9
En attendant l’heure à
laquelle il passerait prendre la femme à son travail de nuit, le
comédien marcha d’un centre à l’autre, traversant le fleuve, et,
sur le pont suivant, ou celui d’après, le retraversant, et ainsi de
suite. C’était comme si, à partir de maintenant, il ne devait plus
s’arrêter, fût-ce pour se restaurer quelque part. Rien ne le ferait
s’arrêter, et personne ne se mettrait en travers de son chemin. Il
s’agissait d’arriver sain et sauf et d’éviter d’emblée tous les
dangers possibles. Il y avait quelque chose en jeu. Beaucoup de
choses. Tout. Et nul ne devait savoir qu’il était en chemin avec un
diamant dans la poitrine, un diamant en comparaison duquel le –
comment s’appelait-il, déjà ? – n’était rien du tout ;
qu’il était en mission secrète.
Le deuxième orage, qu’il
appelait de ses vœux, après celui du matin – l’orage du soir –, ne
vint pas. Les éclairs de chaleur s’étaient effacés. Dans la nuit
chaude, les gens étaient plus nombreux dans les rues, sur les
places, sur les ponts. (Malgré lui, l’impression que des nuages de
buée s’échappaient de leur bouche.) Il n’y avait que dans les
autobus que les passagers, peu à peu, se faisaient plus rares, et
si, pendant la journée, ils montaient pour la plupart à l’étage,
les quelques passagers de la nuit restaient tous en bas. Un seul
visage, celui de la femme, avait suffi, et des visages comme
celui-là il en aperçut encore et encore par la suite, et ce n’était
pas une illusion, comme lorsque, par exemple, après que nous avons
vu un serpent, il nous semble en voir sinuer d’innombrables à
chaque pas. Possible qu’il y mette du sien, que ce soit lui qui
compose un visage à ces gens dans la foule, qu’il ne dépende que de
lui que les passants aient un visage. Il empruntait maintenant le
chemin de la femme, l’un de ses chemins quotidiens, et à dessein.
Et l’espace d’une seconde, l’idée lui vint que recommencer le
chemin de l’autre, tel ou telle, entrait dans ce qu’on appelait
autrefois « les offices d’amour ».
En même temps il était sur ses
gardes. Des agresseurs et des assassins étaient en chemin,
incognito. Mais il les reconnaissait, et eux ne devaient pas savoir
qu’il les reconnaissait. Sinon ils l’auraient assailli aussitôt.
L’un d’eux, se voyant ainsi démasqué, lui fit un croc-en-jambe en
passant, et une femme l’attaqua par-derrière, lui donna un coup de
poing dans le dos, lui demanda en hurlant pourquoi il la regardait
comme ça – la seule phrase audible de tout ce trajet –, puis elle
s’en alla. Il ne prendrait plus aucun risque. Lui qui ne dansait
pas d’ordinaire, il pratiquait la danse de l’évitement. Et il prit
tout de même un risque, une fois, en marchant droit vers l’un de
ces tueurs – lequel fit sur-le-champ un bond de côté, et se
pelotonna comme un chat. Dans un film, on aurait vu en gros
plan son visage effrayé. Mais là, dans la réalité, le tueur
bredouilla quelques mots d’excuse.
Il s’imaginait qu’il était sur
le point d’arriver, après une expédition difficile, à destination.
Celle-ci en vue, on était porté à la légèreté, et c’est précisément
ainsi que ça pouvait vous arriver. Vous arriver ? En quel
sens ? Dans le sens où une jeune mère, à un carrefour,
traversait la rue, plantant là son enfant qui criait depuis très
longtemps déjà parce qu’il ne pouvait ou ne voulait plus avancer,
le laissant hurler, s’allumait une cigarette et, sans se retourner
vers lui, poursuivait son chemin de l’autre côté du carrefour, et
l’enfant se mettait à sangloter, comme des milliards d’enfants
avaient sangloté depuis la nuit des temps, et pourtant pour la
première fois maintenant, cette nuit, et l’on pensait :
« C’est arrivé. »
Lui, ça ne lui arriverait pas,
aussi baissait-il le regard vers l’asphalte, le goudron, les pavés,
et, sitôt qu’il flairait le danger, bifurquait-il par avance,
faisait-il des crochets, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Ses
va-et-vient de chaque côté du fleuve n’étaient pas une flânerie.
