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À la lisière de la forêt, il
se retourna une fois encore vers la propriété et éprouva une sorte
de satisfaction à ce que ni la maison ni le terrain ne fussent les
siens. Autrefois, il était résolument un propriétaire. Mais à
présent ses possessions lui étaient un fardeau. Elles vous
oppressaient, vous rendaient mesquin et vous étrécissaient le
regard. C’était comme si, propriétaire, il voyait de moins en moins
souvent un ensemble, quelque chose de vaste et d’étendu, et de
plus en plus des éléments isolés, et plus encore de simples
détails, ou du moins tout ce qui n’allait pas, était défectueux,
foutu. En tant que propriétaire, au fil du temps, on ne voyait plus
rien, ni à plus forte raison ne portait un regard apaisé sur les
environs : les détails vous sautaient aux yeux et, ainsi cerné
par ses possessions, il ne pouvait plus guère être question des
« environs ». La seule chose qui pût vous sauver alors,
parfois, c’était de regarder ce qui ne vous appartenait pas, et en
particulier de lever les yeux vers le ciel. « Hé toi, le
propriétaire, les yeux sans cesse baissés sur ton sol et tes
terres : haut la tête, et haut les cœurs ! »
Ici, à l’étranger, il n’y
avait pas que le ciel qui ne vous appartenait pas, et, regardant
par-dessus son épaule, l’homme voyait maintenant l’antenne de
télévision rouillée, le bois pourri d’une balustrade, le verre
fissuré de la lampe de la cour, le vieux matelas gonflé par
l’humidité dans la resserre d’à côté – voyait et ne voyait pas.
Dans le ciel, au-dessus du toit, un coin de ciel bleu soufflé juste
là.
La forêt séparait le
territoire de la femme du lotissement le plus proche et de son lieu
de travail, la capitale. Aucun chemin qui y conduisît depuis la
savane du grand pré. Il aurait pu contourner la forêt avec son
autre voiture – elle la lui avait garée devant l’entrée, les clés
sur le contact, comme une invitation. La prochaine fois peut-être,
mais pas aujourd’hui, ce jour-là c’était hors de question.
« Si toutefois il y a une prochaine fois. » Ça lui avait
échappé. Qu’entendait-il par là ? Rien, rien du tout. Il
l’avait dit sans aucune arrière-pensée. Pourtant la phrase le
poursuivait, lui vrillait le cerveau, et ce n’est qu’après un bout
de chemin à travers la forêt qu’il s’en débarrassa enfin. Et il
résolut de mettre un terme à ces monologues futiles. Mais
comment ? En se les interdisant ? Pour qu’une telle
interdiction fonctionne, ne fallait-il pas quelqu’un d’autre que
soi-même, quelqu’un d’extérieur, un tiers ?
« Silence ! Pas de ça. Ne dis plus
rien ! »
Il avait pénétré dans la forêt
par le grand mûrier sauvage, à hauteur de poitrine, qui la bordait.
Vous auriez dû le voir, mon comédien, qui, sans une hésitation,
dans le complet coûteux que la femme lui avait acheté tout exprès
pour la cérémonie du soir, levait bien haut le genou gauche, puis
le droit, piétinant la barrière des ronces, la franchissant en un
rien de temps, tout en cueillant et savourant les premières mûres
de l’année. L’une des baies fit une tache d’un noir profond sur la,
sur « sa » chemise bien repassée, d’un blanc de fleur de
cognassier – nul blanc plus parfait –, et l’une des épines du
fourré, dont le nom local, « roncier », était plus
parlant encore, lui déchira la doublure de son veston. Ça ne le
dérangeait pas, ça lui allait même très bien. De la même façon, il
arrivait qu’il abandonne son scénario – avec le texte à apprendre –
quelque part au grand air, pendant la nuit, où il s’ondulerait de
rosée, s’amollirait de pluie, se couvrirait de la neige qu’on avait
annoncée, comme si c’était cela, et cela seul, qui lui rendrait ce
livre accessible, en ferait une affaire toute personnelle.
