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On entendait de plus en plus d’ambulances, comme des signaux juste pour lui, de sirènes de police aussi, mais toutes au loin, dans la ville en contrebas : « Tu as assez zigzagué, il est temps de marcher droit, allez, c’est ici que ça se joue, au centre, et non là-haut dans ces secteurs périphériques dépeuplés, abandonnés de Dieu, du monde, et même des hérissons et des abeilles ! »
Il était cependant impossible d’aller tout droit, il aurait fallu pouvoir voler, par exemple à bord de l’un de ces hélicoptères, toujours plus nombreux eux aussi, dans un, dans d’innombrables couloirs aériens. Les rares rues rectilignes soit s’achevaient contre un talus de voie ferrée, soit vous fourvoyaient et vous ramenaient sur vos pas, comme si souvent dans ces nouveaux lotissements qui étaient ainsi faits que chacun d’eux restait isolé des autres, replié sur soi. Il aurait fallu qu’il possédât une carte très détaillée, pour trouver la seule issue, comme secrète, de ses spirales. Mais il jugeait que ses précédents séjours l’avaient assez familiarisé avec la ville, il se débrouillerait bien sans plan, puis, il ne lui déplaisait pas de s’égarer dans tout ça ; il en attendait quelque chose. En outre les secteurs périphériques et intermédiaires se révélaient assez peuplés, d’hommes et d’animaux, une heure durant tout du moins, pendant laquelle la grande absence du plein été, à l’écart du centre, cessait de régner, d’abord imperceptiblement, puis d’un coup.
Peu à peu, les couples de très vieilles personnes et de tout jeunes gens cédèrent la place à des figures dans lesquelles, même avec la meilleure volonté, il était impossible de voir des couples. C’était soit des esseulés, toujours plus nombreux, d’une rue à l’autre, comme les ambulances au loin en bas, soit des essaims entiers, d’insectes, d’oiseaux, de quadrupèdes, de bipèdes. Aux pigeons d’il y avait un instant, par exemple, qui se poursuivaient de toit en toit, couples paisibles s’il en fut, succédaient des hordes de corneilles, sans rien d’estival, pourchassant des oiseaux plus petits, et qui n’avaient de cesse qu’elles n’eussent étendu raides morts dans le caniveau, à coups de bec, tel moineau ou tel pivert isolé, menaçant de leurs stridences de mouettes démoniaques et hitchcockiennes tous ceux qui se mettaient en travers de leur chemin. Puis ces piqûres à la main, au cou, à la nuque, ce n’était ni des guêpes ni je ne sais quels insectes à aiguillon, mais, surgis d’on ne savait où, des essaims de sauterelles délicates, comme fragiles, presque diaphanes. Et il est à peine exagéré de dire que, pendant cette heure, les couples de papillons, qui voletaient jusqu’alors en tous sens dans les airs, s’attroupèrent pour fondre en piqué non seulement sur lui, mais sur tout ce qui dépassait du sol, brins d’herbe, cailloux, comme si, pour les papillons, même les choses étaient devenues ennemies.
Les cours d’école aussi étaient peuplées désormais, quoique l’école fût finie et pour longtemps. On y voyait s’ébattre en tous sens, sous la conduite et les cris des moniteurs, tous les enfants qui passaient une partie, sinon la totalité, des grandes vacances dans les cours bétonnées, reverdies aussi parfois, encloses de hauts grillages. Et l’on pouvait parier – il remporta ce pari avec lui-même – que, derrière chacun de ces grillages, du côté donnant sur la rue, à l’écart, se tiendrait un enfant esseulé, très souvent un Noir (d’ailleurs les enfants noirs étaient en large majorité dans les cours). Cet enfant-là, on pouvait aussi le parier, passerait à chaque fois les mains à travers les mailles du grillage et chercherait le regard d’un passant. (Le résultat de ce pari était déjà plus incertain.) En revanche il perdait toujours le troisième pari : lorsque lui, le comédien, de l’autre côté du grillage, lui rendrait son regard – il ne l’observerait pas, ni à plus forte raison ne lui sourirait –, l’enfant sourirait, discrètement, ou intérieurement. Il arriva même que l’enfant à l’écart, comme s’il n’attendait que ça, lui crache dessus. Sauf que la salive qu’il roulait par avance dans sa bouche était devenue si visqueuse qu’elle s’accrochait aux mailles du grillage, ou que le cracheur (il y eut même une petite cracheuse) se crachait dessus.