Lorsque, dans une rue silencieuse, des grognements, des jappements
éclatèrent soudain, et que toute une meute de chiens, cent têtes,
mille queues, apparut et lui fondit dessus, il garda le calme, et
se dit, repensant à la légende de ce comédien, de cet aède de la
Grèce antique (son nom ? « sais plus ») qu’une meute
comme celle-là avait mis en pièces, qu’il serait incapable, lui, de
l’interpréter, soit au cinéma, soit sur une scène, et que même ces
chiens sauvages devaient le sentir, et le laisseraient passer – ce
qui d’ailleurs arriva. L’un d’eux trotta même un moment à côté de
lui, comme s’il le prenait pour son maître perdu.
Il aurait préféré moins de
lumière pour son arrivée à destination. Mais c’était une ville de
lumière et il y régnait, même dans les petites rues, une clarté à
laquelle, pensait-il, il était « impossible d’échapper ».
Il faisait clair comme en plein jour, et en même temps c’était très
différent : au lieu du ciel dans les hauteurs, et même à
mi-hauteur, rien qu’une noirceur. Il pensait à l’histoire de ces
hurluberlus qui croyaient pouvoir transporter, dans des seaux ou
des boisseaux, la lumière du jour dans leur maison sans fenêtres,
et lui s’imaginait, à l’inverse, une scène où l’on ferait entrer
les ténèbres dans une clarté trop vive.
C’est dans cette clarté qu’il
rencontra un mourant qui, bien éclairé, comme tous les gens
qui l’entouraient, gisait sur le sol carrelé d’une bouche de métro.
Quoique le comédien ne s’arrêtât nulle part, ce fut une
rencontre. Leurs yeux se rencontrèrent. Le mourant le regardait,
avec de grands yeux, comme s’il l’attendait. Comment savait-il que
cet homme était à l’agonie ? Il le savait, il savait encore ce
genre de choses. Et il savait aussi que ce n’était pas un regard
implorant. Ces yeux immobiles, mais pas encore éteints, lui
signifiaient : Je te reconnais. Tu es reconnu ! Et ils
continuaient de le lui dire alors qu’il était déjà parti, et le lui
diraient jusqu’à l’heure de sa propre mort. Mais le mourant n’avait
pas reconnu en lui l’homme célèbre, comme tout à l’heure dans la
sphère. Qui alors ? « Il m’a reconnu, et c’est
tout. » Puis il ajouta, dans son soliloque : « Ces
yeux-là me voulaient du bien. Me veulent du bien. M’auront voulu du
bien. – Mais n’est-il pas déjà trop tard ? » Et en pleine
rue, parmi la foule, il se signa, et se rappela qu’il s’était déjà
signé ainsi, avec un grand geste, autrefois. Où ? Pas dans une
église. Où alors ? Avant d’entrer dans une chambre d’enfant.
Et il était plein de reconnaissance à présent pour la clarté de la
ville-lumière, où le moindre recoin était illuminé, où les rayons
lumineux des autobus passant toujours plus vides éclairaient
jusqu’aux orbites du mourant. Il oubliait le danger. Plus de
crochets. Rien que tout droit désormais, dans le vent de la nuit.
« Hé, vent de la nuit, toi qui me guides ! » dit-il,
presque en chantant.
Sur la porte d’une maison
minuscule comparée à celles d’à côté, au milieu de la ville, les
ballons d’un anniversaire d’enfant, et, à l’intérieur, un rire,
bien éveillé malgré l’heure tardive, et si plein d’entrain qu’on se
figurait une alouette, non pas sa voix, mais l’essor de l’oiseau,
degré après degré, tout là-haut dans les airs.
