil des décennies, il avait
transporté sa bulle de quiétude dans son jeu, dans son travail, et
chaque fois elle avait fait ses preuves, comme seul peut le faire
un outil des premiers commencements de la vie.
Comment la réactiver ? Il
attendit. Après tout il avait le temps (ou pas ?). Il
écoutait. La pluie, la pluie. Ne t’apaise pas, pluie ! Ne
t’arrête pas, bruissement ! Oui, écouter, voilà tout. Et il
regardait ; regardait autour de lui ; il lui fallait
tourner la tête tout entière, comme une chouette ; les yeux
demeuraient figés. Et lorsque enfin il crut saisir fermement la
tasse, elle lui glissa entre les doigts et se brisa. C’était sa
tasse de voyage, celle qu’il emportait partout, dans l’illusion que
c’était elle qui, tout naturellement, par la seule vertu de sa
forme, de sa matière, donnait au café, au thé, et ainsi de suite,
toute sa saveur. Elle était désormais en morceaux, étonnamment
gros, échappée de ses mains dans un dernier tremblement. Au moins
celui-ci n’aurait pas duré.
Il rassembla les morceaux,
avec de la colle qu’il avait trouvée, du premier coup, dans la
maison étrangère. Oui, la maison de la femme lui restait étrangère,
quoiqu’on l’y hébergeât pour la nuit depuis des années, étrangère
en ce sens qu’il n’avait pénétré jusqu’alors dans presque aucune
des pièces, n’avait ouvert ni placard ni tiroir. Puis il se coupa
du pain, une belle tranche, quel bruit chaleureux, et il pensa tout
haut : « Pas un jour sans couper du pain. » Comme il
redevenait alors tous ceux qui l’avaient précédé, les incarnait à
neuf ! (Aussi tous ceux d’après ? Ce n’était pas une
certitude.) Il eut tôt fait de recoller les morceaux de la tasse,
puis il lança le tube de colle en direction du tiroir resté
ouvert : juste à la bonne place. Et, encore à part soi :
« Tu es toujours le roi des lanceurs, l’ami. Lanceur, voilà un nom de scène pour
toi ! »
Musique : aucune. Celle
de la pluie suffisait, d’autant que le vent s’était levé, venu de
toutes les directions, droit sur la maison. Il fraîchissait,
courait à présent, bruissant, mêlé de flots de pluie, tout autour
du pavillon, en vagues sans cesse plus sonores. Ce vent qui
s’enroulait aux murs de la maison déferlait, et déferlait, et
déferlait. Et l’homme assis à la table de la cuisine reprit son
soliloque : « Ah, le vent, comme il bruisse. Alentour.
Tout autour de la terre. Il y a donc encore quelque chose à faire
ici. Quelque chose à accomplir. Ce vent-là est
précieux ! » Le vent redressa une chaise renversée on ne
savait quand ni comment, dehors, dans le pré, et elle resta droite,
droite. Était-ce seulement possible ? Oui.
Le comédien faisait comme si,
à chaque bouchée de pain, à chaque gorgée, il se préparait à ce qui
l’attendait ; comme si, mangeant, buvant de la sorte, il se
concentrait. Mais en pleine cérémonie la porte de la cuisine, qui,
comme toutes les portes de la maison, n’était pas verrouillée et
donnait directement dehors, dans le pré, s’ouvrit brusquement, et
un homme, sous la forme d’un bonhomme de pluie – un bonhomme de
neige, s’il existait, ne serait rien en comparaison –, s’arrêta sur
le seuil de la porte, sous la gouttière, et lui lança à la
figure : « Mais vous ne l’aimez pas du tout. Moi en
revanche j’aime cette femme, oui, moi. Laissez ma femme tranquille.
Oui, ma femme. Car un jour, plus si lointain, elle sera mienne.