Esseulés aussi ces vieillards sans accompagnateurs qui, s’en revenant de supermarchés invisibles, poussant leurs petits caddies remplis, s’arrêtaient sur l’un des bancs, le long des rues. Ces bancs étaient disposés de telle façon que le regard, si toutefois il donnait quelque part, donnât sur un mur, et surtout pas vers le large, la ville en bas, les horizons dans le lointain. Ces vieillards sans cesse plus nombreux tremblaient de toute leur chair, dodelinaient de la tête – certains non, ils restaient immobiles, les yeux fermés – et poussaient de temps en temps un soupir presque engageant, comme teinté d’autodérision ; s’ils s’étaient unis d’un banc, d’une rue à l’autre, on aurait entendu le chœur ou le canon des soupireurs. Et qui disait : « Moi – et moi – et moi, me voici sur mon dernier, ou mon avant-dernier chemin. Et je veux en profiter pour rester encore un petit moment au grand air. Comme je suis fatigué et abandonné. Comme il est absurde, le vrombissement des hélicoptères. Encore une de leurs visites officielles, et encore une. Et il y a peu encore, j’étais un enfant, n’est-ce pas bizarre ? C’est un hochement de dépit, étranger, et non un dodelinement. Et mon tremblement n’est pas seulement le tremblement du grand âge. Trouverai-je le trou de la serrure ; ma main goutteuse pourra-t-elle y tourner la clé ? Arriverai-je à ouvrir le réfrigérateur ? À me traîner jusqu’à la cuvette des toilettes ? Et cet été autrefois avec toi. Ah, Summer Wine. Summer in the City ! Summertime Blues... »
Comme sur un rythme imposé, on vit succéder aux esseulés, dans le secteur intermédiaire, les rassemblés, ici et là les attroupés, à moins que cela ne tînt qu’à sa façon de voir à lui, le comédien. C’est ainsi qu’il croisa, dans une rue estivale déserte par ailleurs, une horde d’adolescents au regard menaçant, et brandissant des bâtons, de sorte qu’il était plus avisé de faire un détour. Mais ils y auraient peut-être vu un encouragement, aussi ne les évita-t-il pas, ralentit-il, tout au contraire, encore le pas, s’avança-t-il droit parmi eux ; et figurez-vous que la horde, si toutefois c’en était une, se dispersa, et l’un des adolescents, comme à sa propre surprise, le salua, tandis que son voisin s’écriait : « Regardez, un croisé ! », et que la seule jeune fille du groupe – il y en avait toujours une, une seule, dans ce genre de « gangs », en règle générale plus dégourdie que les garçons, et sans aucune pose – le regardait droit dans les yeux en lui disant : « Tu marches dans la mauvaise direction, étranger. » Les bâtons que les jeunes gens faisaient siffler dans le silence étaient des battes de base-ball – de vrais instruments de mort, assurait-on –, mais, on ne s’en apercevait qu’au deuxième regard, ils possédaient aussi les gants de réception et les balles qui allaient avec. Il s’était avéré une fois encore, pour notre comédien, que le premier regard était un préjugé qui l’empêchait de voir plus loin. S’il avait été professeur dans un cours d’art dramatique – « Dieu m’en garde ! » –, il aurait enseigné à ses élèves le deuxième regard.