En revanche ces rires dans la
rue : on se serait bien réjoui aussi, mais : de
quoi ? On ne le comprenait pas, ce rire, ici et là dans la
foule, il ne vous évoquait rien, ne vous entraînait pas. Et
pourtant comme un rire pouvait vous entraîner dans l’enfance,
surtout un rire venu de la scène, par exemple, dans l’un des contes
fantastiques. En même temps c’était sa gravité, fondamentale, qui
l’avait destiné à être comédien. Pénétré de sa gravité, il se
languissait du rire.
Il fut frappé aussi que les
passants, des jeunes gens en large majorité, soupirent tant, au
point qu’il entendait, marchant d’un si bon pas, une sorte de chœur
des soupirs, assez semblable au chœur des Anciens tout à l’heure à
la périphérie. Puis encore une phrase compréhensible, une
seule : « Ils sont sans miséricorde. » Les myriades
de valises à roulettes que les passants tiraient en tous sens se
mettaient elles aussi, roulant de l’asphalte lisse sur une zone
pavée, à parler : que disaient-elles ? Sur le bitume des
avenues et des boulevards, des traces de blindés, de la guerre
passée ? du défilé de la fête nationale ? Pas très loin
de lui, s’approchant eût-on dit, des hurlements, comme si l’on
descendait quelqu’un, non, venus d’un terrain de football, et ces
stridences, de temps en temps, c’était les coups de sifflet de
l’arbitre. Une porte d’église ouverte ; dans l’espace
intérieur, plein à craquer, peut-être mieux éclairé encore que les
places éclairées, une messe de fin de soirée, le Notre-Père
justement, avec cette variante jamais entendue encore :
« ... et délivre-nous du Mal : de
nous-mêmes ! » À moins qu’il n’ait mal entendu ?
Non, ce n’était pas une messe. Ils étaient quelques-uns, nombreux,
nombreux, une foule, la foule, affluant là pour une prière, en
tempête, prière criée, de plus en plus, comme d’une seule voix, les
corps serrés les uns contre les autres dans la prière : plus
le moindre interstice où puissent se glisser les mauvais esprits du
dehors ! Une prière désespérée ? Non, cette prière criée
n’était pas désespérée. Une prière désespérée, ça n’existait
pas.
Dans un parc ou un square – là
encore, pas un seul endroit où il ne fît clair comme en plein jour
–, deux garçons, ou deux enfants, un plus petit, un plus grand, sur
une balançoire, l’un sur les genoux de l’autre, et les deux paires
de jambes tendues chacune dans la direction opposée : encore
une lettre, jamais vue ainsi encore, une nouvelle lettre dans
l’alphabet.
De nombreux égarés à qui il
indiqua le chemin en passant, lui, l’étranger au lieu. Les
fourvoyant ? Et quand bien même. Son père à lui s’était égaré
si souvent : ce dont le fils s’apercevait aussitôt, et
cependant il le suivait à chaque fois.
Une vitrine avec rien que des
pommes, qui faisaient la nuit peut-être plus claire encore, ou
claire autrement. À un feu, la Belle et le Monstre, elle ici, lui
là-bas, puis le feu passe au vert et au milieu de la rue : le
couple se forme. Encore une de ces femmes qui s’en va, et tous les
gens assis et fatigués, que ce fût à la terrasse des cafés ou dans
les Abribus, s’arrêtaient de bâiller, et celui qui continua :
un aveugle. Quelqu’un, un adulte, un enfant, dessinait du doigt
dans l’air de la nuit. Quelqu’un, un enfant, une femme, un vieil
homme, marchait en sautillant. Quelqu’un dans la foule cherchait-il
les yeux de l’autre ? Sur tous les escaliers roulants, les
gens s’arrêtaient aussitôt, même ceux qui couraient encore à
l’instant, et se laissaient transporter. Sans cesse des gens qui
sprintaient, à plusieurs, en foule, et ce n’était pas un sport. Un
feu d’artifice, et encore un – des feux d’artifice, vraiment ?