Vous avez passé mille nuits avec elle, et pas une seule fois vous
n’avez éprouvé un semblant d’amour. Disparais, tricheur. Débarrasse
le plancher. Cette femme est à moi, à moi ! » Et sur
ces mots, dits avec un accent que l’émotion seule leur donnait
peut-être, l’homme de pluie, avec une douceur étonnante, referma la
porte et partit. Peu avant son apparition, l’autre avait ressenti
le besoin tout matinal de voir une première silhouette humaine, à
laquelle il s’accorderait pour le reste de la journée, comme à un
« diapason structurant ». L’intrus était-il cette
silhouette-là ?
Là-dessus mon comédien se
remit d’abord à déjeuner tranquillement, bouchée après bouchée,
gorgée après gorgée. C’est vrai : il n’aimait pas cette femme,
aussi bien il le lui avait dit, au début, plus tard encore, puis ça
n’avait plus été nécessaire. « Je ne t’aime pas. » Et si,
la première fois, elle l’écoutait peut-être encore, elle ne
l’écouta résolument plus la deuxième fois. Il était suffisant
qu’elle aime et parle d’amour, et qu’il la laisse faire. « Tu
es l’homme que j’aime. Tu es le premier depuis l’enfance avec qui
je suis comme je suis. Et personne dans la région, personne dans le
pays n’aura passé autant d’heures d’amour que nous deux. Et chaque
fois nous l’avons montré au monde. Nous lui en avons fait voir.
Nous avons pris notre revanche sur le temps présent, celui qui
règne, dit-on, le temps surpuissant. Nous l’avons vaincu, et
il ne régnait plus, il s’est évaporé, et nous, nous deux, nous
ensemble, nous sommes devenus le monde qui règne. Nous sommes
devenus, nous avons été ce dont il est question. »
Et il s’en accommodait,
s’accommodait d’elle et lui. Et pourtant il lui manquait,
« l’amour ». Sans guillemets : l’amour lui manquait.
Il lui manquait chaque jour, tantôt moins douloureusement, tantôt
comme la douleur des douleurs ; une douleur quotidienne quoi
qu’il en soit. Ce défaut d’amour le mettait en colère, parfois
aussi contre lui-même, il est vrai, mais au fond bien au-delà. Et
d’ailleurs, à bien y réfléchir, ce n’était pas un manque qui
apparaissait si révoltant, mais plutôt un défaut. Un manque aurait
été encore une forme d’amour, peut-être plus globale, plus
prometteuse qu’une forme réelle, concrète, palpable en quelque
sorte, comme nous disons par exemple à un absent, à une
absente : « Tu me manques ! », et c’était
là une forme d’amour. L’amour ne lui manquait pas. Il faisait
atrocement défaut, et même en ce matin, et même ce matin-là.
« Et c’est pourtant un manque », se dit-il à voix haute.
« Sans lui, sans que je sois béni par lui, avec lui,
à travers lui, ne fût-ce qu’un instant, ma journée n’est pas
digne de ce nom, je ne suis jamais qu’un banal fainéant. Quant à la
tromperie des amitiés, en revanche, je suis content d’en être
débarrassé pour toujours. »
Pluie et lecture. Le comédien
était un lecteur. Quoique le livre sur la table de la cuisine
traitât d’une sorte de folie furieuse, il ne le lisait pas pour se
préparer à son rôle. Il était de ceux qui ne se préparent jamais
tout exprès, et pas seulement dans son métier. Confronté à un rôle,
il se montrait peut-être plus nonchalant encore, cherchait à faire
diversion, laissait venir, laissait advenir. En ce sens, peut-être,
il se préparait malgré tout.
Au début de l’histoire,
l’homme dont il était question prenait justement son petit
déjeuner, tout comme lui, le lecteur, maintenant – ce dont il ne se
souciait pas : il lisait, et seul ce qu’on lui racontait
comptait alors, il y disparaissait tout entier. On pouvait imaginer
que le héros du livre, à cette façon qu’il avait de boire son thé,
un horizon lointain sous les yeux, était quelqu’un d’enthousiaste.
Le jour même, il entreprendrait quelque chose d’important,
peindrait le tableau décisif, arrêterait l’assassin d’enfants
recherché depuis longtemps, rencontrerait la femme de sa vie,
rattraperait un homme qui se serait jeté d’une maison en
flammes.