Après le gang, il tomba, dans une autre rue estivale, sur un homme esseulé qui essayait en effet d’ouvrir la porte d’une maison. Ce n’était pas un vieillard de cent ans ou presque, mais un jeune homme. Rien de frappant chez lui à première vue, hormis qu’il manipulait un immense trousseau de clés – curieux, pour une maisonnette de plain-pied, comme tant d’habitations des secteurs périphériques et intermédiaires –, dont le cliquetis, en bas, dans le silence prolongé, semblait rivaliser avec le vacarme des hélicoptères là-haut dans les airs. Il n’arrivait pas à trouver la bonne clé, rien à faire, ce qui rappelait encore une scène célèbre, d’un film de Charlie Chaplin ou de Jacques Tati, d’autant plus que l’homme, s’efforçant de trouver la clé, ne cessait de tanguer, de vaciller, de chanceler comme s’il était tout à fait ivre. Sauf qu’à mieux y regarder il n’était pas ivre. Il n’arrivait simplement pas à rentrer chez lui, non, quelle qu’en fût la raison. Quand bien même trouverait-il la clé, il n’y parviendrait pas, ni aujourd’hui ni demain. Et personne dans la maison qui aurait pu lui ouvrir, il y vivait seul – il y avait vécu jusqu’à cet instant. Si seulement il avait pu s’effondrer, pour que ses tentatives prennent fin. Mais il avait beau osciller et chanceler, il ne s’effondrait pas, il lui fallait encore fourrager dans la serrure avec ses cinquante-deux clés, fourrager jusqu’au soir, fourrager dans la nuit. On lui faisait parfois la grâce d’un arrêt, et il appuyait alors, pour une longue seconde, son front à la porte. Puis : « On y retourne ! Il le faut ! », et avant que, la tête basse et ballante, il se remît à trier et à tripoter ses clés, on entendait un gémissement, non pas humain, mais animal – le gémissement d’une bête inconnue. Ou était-ce lui, l’autre, qui croyait l’entendre ? On l’entendait, d’une façon ou d’une autre. Pas question de lui venir en aide. L’Exclu lui aurait jeté son trousseau de clés au visage, puis il aurait dévalé la rue, en quête de gens qu’il pût tuer : il serait devenu fou. (Dans la version slapstick de l’histoire qu’il avait lue ce matin-là, il suffisait, pour devenir fou, après qu’on avait eu tenté en vain de récolter les pépins de citron dans la maison, de ces lacets qu’on n’arrivait pas à dénouer dans la rue, et que le héros, en dépit de ses tentatives, ne parvînt pas à défaire le papier d’emballage d’un bonbon pour la toux.)
Longtemps, toutes les petites maisons et les jardinets du dernier des secteurs frontaliers, qui s’étirait vers la ville, s’étaient révélés vides, inhabités pour bon nombre d’entre eux, et pas seulement maintenant, pour l’été : une maison sur deux avec un panneau « À vendre ». Il n’eut la certitude d’être sur le bon chemin qu’à l’instant où, derrière les haies et parmi les maisons, des voix, des bruits toujours plus sonores se firent entendre. Sauf qu’il n’y avait là rien de très pacifique. Les cris et le tumulte régnaient en maîtres, il n’était pas besoin de tendre l’oreille pour s’en assurer.
Le temps de l’histoire de la Grande Chute était aussi celui des grandes et des petites guerres. Les grandes se déroulaient, sans qu’on en entrevît la fin, dans les pays qui, pour nous autres Occidentaux, étaient ceux du tiers-monde, les petites au contraire sur notre sol, jour et nuit, mortelles mais autrement, et sans qu’on en entrevît la fin non plus. Des guerres civiles ? Absurde : elles semblaient n’avoir plus cours, du moins chez nous, et si toutefois elles se ravivaient, elles ne seraient, comme depuis toujours, pas petites, mais les plus grandes, les plus cruelles des guerres. Non, dans chacun de nos pays, on vivait le temps des guerres de voisinage, expression trompeuse d’ailleurs, car elles ne concernaient jamais que deux personnes, et que leurs familles, si toutefois, chose rare, elles en avaient une, se tenaient généralement à l’écart des affrontements. Et pourtant c’était bien une guerre s’il en fut. Il était impensable qu’on pût en arriver, comme lors des grandes guerres, du moins celles du passé, à un armistice. La guerre de voisinage ne pouvait s’achever que par la mort, plus ou moins violente, de l’un des combattants ou des deux en même temps. Les paroles étaient exclues, et, si l’on cessait de crier, c’est que l’issue fatale, simple ou double, était proche.