Dans sa marche à travers la
forêt, longtemps il ne rencontra personne, chose étonnante si près
de la capitale, et il se réjouissait de ce vide. Il était bon en
même temps d’entendre au loin les autoroutes et, tout près dans le
ciel, de nombreux petits avions et des hélicoptères. Une fois, une
échappée soudaine vers les gratte-ciel de banlieue, très loin
derrière les arbres, comme à une grande profondeur. Une autre fois
il aperçut un homme vêtu de bleu près d’un buisson : il
découvrit, soulagé, que ce n’était qu’un panneau, tout comme ces
gens en jaune qu’il croisa ensuite n’étaient que les repères des
conduites de gaz.
Il ne poussait là que des
feuillus ou presque, à bonne distance les uns des autres, aussi,
quoiqu’il n’y eût pas de chemin, avançait-on d’un bon pas. Il
s’étonna également que, après la grande pluie d’orage, la terre fût
presque sèche, ou du moins qu’on foulât un sol sablonneux et sans
boue ; ses pieds mouillés par les herbes du pré furent bientôt
secs.
Absence de chemin et
sans-abri. Ils dressaient leurs tentes au profond des buissons et
derrière les chicots d’arbres, et, depuis sa dernière traversée de
la forêt, elles semblaient s’être multipliées. Il les contournait à
chaque fois, jusqu’à ce qu’il remarque qu’elles étaient toutes
abandonnées. Il ne risquait plus désormais, lui qui s’avançait dans
cette forêt en veston-cravate, de déranger les cercles, si
toutefois c’en étaient, de ces gens qui sans laisser d’adresse
avaient quitté à tout jamais le monde des hommes, le monde habité,
l’« œkoumène », n’avaient plus de toit, étaient
définitivement sans feu ni lieu. Aussi arrivait-il qu’il bifurque
de temps en temps vers l’une des tentes, ou ce qu’il en
restait.
Est-ce que ces nomades avaient
continué leur route pour l’été ? Aucun d’entre eux en tout cas
ne reprendrait le chemin de son campement, ici. Chacun des
emplacements, avec ses derniers restes, le fauteuil noirci, les
journaux en lambeaux de l’année d’avant, d’il y avait très
longtemps, le cadre vide du miroir grossissant, n’était plus, à
jamais, qu’un souvenir. Et il fut aussi surpris de voir, presque à
intervalles réguliers, parmi le sable et la cendre, des coquilles
d’huîtres et d’escargots, les étiquettes de variétés de fromages
loin d’être bon marché, et que les bouteilles de vin fracassées
mentionnaient bien souvent le cépage et le millésime, et que même
l’eau-de-vie n’était pas toujours le tord-boyaux habituel. Il
trouva même, profondément enfouie dans un tas de cendres humide,
une tasse de porcelaine légèrement ébréchée sur les bords, intacte
par ailleurs, en bleu de Sèvres, et qu’il empocha tout
naturellement, comme sa possession.
Il s’arrêta longuement près de
l’un des emplacements. Là, dans les taillis, un garçon, un
adolescent, s’était creusé un abri. On le distinguait à ce qui
restait d’un ancien cahier de croquis, qui, à en croire les
matières dont il traitait, appartenait, avait appartenu à un
apprenti, un apprenti charpentier. Le nom s’était effacé depuis
très longtemps, mais y subsistait en partie la description des
différents types de bois, et de l’usage qu’on pouvait en faire dans
le bâtiment. La date de naissance, sous ou après le nom de famille,
était encore lisible elle aussi : le garçon, s’il existait
encore, avait maintenant seize ans, le même âge, remarqua l’homme
assis au bord de l’abri abandonné, que son propre fils, qu’il
n’avait plus revu depuis son enfance.
L’écriture du garçon
apparaissait harmonieuse et énergique : de toute évidence, il
avait pris plaisir à apprendre ce qui relevait de sa discipline.
Même les croquis techniques qui avaient subsisté attestaient un
enthousiasme serein, et l’accentuation, le modelé des fibres du
bois, des assemblages, en particulier aux endroits porteurs,
étaient vraiment d’une délicatesse de graveur, sans rien de
schématique.