Mais, comme il fallait presque
s’y attendre dans ce genre d’histoires, la journée basculait
soudain, à cause d’un simple pépin de citron que l’homme faisait
tomber par terre en exprimant le jus. Lorsqu’il se penchait pour le
ramasser, le pépin, lisse et gluant comme il l’était, lui glissait
entre les doigts, et encore une fois, et encore une fois. Il
aurait pu attendre tranquillement qu’il fût sec. Mais non : il
fallait qu’il le ramasse, tout de suite, il le fallait, c’était
plus important que tout. Sauf qu’il n’y arrivait jamais, à chaque
fois le pépin de citron, pas plus gros qu’un petit pois mais, au
contraire de celui-ci, gluant et au surplus de forme aérodynamique,
lui bondissait, lui giclait, lui fusait entre les doigts, à travers
toute la pièce et jusque sous le lit, et, lorsqu’il se coucha à
plat ventre devant celui-ci, dans une main un balai, dans l’autre
une lampe torche, il découvrit le petit pépin blanchâtre dans le
coin le plus reculé, sous le lit, lequel était trop large pour
qu’il pût l’atteindre avec le balai, et de surcroît inamovible,
fixé au mur par des vis : il brillait là du fond de ses
ténèbres, clignotait pour lui, « encore un horizon, mais
différent de celui d’il y a un instant, par la fenêtre, dans un
grand lointain ».
À la fin du chapitre, le héros
recouvrait cependant son calme, se rasseyait pour boire son thé et,
se replongeant dans ses pensées, portait la tasse à sa bouche, sur
quoi un bruit assourdissant retentissait : la soucoupe était
restée collée à la tasse, puis s’était détachée avant de tomber
sur la table. Et, une fois encore, l’homme aurait pu se
satisfaire que l’objet demeurât intact, quoique la table fût en
pierre. Mais non : il s’empara aussitôt de la petite tasse et
la flanqua contre le mur, « et cette fois, il ne faudrait
pas compter sur un miracle ».
Dans le dernier paragraphe du
chapitre, le héros se lançait dans une diatribe contre les pépins
de citron, les soucoupes et bien d’autres choses encore :
« Fumiers. Rebut. Bons à rien. Salopards de nazis. Boucs
lubriques. Saboteurs. Altermondialistes. Apatrides. Têtes réduites.
Vagabonds. Vieux croûtons. SMS-istes. Valises à roulettes.
Loufiats. Tue-l’amour. Fausses ellipses. Misérables ovales. Nains
venimeux. Fils de pute... »
Au début du chapitre suivant,
l’homme sortait de la maison et s’avançait dans la rue. À cet
endroit, on avait glissé dans le livre un billet manuscrit :
« Ne crains rien – tout finira par s’arranger. » Le
lecteur revint en arrière, et il découvrit la devise de l’histoire,
un proverbe : « L’impatience anéantit
l’existence. »
Comme il en avait l’habitude
dans sa propre maison, le comédien fit la vaisselle, aéra la pièce
– y fit entrer l’air pluvieux qui, peu à peu, se changeait en air
d’après la pluie –, retapa le lit et poursuivit tranquillement ses
petites activités, à l’intérieur et à l’extérieur. Il rejointoya
l’une de ces vieilles fenêtres qui n’avaient jamais dû être bien
hermétiques. Un essaim de fourmis s’était glissé là avec la pluie –
un essaim, car les fourmis étaient ailées. Elles se confondaient,
grouillaient de chaque côté de la vitre, bourdonnaient sans
toutefois jamais s’envoler. Voilà longtemps qu’il n’avait pas vu
ces insectes, avec leurs corps de fourmi courts sous les longues
paires d’ailes diaphanes ; il croyait l’espèce éteinte. Sur
l’appui de la fenêtre, deux verres dans lesquels ils avaient bu la
veille, la femme et lui. Après qu’il eut lavé le sien, le plus sale
en quelque sorte, il voulut aussi rincer l’autre. Mais il n’en fit
rien, le contempla longuement et le plaça même exprès en pleine
lumière.