Les hommes étaient-ils condamnés à la guerre, jusqu’à la fin des
temps ? Nul regard qui ne témoigne une plus franche hostilité
que celui des parents sur leurs enfants. Et inversement ? Non.
En évitant jusqu’ici tout amour pour la femme, il avait sauvegardé
leur allégresse à tous deux. Ou pas ? Quelle était cette
langue où, si l’on ajoutait un son expiré au mot pour
« douleur », celle-ci devenait « monde » ?
Sais pas. Je sais autre chose, en échange. Et cet autre savoir est
un pouvoir – peut-être.
Et maintenant l’écureuil de
Nome, Alaska, l’écureuil sur les blocs de pierre tout au bord de la
mer de Béring, en direction de la Russie. Comment en venait-on à de
telles images, si lointaines dans le temps et l’espace ? Je ne
sais pas, je ne veux pas le savoir. Une chose était certaine :
les lieux, les objets, les êtres qui revenaient soudain en silence
étaient des visions, les visions adéquates au temps présent, des
visions qui méritaient pleinement ce nom. Étaient-ce les dernières
encore possibles pour un homme d’aujourd’hui ? Quelques
mesures de musique des rues, des cornets à pistons éclatants et
cette clarinette dont les notes enveloppaient, dominaient celles
des cornets, une musique jouée par des gens qui plus jamais ne
rentreraient chez eux, et n’avaient encore jamais été à la maison
nulle part ; les accents d’un deuil triomphal. « J’en
suis. Saisissez-moi aux cheveux et transportez-moi loin
d’ici ! » Il suffisait de quelques mesures de musique
pour qu’on s’interrompe. Se saisir aux cheveux pour une autre
étoile ? Non, notre étoile est ici.
Quelle journée. Quelle nuit.
Il voulait le dire tout haut, voulait le crier – ç’aurait été son
premier cri –, mais pas un mot ne sortit. Avait-il une extinction
de voix ? Comment jouerait-il son rôle le lendemain ?
D’un autre côté, le fou furieux du scénario était presque muet. À
ce passant qui, maintenant, se frottait l’œil, il aurait sûrement
enfoncé, lui, sans un mot, le doigt dedans. Le héros du livre lu le
matin, tout au contraire, lui qui avait été tout près de devenir
fou, tant les objets lui résistaient – ne serait-ce que ce pépin de
citron lui glissant entre les doigts –, s’était réconcilié, le soir
venu, avec les choses – était de bonne humeur –, leur tenait même
un discours de remerciement : « Merci, pépins de pomme,
qui vous êtes si docilement laissé ramasser. Merci, mine de crayon,
de ne t’être cassée qu’une fois aujourd’hui. Merci, lacets, de ne
vous être dénoués que deux fois... »
Il lui tardait d’apporter un
cadeau à la femme. Non, il n’était pas de ceux qui font des
cadeaux. Il voulait juste faire un don, tout de suite. Sur le
trottoir une chaise esseulée, mise à l’écart, sautillait dans le
vent de la nuit, et il la prit un peu avec lui. Dans la rue
suivante, il ramassa les papiers que le vent emportait, billets de
parking, bons de réduction, listes de courses, tickets de cinéma
défraîchis (pour les films des mois passés, depuis très longtemps
oubliés). Autrefois, dans tout ce fatras, il trouvait toujours
quelque chose à lire, à étudier, à apporter. Un couple passait
enlacé, et l’on entendit encore quelques mots, lorsque l’homme dit
à la femme : « Ma pomme ! »
Autrefois, du temps qu’il
faisait du théâtre, le comédien avait oublié son texte, et il n’en