Il était frappant de constater
que le jeune homme avait fui ou s’était dérobé dans un coin de la
forêt où ne poussaient que des arbres qui, d’après son cahier,
étaient chers à son cœur. Pas la moindre trace, nulle part, de ces
hêtres, de ces frênes, de ces bouleaux auxquels il tenait moins,
indépendamment du fait que ces bois-là n’étaient guère utilisés en
charpenterie. Rien que des chênes au contraire, et aussi, çà et là,
des noisetiers, de simples buissons certes, mais chacun d’eux à soi
seul une palissade, ronde, de tiges droites et régulières, serrées,
s’écartant en corbeille et qui, si l’on sciait les tiges du milieu,
vous faisaient une cabane naturelle. Il avait évité les autres
essences, car elles n’offraient ni protection ni sécurité. Les
hêtres et leurs troncs se dressaient toujours nus et bien en
évidence, sans buissons qui les entourent, car, sur leur sol, les
cupules de faînes tombées, couche épaisse comme la semelle, dure,
piquante, comme imperméable à l’air, ne laissaient guère pousser de
végétation ; et même les bouleaux et les frênes restaient
seuls, sans broussailles à leur pied, entourés tout au plus de
fougères, souvent bien hautes et touffues, qui vous faisaient une
couche provisoire mais, sur la durée, même brève, pas un
toit.
Le garçon n’était plus jamais
rentré chez lui. Il s’était perdu, était déjà un enfant perdu dès
l’instant où, avec sa sacoche d’apprenti, dont ne demeurait plus
rien que ces lambeaux de cahier détrempés, il avait franchi la
palissade des tiges de noisetier pour gagner le centre du buisson,
où il s’était laissé tomber. Il était tombé et ne se relèverait
plus jamais. Il avait été aimé pourtant, et comment !, par sa
mère, ou n’importe qui, mais même l’amour, le fait d’être aimé, de
l’être encore, et comment !, ne l’aiderait plus à se relever.
Il était mort, non pas pour tel ou tel autre, mais à lui-même,
qu’il fût vraiment mort ou un mort-vivant. Il était abandonné,
l’abandonné, de lui-même comme du monde
entier. Et ses semblables – non, il n’était plus semblable à
personne, et personne ne lui était semblable – s’abattaient en
foule sur la terre étrangère, chaque jour plus étrangère, d’où,
tout comme lui, ils ne se relèveraient plus jamais, et pour la
plupart dès leur plus jeune âge, oui, dès l’enfance. En cette
seconde, un autre enfant encore, d’un instant d’effroi à l’autre,
était précipité de son ciel d’enfant, et encore un, et encore un,
et jamais ces enfants ne retrouveraient le cercle des leurs.
Exclus. Fini de jouer. Aidons-les ! Oui. Mais comment ?
Pouvait-on seulement les aider ? Qui pouvait-on encore
aider ?
À voir mon comédien, on ne
l’aurait pas cru. Mais il éprouvait depuis toujours le besoin de
venir en aide, quotidiennement. Il jugeait, ou savait, que des gens
avaient besoin d’aide, ici et là, de plus en plus. Pour l’instant à
vrai dire il se contenta de ramasser le cahier de l’apprenti,
et l’une des poches de son veston s’en bossela d’autant.
Qu’importe : d’ici au soir, elles le seraient encore bien
davantage. (Même dans ses films, il avait souvent les poches
bosselées.)
Soudain le ciel était devenu
bleu. Il n’était pas seulement bleu, mais bleuissait, et
bleuissait. C’était un bleuissement si délicat qu’il vous berçait
de la certitude que cette délicatesse ne cesserait jamais. Ce
bleu-là faisait resplendir la forêt tout entière. Et en même temps
le comédien, poursuivant sa route, voyait dans cette illumination
des choses qui l’entouraient la lumière d’un dernier jour,
« de mon dernier jour », et il s’interdit une fois encore
de monologuer de la sorte : « Comme tu parles à la
légère. Tu ne dois pas penser comme ça. Tu ne dois pas. Il est
temps que tu te mêles aux gens. »
Il entendit alors quelqu’un
derrière lui. Un bout de bois craqua sous les semelles de l’autre.
