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À la lisière de la forêt, il se retourna une fois encore vers la propriété et éprouva une sorte de satisfaction à ce que ni la maison ni le terrain ne fussent les siens. Autrefois, il était résolument un propriétaire. Mais à présent ses possessions lui étaient un fardeau. Elles vous oppressaient, vous rendaient mesquin et vous étrécissaient le regard. C’était comme si, propriétaire, il voyait de moins en moins souvent un ensemble, quelque chose de vaste et d’étendu, et de plus en plus des éléments isolés, et plus encore de simples détails, ou du moins tout ce qui n’allait pas, était défectueux, foutu. En tant que propriétaire, au fil du temps, on ne voyait plus rien, ni à plus forte raison ne portait un regard apaisé sur les environs : les détails vous sautaient aux yeux et, ainsi cerné par ses possessions, il ne pouvait plus guère être question des « environs ». La seule chose qui pût vous sauver alors, parfois, c’était de regarder ce qui ne vous appartenait pas, et en particulier de lever les yeux vers le ciel. « Hé toi, le propriétaire, les yeux sans cesse baissés sur ton sol et tes terres : haut la tête, et haut les cœurs ! »
Ici, à l’étranger, il n’y avait pas que le ciel qui ne vous appartenait pas, et, regardant par-dessus son épaule, l’homme voyait maintenant l’antenne de télévision rouillée, le bois pourri d’une balustrade, le verre fissuré de la lampe de la cour, le vieux matelas gonflé par l’humidité dans la resserre d’à côté – voyait et ne voyait pas. Dans le ciel, au-dessus du toit, un coin de ciel bleu soufflé juste là.
La forêt séparait le territoire de la femme du lotissement le plus proche et de son lieu de travail, la capitale. Aucun chemin qui y conduisît depuis la savane du grand pré. Il aurait pu contourner la forêt avec son autre voiture – elle la lui avait garée devant l’entrée, les clés sur le contact, comme une invitation. La prochaine fois peut-être, mais pas aujourd’hui, ce jour-là c’était hors de question. « Si toutefois il y a une prochaine fois. » Ça lui avait échappé. Qu’entendait-il par là ? Rien, rien du tout. Il l’avait dit sans aucune arrière-pensée. Pourtant la phrase le poursuivait, lui vrillait le cerveau, et ce n’est qu’après un bout de chemin à travers la forêt qu’il s’en débarrassa enfin. Et il résolut de mettre un terme à ces monologues futiles. Mais comment ? En se les interdisant ? Pour qu’une telle interdiction fonctionne, ne fallait-il pas quelqu’un d’autre que soi-même, quelqu’un d’extérieur, un tiers ? « Silence ! Pas de ça. Ne dis plus rien ! »
Il avait pénétré dans la forêt par le grand mûrier sauvage, à hauteur de poitrine, qui la bordait. Vous auriez dû le voir, mon comédien, qui, sans une hésitation, dans le complet coûteux que la femme lui avait acheté tout exprès pour la cérémonie du soir, levait bien haut le genou gauche, puis le droit, piétinant la barrière des ronces, la franchissant en un rien de temps, tout en cueillant et savourant les premières mûres de l’année. L’une des baies fit une tache d’un noir profond sur la, sur « sa » chemise bien repassée, d’un blanc de fleur de cognassier – nul blanc plus parfait –, et l’une des épines du fourré, dont le nom local, « roncier », était plus parlant encore, lui déchira la doublure de son veston. Ça ne le dérangeait pas, ça lui allait même très bien. De la même façon, il arrivait qu’il abandonne son scénario – avec le texte à apprendre – quelque part au grand air, pendant la nuit, où il s’ondulerait de rosée, s’amollirait de pluie, se couvrirait de la neige qu’on avait annoncée, comme si c’était cela, et cela seul, qui lui rendrait ce livre accessible, en ferait une affaire toute personnelle.