fut certes pas paralysé, mais resta sur place, la tête baissée,
immobile, jusqu’à ce que le rideau se ferme. De même un jeune
homme, un très jeune homme, quittait maintenant sa maison,
s’avançait sur le trottoir. Il s’arrêtait devant la porte, et un
trousseau de clés lui glissait de la main. Non seulement il ne le
ramassait pas, mais d’autres objets, son attaché-case, ou son
ordinateur, ou je ne sais quoi, de même qu’un téléphone portable –
ou était-ce un étui à lunettes ? – lui échappèrent aussi et
s’écrasèrent sur le sol. Le jeune homme n’esquissa pas un geste
pour les ramasser, ne partit pas non plus, resta planté là sur le
trottoir nocturne. Il s’en fallut de peu que le comédien,
l’observant, laissât tomber son propre téléphone, ou ce qu’il avait
dans la main, et la torpeur de l’autre s’empara de lui. Puis il se
donna une secousse, se détourna de son chemin – là c’était permis
–, ramassa les objets dispersés sur le trottoir et, l’un après
l’autre, d’un geste sans réplique, les pressa dans les bras et
contre la poitrine du jeune homme. Lui, le comédien, il incarnait
maintenant le pouvoir, il était le doyen du lieu. Cela fait, il
prit l’étranger dans ses bras, et celui-ci, sans un mot, comme si
son sauveur n’existait pas, reprit son chemin, ragaillardi.
Puis, sur un banc, une femme,
très jeune elle aussi, qu’on venait tout juste d’abandonner et qui
savait que c’était pour toujours. L’abandon resterait avec elle
jusqu’à la fin des jours. Pour elle, il n’y aurait plus jamais
personne. Et au surplus elle avait perdu son travail ce
jour-là ; et ses économies avant déjà. C’en était fini d’elle,
définitivement. Elle pleurait. Ou riait-elle bien plutôt, sans un
bruit, de tout son visage ? Curieux : de même que
certains versaient des larmes de joie, d’autres riaient de
douleur ? Détresse. Univers de la douleur. Il n’allait tout de
même pas rejoindre cette femme inconnue pour la prendre elle aussi
dans ses bras ? Oui, n’étant Personne, les enserrer tous.
Jamais il n’avait été aussi efficace que lorsqu’il devenait
résolument Personne, le Comédien, et moins en agissant qu’en
évitant d’agir, lui, justement lui, l’ancien artisan. Comme il
était fier de ses métiers, autrefois, de ses deux métiers ! La
prendre dans ses bras ? Mais il n’y avait plus rien à faire
pour elle. Et, comme si souvent déjà, il fut tout près de
s’effondrer sous le poids de la détresse de l’autre. Et qu’il n’y
eût plus rien à faire pour elle, voilà qui le mettait tout au
contraire dans une rage folle, contre elle, la femme perdue. Se
précipiter sur elle et lui enfoncer un couteau dans le ventre,
comme il l’avait fait le matin au Président, « en pensée
seulement, hélas ». Et il s’en fallut d’un rien qu’il ne le
fasse.
Tout en marchant il composa le
numéro de l’Unique. Comme ne rien faire d’autre que compter,
manipuler consciemment des chiffres, pouvait vous animer ! Et
comme une voix humaine pouvait vous animer, rareté entre toutes les
voix. Elle lui répondit aussitôt, il n’eut même pas à ouvrir la
bouche ni à coiffer le casque-téléphone. Elle avait terminé son
travail de nuit et l’attendait sur le parvis d’une des cathédrales
de l’ancienne ville royale, devant le Bar du Destin ; le Bar
de l’Espérance, à côté, ce n’était pas pour eux.