Mais, avant même qu’il se retourne, il s’en aperçut : c’était
lui qui avait produit ce bruit. Et cette méprise ne fut pas la
seule. Le claquement des pales d’un hélicoptère, toujours plus
proche – la chemise dans le vent de la marche. Un crépitement dans
les fourrés : la plume de son chapeau. Un arbre
s’effondre : il a bâillé. Les grognements du chien invisible
là-bas devant : son estomac. Un groupe de marcheurs qui, très
loin, entonnaient un chant en chœur : lui-même qui, tout seul,
sans s’en rendre compte, s’était mis à chanter, à fredonner.
Quelqu’un, au fond des fougères et des hautes herbes, lui crachait
au visage : lui, encore, qui venait de saisir inconsciemment,
tout en marchant, une capsule de balsamine pleine à craquer.
L’éclatement de la balsamine,
quand on ne fait que l’effleurer : un seuil temporel dans
l’année, en été, tout comme le flottement des chatons de noisetier
à peine épanouis dans le vent imperceptible, seuil temporel
d’avant-printemps, et le léger fendillement du brou des noix avant
l’automne. Ces seuils temporels dans l’année, il en connaissait
tellement autrefois. Mais entre-temps il les avait tous oubliés. Il
ne les savait plus, ou ne voulait plus les savoir ; ils
avaient perdu, pour lui, leur importance. Il n’y a qu’un seul de
ces seuils temporels qu’il ne pouvait, ne voulait pas
oublier : le tournoiement de l’aigle, toujours plus haut dans
le ciel, spirales tranquilles qui s’éloignent dans le bleu, enfin
reviennent, retracent leurs cercles tandis qu’en bas, sur la terre,
après des heures de silence, s’instaure l’heure du silence
matériel, plus profond d’un degré encore, où même les grillons ne
stridulent plus, rien que lui, le silence, avec son signe, l’aigle
dans les hauteurs, le seuil temporel du plein été. Et comme il y
repensait, il leva la tête et, là-haut, dans le bleu, comme à point
nommé, voici que l’aigle, les ailes déployées, immobiles,
tournoyait, planait du haut du ciel sur le peuple des oiseaux qui
en tous sens voltigent, volettent, fendent les airs. On était donc
au plein de l’été.
Et, oui, encore un seuil de
l’été qu’il n’oublierait pas : les plumes que les faucons,
pendant cette semaine, ces deux semaines-là, laissaient tomber, on
ne savait pourquoi, rien qu’une seule à chaque fois, tigrée,
brun-vert-gris-blanc, une rareté entre les plumes d’oiseaux, sur le
sol des forêts et parfois même dehors dans les rues, et, de temps
en temps, l’une de ces tigrures même sur le pavé d’une place, au
centre de Paris ou de Rome, sur la Plaza Mayor de Madrid. À peine
eut-il pensé à la plume qu’elle était là, devant lui, comme exposée
sur un capiton moussu ? Il se produisit quelque chose de plus
incroyable encore : elle, la plume de faucon, vogua, comme
tombée à l’instant, sous ses yeux, oscilla, tangua dans l’air, de
ci, de là, et ce n’est qu’à l’instant de toucher le sol qu’elle
tomba à la verticale, la tige vers le bas.
Ce n’était pas la première
fois qu’une chose à laquelle il pensait lui apparaissait, se
matérialisait presque au même instant, et jusqu’alors il ne s’en
était pas étonné plus que ça. Il y voyait quelque chose de
naturel, une loi. Mais aujourd’hui c’était une telle succession
d’apparitions, en série, que, même s’il piqua la plume tout
naturellement dans son chapeau, avec la première, il lui sembla que
c’était trop pour une loi. En éprouva-t-il de la peur ? Oui,
la peur de lui-même.