Dans sa marche à travers la forêt, longtemps il ne rencontra personne, chose étonnante si près de la capitale, et il se réjouissait de ce vide. Il était bon en même temps d’entendre au loin les autoroutes et, tout près dans le ciel, de nombreux petits avions et des hélicoptères. Une fois, une échappée soudaine vers les gratte-ciel de banlieue, très loin derrière les arbres, comme à une grande profondeur. Une autre fois il aperçut un homme vêtu de bleu près d’un buisson : il découvrit, soulagé, que ce n’était qu’un panneau, tout comme ces gens en jaune qu’il croisa ensuite n’étaient que les repères des conduites de gaz.
Il ne poussait là que des feuillus ou presque, à bonne distance les uns des autres, aussi, quoiqu’il n’y eût pas de chemin, avançait-on d’un bon pas. Il s’étonna également que, après la grande pluie d’orage, la terre fût presque sèche, ou du moins qu’on foulât un sol sablonneux et sans boue ; ses pieds mouillés par les herbes du pré furent bientôt secs.
Absence de chemin et sans-abri. Ils dressaient leurs tentes au profond des buissons et derrière les chicots d’arbres, et, depuis sa dernière traversée de la forêt, elles semblaient s’être multipliées. Il les contournait à chaque fois, jusqu’à ce qu’il remarque qu’elles étaient toutes abandonnées. Il ne risquait plus désormais, lui qui s’avançait dans cette forêt en veston-cravate, de déranger les cercles, si toutefois c’en étaient, de ces gens qui sans laisser d’adresse avaient quitté à tout jamais le monde des hommes, le monde habité, l’« œkoumène », n’avaient plus de toit, étaient définitivement sans feu ni lieu. Aussi arrivait-il qu’il bifurque de temps en temps vers l’une des tentes, ou ce qu’il en restait.
Est-ce que ces nomades avaient continué leur route pour l’été ? Aucun d’entre eux en tout cas ne reprendrait le chemin de son campement, ici. Chacun des emplacements, avec ses derniers restes, le fauteuil noirci, les journaux en lambeaux de l’année d’avant, d’il y avait très longtemps, le cadre vide du miroir grossissant, n’était plus, à jamais, qu’un souvenir. Et il fut aussi surpris de voir, presque à intervalles réguliers, parmi le sable et la cendre, des coquilles d’huîtres et d’escargots, les étiquettes de variétés de fromages loin d’être bon marché, et que les bouteilles de vin fracassées mentionnaient bien souvent le cépage et le millésime, et que même l’eau-de-vie n’était pas toujours le tord-boyaux habituel. Il trouva même, profondément enfouie dans un tas de cendres humide, une tasse de porcelaine légèrement ébréchée sur les bords, intacte par ailleurs, en bleu de Sèvres, et qu’il empocha tout naturellement, comme sa possession.
Il s’arrêta longuement près de l’un des emplacements. Là, dans les taillis, un garçon, un adolescent, s’était creusé un abri. On le distinguait à ce qui restait d’un ancien cahier de croquis, qui, à en croire les matières dont il traitait, appartenait, avait appartenu à un apprenti, un apprenti charpentier. Le nom s’était effacé depuis très longtemps, mais y subsistait en partie la description des différents types de bois, et de l’usage qu’on pouvait en faire dans le bâtiment. La date de naissance, sous ou après le nom de famille, était encore lisible elle aussi : le garçon, s’il existait encore, avait maintenant seize ans, le même âge, remarqua l’homme assis au bord de l’abri abandonné, que son propre fils, qu’il n’avait plus revu depuis son enfance.
L’écriture du garçon apparaissait harmonieuse et énergique : de toute évidence, il avait pris plaisir à apprendre ce qui relevait de sa discipline. Même les croquis techniques qui avaient subsisté attestaient un enthousiasme serein, et l’accentuation, le modelé des fibres du bois, des assemblages, en particulier aux endroits porteurs, étaient vraiment d’une délicatesse de graveur, sans rien de schématique.