Il trouva l’aspirateur,
nettoya la poussière soigneusement, jusque dans les moindres
recoins, balaya le sol en céramique du vestibule, frotta, avec une
brosse métallique qu’il avait dénichée une fois encore à l’aveugle,
d’un seul geste, les marches de grès du perron, fit apparaître et
reluire, méticuleux, les motifs dans la pierre, les circonvolutions
des coquillages préhistoriques, les dentelures des bancs d’huîtres
très anciens. Enfin il ratissa, avec un râteau de bois, le gravier
de la petite cour qui séparait la maison du pré ; la pluie
d’orage et le vent y avaient transporté des bords de la forêt,
levés en remparts rythmiques, échelonnés, des fleurs de tilleul et
des chatons de châtaignier. Il s’attarda à ratisser le gravier,
presque comme s’il voulait gagner du temps.
De retour dans la maison, il
se rasa ou plutôt se coupa la barbe, devant un miroir de poche
minuscule, avec les tout petits ciseaux de son canif. Comme à
chaque fois, il réserva pour la fin les deux, trois poils bien roux
parmi tous les bruns et les gris : il contemplait en eux la
barbe uniformément rousse de son père. Et tout en coupant
maintenant ces deux ou trois touffes de poils plus piquants, plus
drus que les autres, il dit, presque sans remuer les lèvres ni les
muscles du visage, comme si on lui faisait réellement la
barbe : « Holà, père. Revoilà ton fils, qui te salue
bien, dans un pays étranger. Je suis encore de bonne humeur, ici,
seul, très loin de tout, dans la maison de la femme en qui je vois
ma complice. Mais ce soir on me célébrera, là-bas dans la
mégalopole, devant une mégafoule. Et à partir de demain je jouerai
un fou furieux. Comment vais-je m’en sortir, père ? Que me
conseilles-tu ? Ah, c’est vrai que tu ne m’as jamais donné un
conseil, heureusement, et de toute façon je ne l’aurais jamais
accepté, pas venant de toi. Ton fils est encore dans la maison
silencieuse, père. Il se réjouit encore de la journée, il se
réjouit encore de l’existence, il est encore plein de joie de
vivre, ni plus ni moins. »
Coupé les ongles de la
main : ses ongles fendillés, très cassants, comme s’il était
toujours carreleur. Coupé les ongles de pied : les zones
ouvertes entre les orteils, toujours pas cicatrisées depuis le
temps où il se tenait et travaillait nu-pieds dans le béton frais,
humide, persuadé qu’il n’était pas fait comme les autres et que
rien ne pouvait lui arriver.
Repassé sa seule chemise – à
partir de demain, même en dehors des prises, il porterait un
costume –, celle de son petit sac de voyage, si discret qu’il
prenait place au creux de l’aisselle. C’était comme s’il y était
resté caché tout ce temps et qu’il ne le sortait que maintenant.
Une chemise en lin, blanche, sans col, encore chaude d’avoir été
repassée quand il la passa. (C’est avec une prescience de
somnambule, là encore, qu’il avait trouvé le fer à repasser dans la
maison étrangère.) Ciré sa seule paire de souliers, avec une
noisette de cirage pas plus grosse qu’une bille, mais qui suffisait
pour tout le cuir, fine pellicule noire jusque dans les crevasses
les plus profondes. Puis, comme il le faisait aussi chez lui,
déposé les deux chaussures cirées, lustrées, dans le réfrigérateur,
prêtes pour le départ. Il s’imaginait qu’il était sa propre
« ordonnance », dans un régiment des temps très
anciens.