Surtout pas de signes, ni en
mal ni même en bien. « Va-t’en. Marche encore. » Au
contraire de la plupart de ses confrères, il ne pratiquait aucun
sport. La marche n’en était pas un, du moins pas pour lui. Et
pourtant il s’imaginait parfois, tout en marchant, qu’il se livrait
à un sport à lui, et dont il serait l’inventeur. Il lui avait
même donné un nom, le « parcours d’obstacles », la
« marche d’obstacles », laquelle à vrai dire n’était
qu’une variante de la course d’obstacles. Sauf qu’il ne lui
plaisait aucunement de courir, hormis en cas de besoin ou
d’urgence. « Parlez-moi de courir et vous me ferez
fuir. » Quand il croisait des coureurs, il ralentissait le pas
exprès.
Sa marche d’obstacles, tout
comme la course du même nom, consistait en ceci que c’étaient les
obstacles qui déterminaient le parcours. Qu’il tombe en chemin sur
un tronc d’arbre renversé, un bloc rocheux, un fossé rempli d’eau,
une clôture ou je ne sais quelle barrière, il ne les contournait
pas, mais cherchait au contraire à les franchir directement. La
seule condition était qu’on ne devait pas perdre le rythme de la
marche. Il était permis de sauter l’obstacle ou de l’escalader,
pourvu que cela s’intègre à la marche et n’en interrompe pas le
mouvement. Il était donc interdit de s’arrêter ou de prendre
quelques pas d’élan, et, s’il vous fallait grimper, c’était sans
l’aide des mains. Quel était donc ce sport où l’on ne pouvait
s’agripper qu’avec les doigts de pied ? Et de nombreux
obstacles étaient exclus d’emblée. D’un autre côté, il ne se
livrait à ce sport qu’aux endroits où les obstacles lui faisaient
face, et où il supposait qu’ils étaient tout indiqués pour son
parcours. Et en outre il ne pratiquait sa marche qu’épisodiquement,
quand une certaine lassitude, en chemin, s’emparait si bien de lui
qu’il ne ressentait plus qu’elle, la lassitude, sur quoi il
reprenait sa route ragaillardi et – mais n’était-ce pas une
illusion ? – avec une énergie nouvelle. « L’essentiel,
c’est que l’illusion fonctionne. »
C’était une de ces inventions
avec lesquelles le comédien aimait jouer, plutôt pour lui-même. Il
lui vint à l’idée une autre invention encore, après sa marche
d’obstacles, comme il poursuivait tranquillement sa route dans la
forêt. Repensant à tous ces circuits d’apprentissage, avec leurs
panneaux et leurs planches qui, à chaque pas, vous renseignaient
non seulement sur les arbres et les buissons, mais sur la nature
des sols, l’origine des pierres, la genèse des roches, etc., il eut
l’idée d’un « circuit d’apprentissage par l’erreur ». Et
il ressemblait à peu près à ceci : à chaque pas, là aussi, on
disposerait en bordure du sentier, très en évidence, des objets qui
seraient si semblables à d’autres qu’on les prendrait
nécessairement, au premier regard, pour ceux-ci. Et ces objets dont
on donnerait l’illusion seraient tous, au contraire de ceux qui
étaient réellement exposés, des objets précieux. Une volée de
feuilles d’un jaune particulièrement intense, par exemple, serait
disposée et arrangée sur un capiton de mousse de telle sorte que le
promeneur, sur le circuit, ne pourrait pas ne pas voir en elle un
tapis, riche, de girolles, de setas de
San Juan, et, par réflexe, se pencherait pour les cueillir.