Il était frappant de constater que le jeune homme avait fui ou s’était dérobé dans un coin de la forêt où ne poussaient que des arbres qui, d’après son cahier, étaient chers à son cœur. Pas la moindre trace, nulle part, de ces hêtres, de ces frênes, de ces bouleaux auxquels il tenait moins, indépendamment du fait que ces bois-là n’étaient guère utilisés en charpenterie. Rien que des chênes au contraire, et aussi, çà et là, des noisetiers, de simples buissons certes, mais chacun d’eux à soi seul une palissade, ronde, de tiges droites et régulières, serrées, s’écartant en corbeille et qui, si l’on sciait les tiges du milieu, vous faisaient une cabane naturelle. Il avait évité les autres essences, car elles n’offraient ni protection ni sécurité. Les hêtres et leurs troncs se dressaient toujours nus et bien en évidence, sans buissons qui les entourent, car, sur leur sol, les cupules de faînes tombées, couche épaisse comme la semelle, dure, piquante, comme imperméable à l’air, ne laissaient guère pousser de végétation ; et même les bouleaux et les frênes restaient seuls, sans broussailles à leur pied, entourés tout au plus de fougères, souvent bien hautes et touffues, qui vous faisaient une couche provisoire mais, sur la durée, même brève, pas un toit.
Le garçon n’était plus jamais rentré chez lui. Il s’était perdu, était déjà un enfant perdu dès l’instant où, avec sa sacoche d’apprenti, dont ne demeurait plus rien que ces lambeaux de cahier détrempés, il avait franchi la palissade des tiges de noisetier pour gagner le centre du buisson, où il s’était laissé tomber. Il était tombé et ne se relèverait plus jamais. Il avait été aimé pourtant, et comment !, par sa mère, ou n’importe qui, mais même l’amour, le fait d’être aimé, de l’être encore, et comment !, ne l’aiderait plus à se relever. Il était mort, non pas pour tel ou tel autre, mais à lui-même, qu’il fût vraiment mort ou un mort-vivant. Il était abandonné, l’abandonné, de lui-même comme du monde entier. Et ses semblables – non, il n’était plus semblable à personne, et personne ne lui était semblable – s’abattaient en foule sur la terre étrangère, chaque jour plus étrangère, d’où, tout comme lui, ils ne se relèveraient plus jamais, et pour la plupart dès leur plus jeune âge, oui, dès l’enfance. En cette seconde, un autre enfant encore, d’un instant d’effroi à l’autre, était précipité de son ciel d’enfant, et encore un, et encore un, et jamais ces enfants ne retrouveraient le cercle des leurs. Exclus. Fini de jouer. Aidons-les ! Oui. Mais comment ? Pouvait-on seulement les aider ? Qui pouvait-on encore aider ?
À voir mon comédien, on ne l’aurait pas cru. Mais il éprouvait depuis toujours le besoin de venir en aide, quotidiennement. Il jugeait, ou savait, que des gens avaient besoin d’aide, ici et là, de plus en plus. Pour l’instant à vrai dire il se contenta de ramasser le cahier de l’apprenti, et l’une des poches de son veston s’en bossela d’autant. Qu’importe : d’ici au soir, elles le seraient encore bien davantage. (Même dans ses films, il avait souvent les poches bosselées.)