Puis encore un écran géant,
sans le son, et pour image une fois de plus une simple
schématisation, un jeu vidéo agrandi au centuple, une sorte d’écran
radar, dans le cockpit d’un bombardier, et au milieu de l’écran,
par intermittence, les impacts schématiques des
« bombes », qui, de loin, représentaient un cœur,
battement après battement. Et, voyez-vous ça, tout autour de la
place – encore une place ronde –, tournaient des autobus,
différents des autres, tout à fait noirs, opaques, plus longs
aussi, plus bruyants, et soudain, était-ce bien sérieux ?, de
nombreux passants s’en allaient comme au pas de course, le visage
noirci, tandis que d’autres – un film ? un tournage de
nuit ? – se mettaient à marcher comme des mannequins sur un
podium, et entre ces deux armées les esseulés, les sans-abri, qui
se traînaient, eux qui n’avaient pas de ménage, avec leurs
ustensiles de ménage – fourrés dans des douzaines de sacs plastique
–, en chemin, caravanes-d’un-seul-homme, coiffés de bonnets en
plein été, vers leur campement de nuit à ciel ouvert. Au noir
succédait le noir, aux emmitouflés les emmitouflés – même leurs
mains l’étaient –, aux masques les masques, aux tatouages les
tatouages – même le creux du genou était tatoué. S’il fallait que
mon comédien pleure maintenant, il en mourrait. Et après tout
pourquoi pas ? La femme d’Alaska jugeait autrefois que son
être tout entier n’était fait que de larmes non versées. Des gens
sortaient d’un cinéma, la dernière séance. L’un d’eux
pleurait-il ? Plusieurs – qui effaçaient vite leurs larmes. En
face un qui pleurait aussi, mais d’autres larmes. Le comédien tout
en marchant se frappa le front et voulut s’élancer la tête la
première contre un mur, ou se noircir lui aussi le visage, mais pas
comme la foule.
Au lieu de ça, il se changea
en jongleur, avec deux pommes qu’il lançait bien haut dans la
noirceur, les rattrapant à chaque fois ; pas une pomme ne lui
échappait des mains. Il était donc toujours aussi doué pour
réceptionner, et pas seulement pour lancer, le lanceur et le
réceptionneur en une seule personne, de nuit comme de jour, le
réceptionneur par excellence ? Il souhaitait qu’apparût un
animal fabuleux, au milieu de la métropole, au milieu de la nuit –
et il était là : un corbeau, son animal héraldique, là-haut,
sur la balustrade d’une fenêtre. Ça alors ! Un corbeau, dans
la nuit. Mais pourquoi ne bougeait-il pas, immobiles les griffes
qui enserraient le garde-corps, immobiles tout autant la tête et le
bec ? C’était un leurre, fixé à la fenêtre pour effaroucher
les pigeons. Puis encore un corbeau, vivant, s’élançant du sol vers
le vent de la nuit, comme seul un corbeau. « Que je tombe dans
le fossé, les corbeaux viendront me sauver » : cela
aussi, il le chanta, presque.
Oui, c’était la ville des Bons
Chemins, pas seulement à cause des sentiers battus ; au bord
du dernier segment de route, une pierre, grande comme un dolmen, un
vestige du réseau des bornes royales, qui s’ornait de la couronne
profondément gravée, presque effacée, de ce roi thaumaturge qui
avait aussi donné son nom à la place de la cathédrale. Baissé les
yeux vers sa main qui retrace les contours : les ongles, en
cette seule journée, ont démesurément poussé, et aux petits poils,
sur les doigts, des poils roussâtres se sont mêlés.