Ou : une pierre incrustée de mica qui s’arrondirait nettement
sur la terre noire ou rouge imiterait un filon d’argent. Une écorce
de bouleau enroulée et striée de lignes paraîtrait un rouleau de
parchemin du Moyen Âge. Un rectangle de chatons de châtaignier
entrelacés serait un tapis d’Orient. Une crotte de sanglier une
truffe noire. Un ovale de cupules de faînes un châle de coquillages
précieux des mers du Sud ou de n’importe où. Un tas de pierres
calcaires d’un blanc mat serait aussi lisse et poli que l’ivoire le
plus précieux. Un nid de guêpes ou de frelons vide, oscillant au
vent parmi des brindilles, serait un autre trésor perdu, de même
qu’une peau de serpent chatoyante, flottant elle aussi au vent sur
un buisson, un objet de valeur, et un coléoptère mort, doré, un
authentique scarabée d’or égyptien, et une carapace d’insecte
décolorée une miniature du bouddha dans la position du lotus.
Et le sens d’un tel circuit
d’apprentissage ? La contemplation, détaillée, de l’erreur, de
ce qu’on avait pris par mégarde pour une trouvaille, de l’objet de
la méprise, de l’objet trompeur, après qu’on se serait rendu compte
de l’illusion. Et qu’en ressortirait-il, de cette
contemplation ? Les objets trompeurs, l’écorce de bouleau, le
mica – l’« argent de chat » –, le nid de frelons,
gris souris, ébouriffé, n’étaient-ils pas, à mieux y regarder, sans
valeur ? Non, ils étaient précieux. Cet instant fulgurant où
vous découvriez votre erreur vous aurait affûté le regard,
conférant aux objets trompeurs l’aspect d’objet d’études,
les aurait changés en nouveautés, inconnues, en tout cas
jamais vues encore ainsi. Comment
« ainsi » ? Dans l’éclair rémanent de la méprise, il
se serait formé autour des objets un halo au centre duquel les
faînes, le coléoptère doré, la crotte de sanglier auraient
resplendi, sous une loupe spéciale. Et ? Et après ? Qu’en
faire ? Quelle pouvait être la valeur d’une enveloppe
d’insecte pâlie, isolée de son environnement, crûment
éclairée ? Quel montant ? Combien de yens ou de
roupies ? La valeur marchande, je vous prie ! L’objet
trompeur en soi : sans valeur. La valeur de sa
contemplation : inestimable. Tout était dans la contemplation,
la capacité de contempler, le passage d’un coup d’œil distrait à
une observation attentive, et, par la suite, justement, à un
apprentissage, autrement dit à une incorporation de ces formes
révélées pour la première fois, à la faveur de l’erreur, des
couleurs, de la silhouette de l’objet trompeur, à une incorporation
du jaune des feuilles, de la structure des chatons, du motif dans
l’écume au creux des racines d’un chêne, une incorporation, pour la
première fois et durablement, de toutes ces richesses inestimables
– « sinon ce ne serait pas mon circuit d’apprentissage,
n’est-ce pas ? ». Il est évident que tu avais dans
l’idée, depuis l’enfance, de devenir un inventeur. Et, à cette
époque déjà, tu n’avais en tête rien de pratique ni de concret,
n’est-ce pas ? Qu’aurait-il dit, ton père, de ton circuit
d’apprentissage par l’erreur ? Autrefois, il aurait haussé les
sourcils. Aujourd’hui aussi, mais autrement... Et du reste ce
circuit-là allait au-delà de l’apprentissage et de l’assimilation
des objets de la nature, ou des couleurs, des formes dans une
forêt : ce qui se joue entre toi et la nature vaut aussi bien
pour ta vie à travers le monde. Cette façon de chercher, trouver,
perdre, tourner en rond, confondre, dans et par la nature, a toute
la force d’un symbole. Les phénomènes de la nature sont
symboliques. N’aurais-tu pas un autre mot que
« symbole » ? Si : exemple. La nature a valeur
d’exemple. Le circuit d’apprentissage par l’erreur dans la forêt,
les illusions de la nature étaient autant d’exemples, et
limpides.