Soudain le ciel était devenu bleu. Il n’était pas seulement bleu, mais bleuissait, et bleuissait. C’était un bleuissement si délicat qu’il vous berçait de la certitude que cette délicatesse ne cesserait jamais. Ce bleu-là faisait resplendir la forêt tout entière. Et en même temps le comédien, poursuivant sa route, voyait dans cette illumination des choses qui l’entouraient la lumière d’un dernier jour, « de mon dernier jour », et il s’interdit une fois encore de monologuer de la sorte : « Comme tu parles à la légère. Tu ne dois pas penser comme ça. Tu ne dois pas. Il est temps que tu te mêles aux gens. »
Il entendit alors quelqu’un derrière lui. Un bout de bois craqua sous les semelles de l’autre. Mais, avant même qu’il se retourne, il s’en aperçut : c’était lui qui avait produit ce bruit. Et cette méprise ne fut pas la seule. Le claquement des pales d’un hélicoptère, toujours plus proche – la chemise dans le vent de la marche. Un crépitement dans les fourrés : la plume de son chapeau. Un arbre s’effondre : il a bâillé. Les grognements du chien invisible là-bas devant : son estomac. Un groupe de marcheurs qui, très loin, entonnaient un chant en chœur : lui-même qui, tout seul, sans s’en rendre compte, s’était mis à chanter, à fredonner. Quelqu’un, au fond des fougères et des hautes herbes, lui crachait au visage : lui, encore, qui venait de saisir inconsciemment, tout en marchant, une capsule de balsamine pleine à craquer.
L’éclatement de la balsamine, quand on ne fait que l’effleurer : un seuil temporel dans l’année, en été, tout comme le flottement des chatons de noisetier à peine épanouis dans le vent imperceptible, seuil temporel d’avant-printemps, et le léger fendillement du brou des noix avant l’automne. Ces seuils temporels dans l’année, il en connaissait tellement autrefois. Mais entre-temps il les avait tous oubliés. Il ne les savait plus, ou ne voulait plus les savoir ; ils avaient perdu, pour lui, leur importance. Il n’y a qu’un seul de ces seuils temporels qu’il ne pouvait, ne voulait pas oublier : le tournoiement de l’aigle, toujours plus haut dans le ciel, spirales tranquilles qui s’éloignent dans le bleu, enfin reviennent, retracent leurs cercles tandis qu’en bas, sur la terre, après des heures de silence, s’instaure l’heure du silence matériel, plus profond d’un degré encore, où même les grillons ne stridulent plus, rien que lui, le silence, avec son signe, l’aigle dans les hauteurs, le seuil temporel du plein été. Et comme il y repensait, il leva la tête et, là-haut, dans le bleu, comme à point nommé, voici que l’aigle, les ailes déployées, immobiles, tournoyait, planait du haut du ciel sur le peuple des oiseaux qui en tous sens voltigent, volettent, fendent les airs. On était donc au plein de l’été.
Et, oui, encore un seuil de l’été qu’il n’oublierait pas : les plumes que les faucons, pendant cette semaine, ces deux semaines-là, laissaient tomber, on ne savait pourquoi, rien qu’une seule à chaque fois, tigrée, brun-vert-gris-blanc, une rareté entre les plumes d’oiseaux, sur le sol des forêts et parfois même dehors dans les rues, et, de temps en temps, l’une de ces tigrures même sur le pavé d’une place, au centre de Paris ou de Rome, sur la Plaza Mayor de Madrid. À peine eut-il pensé à la plume qu’elle était là, devant lui, comme exposée sur un capiton moussu ? Il se produisit quelque chose de plus incroyable encore : elle, la plume de faucon, vogua, comme tombée à l’instant, sous ses yeux, oscilla, tangua dans l’air, de ci, de là, et ce n’est qu’à l’instant de toucher le sol qu’elle tomba à la verticale, la tige vers le bas.
Ce n’était pas la première fois qu’une chose à laquelle il pensait lui apparaissait, se matérialisait presque au même instant, et jusqu’alors il ne s’en était pas étonné plus que ça. Il y voyait quelque chose de naturel, une loi. Mais aujourd’hui c’était une telle succession d’apparitions, en série, que, même s’il piqua la plume tout naturellement dans son chapeau, avec la première, il lui sembla que c’était trop pour une loi. En éprouva-t-il de la peur ? Oui, la peur de lui-même.