Mon comédien avait accompli
toutes ces tâches dans le salon du pavillon, avec dans l’oreille
encore quelques gouttes de pluie sporadiques qui, on ne savait
comment, tombaient par la hotte de la cheminée, le tic-tac
irrégulier, dans la pièce, des gouttes qui chutaient sur les bûches
de bois et, plus distinctement, sur le papier froissé. Puis le
tic-tac avait cessé, relayé dans la maison tout entière – pas un
seul autre bruit à la ronde – par le roucoulement de deux pigeons,
qui venait encore de là-haut mais, conduit par la hotte de la
cheminée, semblait retentir tout contre l’oreille du comédien, et
lui, se livrant à ses préparatifs, s’était imaginé que tout à
l’heure, à minuit, quand cette soirée dans la foule serait passée,
il s’assiérait à cette table, ici même, avec la femme, et,
comme il l’avait déjà fait plus d’une fois – elle ne s’y
opposait pas –, la questionnerait matériellement sur ses émotions
les plus intimes, à elle, la femme, dans l’amour charnel, et
elle lui raconterait tout aussi matériellement, encore, encore,
tout ce qu’il y avait à raconter sur elle, en tant que femme.
Ils se tiendraient près de la
fenêtre ouverte sur la nuit. La table serait là-bas sur l’estrade,
de sorte qu’ils formeraient un couple comme sur une scène. Leurs
deux mains seraient posées sur le dessus de la table, à quelque
distance, calmes, presque immobiles, du début à la fin de leur
dialogue. Dans la forêt, de temps en temps, seul bruit du dehors,
le cri d’une chouette, corde lancée vers eux dans la pièce, d’abord
monotone, puis à chaque fois deux notes syncopées, et, dans le
finale du dialogue, syncopées encore, trois notes.
Et c’est ainsi que l’homme
commencerait à questionner la femme, lui demanderait si elle
s’était déjà réveillée un matin avec un homme en elle, sans se
rappeler comment ce sexe d’homme était entré en elle, sans se
remémorer qui pouvait être cet homme en elle, sur elle, sous elle,
ayant perdu tout sentiment du lieu – comme s’ils étaient couchés
dans un espace intérieur qui se trouverait en même temps à l’air
libre, et inversement –, et pour seul sentiment du temps celui,
justement, d’un matin, quand bien même ce ne serait pas du tout le
cas, et tous les deux parfaitement tranquilles, sans le moindre
mouvement, elle bien éveillée, l’homme dans un sommeil profond,
mais qui n’était pas celui d’un mort, ce qui, lui, le questionneur,
lui aurait fait penser au dialogue de ce film où Glenn Ford – il
était si fatigué, elle était saoule – veut se dérober à Rita
Hayworth, sur quoi celle-ci réplique qu’une femme saoule et un
homme fatigué, ça fait un beau couple ; même si lui,
désormais, dans son cas à elle, excluait d’emblée toute
ivresse : s’il lui était déjà arrivé, donc, en un mot comme en
cent, de se retrouver, dans les circonstances précédemment
évoquées, au lit avec un inconnu. Et elle, à ses questions, aurait
d’abord répété « en un mot comme en cent », en riant,
puis elle lui aurait fait remarquer que, sa question étant épique,
il fallait que sa réponse à elle le fût tout autant – peut-être que
ça donnerait un drame ? –, et, à ce moment, le cri de la
chouette, ou de la chevêche, ou dieu sait ce que c’était, leur
aurait fait, pour la deuxième fois, un fond sonore.
Il était évident qu’il ne
tardait pas vraiment au comédien de quitter la propriété et le pré
qui l’entourait. Il lui sembla bel et bon qu’un de ses lacets se
rompe quand il voulut les nouer, et s’il n’arrivait pas à faire son
nœud de cravate, c’était comme à dessein. Sans même chercher, il en
trouva, dans une autre commode encore, une nouvelle, dont les
couleurs criardes juraient avec sa chemise et son complet. Et c’est
précisément ce qui le mit alors en chemin, tout comme la découverte
qu’il avait enfilé par mégarde deux chaussettes de couleur et de
longueur différentes. Une fois qu’il eut coiffé un chapeau de
paysan trop grand, au bord mangé par les mites, l’eut piqué d’une
plume de faucon, il fut définitivement prêt à partir. Déjà sur le
seuil de la porte, il fit volte-face et s’en alla effacer toute
trace de lui. Rien dans la maison ne rappellerait sa personne ni
son passage.