Dans sa méditation, toujours à
travers les bois, peut-être même en rond, le comédien se retrouva
soudain face à une souche d’arbre haute comme un homme. Et tout
aussi soudainement une secousse parcourut cette souche. Elle se
retourna brusquement, et un visage humain apparut, celui d’un
homme, d’un vieil homme. Quoique le comédien se fût approché
nonchalamment, d’un pas régulier, et que, dans sa
marche-à-travers-bois, on l’entendît de loin, il avait, à
l’évidence, effrayé le vieillard. Soucieux de ne croiser personne
aussi longtemps que possible, voilà que le comédien se trouvait sur
le chemin de quelqu’un qui, visiblement, recherchait ce vide encore
plus que lui. Comme pour s’excuser, il fit un grand détour pour
éviter le solitaire et disparut dans les fourrés les plus proches.
Le visage de l’autre ne lui était apparu qu’une seule
seconde ; il s’était détourné aussitôt pour reprendre sa
posture initiale. Mais une seconde pouvait être longue. Et c’était
justement l’une de ces secondes qui durent, et pendant laquelle
certains traits du vieil homme se transmirent au comédien, dans un
mouvement ondulatoire tranquille et puissant. Sans imiter l’autre,
il se transforma en lui, d’une seule secousse, qui répéta celle de
tout à l’heure, quand l’homme avait sursauté d’effroi.
Le vieil homme était un
émigrant, d’un pays de l’Est. Il était là, dans la forêt sans
chemins, endeuillé ; venu porter le deuil. Sa femme était
morte, non pas dernièrement, mais il y avait longtemps, et pas ici,
mais dans leur pays à tous les deux, autrefois. Et si l’homme se
tenait devant un couple de très jeunes bouleaux, comme plantés par
ses soins, c’est qu’il fêtait en même temps, selon la coutume de
son pays, pour soi seul, la Pentecôte, ou la fêtait encore. Ils
s’étaient connus enfants, la femme et lui, et s’étaient promis l’un
à l’autre. Jamais aucun d’eux n’avait fréquenté ou, comme on disait
chez eux au pays, n’était « sorti » avec quelqu’un
d’autre. Le ménage était resté sans enfants, il n’en avait pas été
question, et d’ailleurs aucun tiers ne les avait jamais questionnés
là-dessus. Les jeunes bouleaux, par deux eux aussi, devant lesquels
se tenait le vieil homme, depuis des heures, sinon depuis la nuit
passée, avaient été coupés dans l’autre pays – trouvés dans la
forêt toute proche – et flanquaient là-bas le portail de leur
petite ferme d’un seul étage. Les bouleaux, là-bas, peut-être dès
le lundi de la Pentecôte, auraient commencé de jaunir, mais ici ils
restaient verts, et verdiraient, verdiraient ainsi encore et
encore, et l’homme veuf pourrait célébrer la Pentecôte jusqu’aux
derniers jours d’octobre. Priait-il ? Pouvait-on nommer prière
cette veille muette ? On pouvait. Le feuillage du bouleau
scintillait, un scintillement amplifié encore par les gouttes de
pluie à la pointe des feuilles, qui, miroitantes, avaient fait
apparaître au comédien, pour la première fois de la journée, le
soleil qui brillait depuis un certain temps déjà dans le ciel
d’été. Le complet du vieil homme était élimé aux manches et en bas
du pantalon, un énorme abcès s’arrondissait sur sa nuque, une
béquille était appuyée à l’un des bouleaux, la serviette posée à
ses pieds n’avait plus de fermeture, ni ses souliers de semelle, ni
son veston de boutons, à l’exception d’un seul qui pendait au bout
de son fil, le sommet de son crâne était couvert de croûtes.
« Le Dernier des
hommes », pensa tout haut le comédien, « d’une manière ou
d’une autre. Oui, cela veut-il dire que c’en est fini des
hommes, de moi, des gens, du monde des humains ? Est-ce donc
possible ? En sera-t-il ainsi ? Serait-ce donc
vrai ? Non, il n’en sera rien, ce n’est pas vrai ». Puis
une fois encore : « Prends garde de ne pas parler à la
légère, quand ce ne serait que pour toi seul. Les paroles en l’air
ne sont pas que des paroles en l’air, dire, ce n’est pas seulement
dire, les mots, même ceux que nous ne prononçons pas, ne sont pas
simplement des mots. Écrase, l’ami ! »