Surtout pas de signes, ni en mal ni même en bien. « Va-t’en. Marche encore. » Au contraire de la plupart de ses confrères, il ne pratiquait aucun sport. La marche n’en était pas un, du moins pas pour lui. Et pourtant il s’imaginait parfois, tout en marchant, qu’il se livrait à un sport à lui, et dont il serait l’inventeur. Il lui avait même donné un nom, le « parcours d’obstacles », la « marche d’obstacles », laquelle à vrai dire n’était qu’une variante de la course d’obstacles. Sauf qu’il ne lui plaisait aucunement de courir, hormis en cas de besoin ou d’urgence. « Parlez-moi de courir et vous me ferez fuir. » Quand il croisait des coureurs, il ralentissait le pas exprès.
Sa marche d’obstacles, tout comme la course du même nom, consistait en ceci que c’étaient les obstacles qui déterminaient le parcours. Qu’il tombe en chemin sur un tronc d’arbre renversé, un bloc rocheux, un fossé rempli d’eau, une clôture ou je ne sais quelle barrière, il ne les contournait pas, mais cherchait au contraire à les franchir directement. La seule condition était qu’on ne devait pas perdre le rythme de la marche. Il était permis de sauter l’obstacle ou de l’escalader, pourvu que cela s’intègre à la marche et n’en interrompe pas le mouvement. Il était donc interdit de s’arrêter ou de prendre quelques pas d’élan, et, s’il vous fallait grimper, c’était sans l’aide des mains. Quel était donc ce sport où l’on ne pouvait s’agripper qu’avec les doigts de pied ? Et de nombreux obstacles étaient exclus d’emblée. D’un autre côté, il ne se livrait à ce sport qu’aux endroits où les obstacles lui faisaient face, et où il supposait qu’ils étaient tout indiqués pour son parcours. Et en outre il ne pratiquait sa marche qu’épisodiquement, quand une certaine lassitude, en chemin, s’emparait si bien de lui qu’il ne ressentait plus qu’elle, la lassitude, sur quoi il reprenait sa route ragaillardi et – mais n’était-ce pas une illusion ? – avec une énergie nouvelle. « L’essentiel, c’est que l’illusion fonctionne. »
C’était une de ces inventions avec lesquelles le comédien aimait jouer, plutôt pour lui-même. Il lui vint à l’idée une autre invention encore, après sa marche d’obstacles, comme il poursuivait tranquillement sa route dans la forêt. Repensant à tous ces circuits d’apprentissage, avec leurs panneaux et leurs planches qui, à chaque pas, vous renseignaient non seulement sur les arbres et les buissons, mais sur la nature des sols, l’origine des pierres, la genèse des roches, etc., il eut l’idée d’un « circuit d’apprentissage par l’erreur ». Et il ressemblait à peu près à ceci : à chaque pas, là aussi, on disposerait en bordure du sentier, très en évidence, des objets qui seraient si semblables à d’autres qu’on les prendrait nécessairement, au premier regard, pour ceux-ci. Et ces objets dont on donnerait l’illusion seraient tous, au contraire de ceux qui étaient réellement exposés, des objets précieux. Une volée de feuilles d’un jaune particulièrement intense, par exemple, serait disposée et arrangée sur un capiton de mousse de telle sorte que le promeneur, sur le circuit, ne pourrait pas ne pas voir en elle un tapis, riche, de girolles, de setas de San Juan, et, par réflexe, se pencherait pour les cueillir. Ou : une pierre incrustée de mica qui s’arrondirait nettement sur la terre noire ou rouge imiterait un filon d’argent. Une écorce de bouleau enroulée et striée de lignes paraîtrait un rouleau de parchemin du Moyen Âge. Un rectangle de chatons de châtaignier entrelacés serait un tapis d’Orient. Une crotte de sanglier une truffe noire. Un ovale de cupules de faînes un châle de coquillages précieux des mers du Sud ou de n’importe où. Un tas de pierres calcaires d’un blanc mat serait aussi lisse et poli que l’ivoire le plus précieux. Un nid de guêpes ou de frelons vide, oscillant au vent parmi des brindilles, serait un autre trésor perdu, de même qu’une peau de serpent chatoyante, flottant elle aussi au vent sur un buisson, un objet de valeur, et un coléoptère mort, doré, un authentique scarabée d’or égyptien, et une carapace d’insecte décolorée une miniature du bouddha dans la position du lotus.