La petite place de la
cathédrale, bien éclairée comme le centre-ville tout entier. Mais
tous les renfoncements et saillies de la maison de Dieu versaient
des pans d’ombre, et, à côté, trois arbres se rapprochaient tant
qu’ils formaient à eux seuls un bois, un bois sombre au milieu de
la métropole. À la différence des autres places centrales, celle-ci
n’était pas pavée, la terre sur laquelle la ville était bâtie, une
terre sèche, s’étendait à nu, d’un jaune rougeâtre, légèrement
bosselée, et, là où le soleil avait séché la pluie du matin, avec
ce motif de pentagones et d’hexagones qu’ont tous les sols
desséchés et craquelés. D’abord s’y arrêter – c’était permis
maintenant –, voilà qui vous animait aussi. Et puis, le ciel, après
la noirceur au-dessus de sa tête, reparaissait enfin. À moins qu’on
ne le vît depuis longtemps déjà, mais il n’avait pas levé la
tête ? La lune faisait scintiller la nuit, une demi-lune qui,
lorsque mon comédien arriva sur la place, s’accordait avec la croix
du clocher, que surmontait un coq doré. « Vivre encore un
lever de soleil ! » Pourquoi pensait-il cela ? Les
flaques de pluie reflétaient la lune ; une chauve-souris la
traversait, qui s’y reflétait aussi. Était-ce une illusion, ou y
avait-il, avant minuit, déjà de la rosée ? Retiré son chapeau,
et laissé voguer sur la place une des plumes de faucon. Sa
chevelure était humide au toucher, comme ses paumes tournées vers
le haut. En bas de la lune, telle la nacelle d’un dirigeable, une
seule étoile, était-ce Vénus ? était-ce Mars ? Sais pas.
Ce ne pouvait être Orion, ou allez savoir comment elle s’appelait,
nous n’étions pas en hiver, non plus que les Pléiades, ou allez
savoir comment elles s’appelaient.
Dans l’arbre, un feuillu, un
oiseau endormi gonflait ses plumes, et l’oiseau et le feuillage ne
faisaient qu’un. Devant le Bar du Destin, encore beaucoup de gens.
Il reconnut la femme de loin. Elle semblait avoir une mission elle
aussi, mais, contrairement à la sienne, une mission qu’on
découvrait dès le premier regard, et, comme à chaque fois, elle fit
exprès de ne pas regarder dans sa direction. Elle avait soif. Ils
lui apparaissaient, tous, non seulement elle, mais les autres
clients assis là, comme les Saints des Derniers Jours, différents
des familiers. Faim et soif, soif et faim. Son cœur battait comme
un cheval sauvage qui rue. « Alors, chasseur solitaire. »
Au-dessus du portail de l’église, en caractères d’imprimerie, le
sujet, ou on ne savait quoi, du sermon du dimanche, ou d’on ne
savait quand : POURQUOI CHERCHEZ-VOUS
PARMI LES MORTS CELUI QUI EST VIVANT ? De loin, une
voix retentissait dans la nuit, qui hurlait à intervalles
réguliers : « Shut up ! Halt’s
Maul ! Ta
gueule* ! » Ou était-ce un écho ? Non,
l’écho, la résonance, était aboli depuis quelque temps déjà, comme
les souffles d’air après le passage des trains, des autobus et des
camions. Comme ils étaient perdus, tous les deux, comme –
désarticulés, désarticulés corps et âme, lui ici et elle là-bas,
perdus sous le ciel, chacun pour soi-même aussi bien que pour
l’autre. La bousculer de toutes ses forces. Se laisser bousculer
par elle. Se tomber dessus et se livrer bataille,
se déchiqueter, jusqu’au sang, jusqu’à ce qu’on
n’en puisse plus, à la vie, à la mort. Lutter ainsi l’un
contre l’autre jusqu’à ce que le Ciel, ou un tiers, ou n’importe
qui, ou n’importe quoi, les prenne en pitié et qu’ils se remboîtent
pour toujours l’un dans l’autre, maintenant et jusqu’à l’heure de
leur mort.
Sur la place le silence, animé
de voix douces. Toutes les maisons du rectangle, à l’exception de
la cathédrale, basses, de plain-pied, plutôt des cabanes, toutes
pourvues il est vrai d’un petit étage en mansarde. Dans une
des maisons ou des cabanes, distinctement, des bruits de pas,
lourds, lents : une mère montait l’escalier de bois vers la
mansarde, vers la chambre abandonnée du fils perdu. Le fredonnement
de la désolation. « Fais que... » Fais que
quoi ?
Il restait là, et restait, et
restait. La troisième faim, la grande. Temps de la deuxième Course
Douce.
Au lieu de ça la Grande
Chute.
Great Falls,
Montana,
juillet-septembre 2010
juillet-septembre 2010