Et le sens d’un tel circuit d’apprentissage ? La contemplation, détaillée, de l’erreur, de ce qu’on avait pris par mégarde pour une trouvaille, de l’objet de la méprise, de l’objet trompeur, après qu’on se serait rendu compte de l’illusion. Et qu’en ressortirait-il, de cette contemplation ? Les objets trompeurs, l’écorce de bouleau, le mica – l’« argent de chat » –, le nid de frelons, gris souris, ébouriffé, n’étaient-ils pas, à mieux y regarder, sans valeur ? Non, ils étaient précieux. Cet instant fulgurant où vous découvriez votre erreur vous aurait affûté le regard, conférant aux objets trompeurs l’aspect d’objet d’études, les aurait changés en nouveautés, inconnues, en tout cas jamais vues encore ainsi. Comment « ainsi » ? Dans l’éclair rémanent de la méprise, il se serait formé autour des objets un halo au centre duquel les faînes, le coléoptère doré, la crotte de sanglier auraient resplendi, sous une loupe spéciale. Et ? Et après ? Qu’en faire ? Quelle pouvait être la valeur d’une enveloppe d’insecte pâlie, isolée de son environnement, crûment éclairée ? Quel montant ? Combien de yens ou de roupies ? La valeur marchande, je vous prie ! L’objet trompeur en soi : sans valeur. La valeur de sa contemplation : inestimable. Tout était dans la contemplation, la capacité de contempler, le passage d’un coup d’œil distrait à une observation attentive, et, par la suite, justement, à un apprentissage, autrement dit à une incorporation de ces formes révélées pour la première fois, à la faveur de l’erreur, des couleurs, de la silhouette de l’objet trompeur, à une incorporation du jaune des feuilles, de la structure des chatons, du motif dans l’écume au creux des racines d’un chêne, une incorporation, pour la première fois et durablement, de toutes ces richesses inestimables – « sinon ce ne serait pas mon circuit d’apprentissage, n’est-ce pas ? ». Il est évident que tu avais dans l’idée, depuis l’enfance, de devenir un inventeur. Et, à cette époque déjà, tu n’avais en tête rien de pratique ni de concret, n’est-ce pas ? Qu’aurait-il dit, ton père, de ton circuit d’apprentissage par l’erreur ? Autrefois, il aurait haussé les sourcils. Aujourd’hui aussi, mais autrement... Et du reste ce circuit-là allait au-delà de l’apprentissage et de l’assimilation des objets de la nature, ou des couleurs, des formes dans une forêt : ce qui se joue entre toi et la nature vaut aussi bien pour ta vie à travers le monde. Cette façon de chercher, trouver, perdre, tourner en rond, confondre, dans et par la nature, a toute la force d’un symbole. Les phénomènes de la nature sont symboliques. N’aurais-tu pas un autre mot que « symbole » ? Si : exemple. La nature a valeur d’exemple. Le circuit d’apprentissage par l’erreur dans la forêt, les illusions de la nature étaient autant d’exemples, et limpides.
Dans sa méditation, toujours à travers les bois, peut-être même en rond, le comédien se retrouva soudain face à une souche d’arbre haute comme un homme. Et tout aussi soudainement une secousse parcourut cette souche. Elle se retourna brusquement, et un visage humain apparut, celui d’un homme, d’un vieil homme. Quoique le comédien se fût approché nonchalamment, d’un pas régulier, et que, dans sa marche-à-travers-bois, on l’entendît de loin, il avait, à l’évidence, effrayé le vieillard. Soucieux de ne croiser personne aussi longtemps que possible, voilà que le comédien se trouvait sur le chemin de quelqu’un qui, visiblement, recherchait ce vide encore plus que lui. Comme pour s’excuser, il fit un grand détour pour éviter le solitaire et disparut dans les fourrés les plus proches. Le visage de l’autre ne lui était apparu qu’une seule seconde ; il s’était détourné aussitôt pour reprendre sa posture initiale. Mais une seconde pouvait être longue. Et c’était justement l’une de ces secondes qui durent, et pendant laquelle certains traits du vieil homme se transmirent au comédien, dans un mouvement ondulatoire tranquille et puissant. Sans imiter l’autre, il se transforma en lui, d’une seule secousse, qui répéta celle de tout à l’heure, quand l’homme avait sursauté d’effroi.
Le vieil homme était un émigrant, d’un pays de l’Est. Il était là, dans la forêt sans chemins, endeuillé ; venu porter le deuil. Sa femme était morte, non pas dernièrement, mais il y avait longtemps, et pas ici, mais dans leur pays à tous les deux, autrefois. Et si l’homme se tenait devant un couple de très jeunes bouleaux, comme plantés par ses soins, c’est qu’il fêtait en même temps, selon la coutume de son pays, pour soi seul, la Pentecôte, ou la fêtait encore. Ils s’étaient connus enfants, la femme et lui, et s’étaient promis l’un à l’autre. Jamais aucun d’eux n’avait fréquenté ou, comme on disait chez eux au pays, n’était « sorti » avec quelqu’un d’autre. Le ménage était resté sans enfants, il n’en avait pas été question, et d’ailleurs aucun tiers ne les avait jamais questionnés là-dessus. Les jeunes bouleaux, par deux eux aussi, devant lesquels se tenait le vieil homme, depuis des heures, sinon depuis la nuit passée, avaient été coupés dans l’autre pays – trouvés dans la forêt toute proche – et flanquaient là-bas le portail de leur petite ferme d’un seul étage. Les bouleaux, là-bas, peut-être dès le lundi de la Pentecôte, auraient commencé de jaunir, mais ici ils restaient verts, et verdiraient, verdiraient ainsi encore et encore, et l’homme veuf pourrait célébrer la Pentecôte jusqu’aux derniers jours d’octobre. Priait-il ? Pouvait-on nommer prière cette veille muette ? On pouvait. Le feuillage du bouleau scintillait, un scintillement amplifié encore par les gouttes de pluie à la pointe des feuilles, qui, miroitantes, avaient fait apparaître au comédien, pour la première fois de la journée, le soleil qui brillait depuis un certain temps déjà dans le ciel d’été. Le complet du vieil homme était élimé aux manches et en bas du pantalon, un énorme abcès s’arrondissait sur sa nuque, une béquille était appuyée à l’un des bouleaux, la serviette posée à ses pieds n’avait plus de fermeture, ni ses souliers de semelle, ni son veston de boutons, à l’exception d’un seul qui pendait au bout de son fil, le sommet de son crâne était couvert de croûtes.
« Le Dernier des hommes », pensa tout haut le comédien, « d’une manière ou d’une autre. Oui, cela veut-il dire que c’en est fini des hommes, de moi, des gens, du monde des humains ? Est-ce donc possible ? En sera-t-il ainsi ? Serait-ce donc vrai ? Non, il n’en sera rien, ce n’est pas vrai ». Puis une fois encore : « Prends garde de ne pas parler à la légère, quand ce ne serait que pour toi seul. Les paroles en l’air ne sont pas que des paroles en l’air, dire, ce n’est pas seulement dire, les mots, même ceux que nous ne prononçons pas, ne sont pas simplement des mots. Écrase, l’ami ! »