Dans les journaux, on y consacrait des rubriques entières, chaque jour plus longues. Les raisons de ces guerres : aucune, ni le bruit, ni le fait qu’on n’eût pas la même langue, la même couleur de peau, la même religion, ni même que, d’emblée, on n’eût peut-être jamais pu se sentir. La plupart du temps, les deux adversaires étaient des gens du même âge à peu près, ayant un métier, une origine semblables, utilisant les mêmes expressions – techniques pour la plupart –, de même que, plus généralement, ils étaient en tout point semblables. Les sociologues croyaient voir une explication en ceci qu’une longue période de paix, sous nos latitudes, avait créé à l’intérieur de chaque individu, comme en vertu d’une loi physique, un espace où pût s’engouffrer une haine immense de tous et de chacun, qui trouvait son exutoire en la personne du voisin le plus proche – celui qui vivait une porte, une maison plus loin encore n’était déjà plus objet de haine ; on était, ou l’on feignait même d’être bons amis. Mais ces raisons-là n’avaient pas mené loin nos psychophysiciens. Les guerres de voisinage demeuraient un phénomène inexplicable, ce qui tenait aussi à la soudaineté et à la sauvagerie primitive avec lesquelles éclataient ces affrontements. Qu’un homme franchisse le seuil de son jardin, et son voisin, muni du sabre de son père ou de son grand-père, lui fondait dessus. Un autre sortait de son garage en marche arrière et son voisin, qui, faisant déjà tourner le moteur, l’épiait depuis très longtemps, le tamponnait. Un autre encore était enseveli sous des flots de poix bouillante, et tel autre, loin d’être le dernier dans la rubrique quotidienne, recevait, tandis qu’il lisait le journal sur sa terrasse, la journée de travail une fois finie, un coup de gourdin sur la nuque, administré par son voisin soudain surgi des buissons, avec une violence qui ne le cédait en rien à celle de Caïn assommant son frère Abel.
Ces guerres de voisinage, le comédien en retrouvait à chaque pas. Sauf que les menées guerrières n’étaient pas dirigées contre une autre personne. La violence ne visait pas, ou pas encore, celle-ci, mais en premier lieu ses affaires, et sans qu’elle fût présente : le guerrier se déchaînait tout seul, sur et contre les affaires de l’autre, comme substitut, et le furieux accompagnait ses assauts de hurlements, ne restait pas muet, pas encore. L’un martelait un toit de voiture avec une barre de fer. L’un assaillait avec son marteau piqueur l’une de ces poubelles peintes aux couleurs de l’arc-en-ciel, semblables à la sienne et à toutes les autres, comme seule une poubelle peut être semblable à une autre (en dépit de leur taille, elles étaient toutes pleines à craquer). L’un, poussant des hurlements guerriers, piétinait une sorte de rose des vents qu’il avait arrachée du faîte du toit voisin avec un lasso. L’un se livrait à sa danse guerrière sur l’immense baromètre de son voisin. L’un, juché sur un escabeau, pissait sur le carré de courgettes ennemi. L’un, à la limite de son terrain, sautillait sur place et fustigeait l’air ennemi à grands claquements de fouet, plus fort qu’un dompteur. L’un, tout près de la ligne de front, avait fait un feu avec on ne sait quels déchets et, muni de l’une de ces machines infernales avec lesquelles d’ordinaire, dans les rues, mais pas seulement, on soufflait et soulevait, allez savoir pourquoi, des tourbillons de feuilles, de poussière et de détritus de toutes sortes, exhalait vers l’ennemi ses bouffées nauséabondes. C’était une fin du monde. Mais on s’y était habitué. Elle ne finirait jamais.
Face à l’un de ces hommes qui avaient envie de tuer, et qui ne serait pas le dernier, il s’en fallut d’un rien que mon comédien n’intervînt. Ne lui arrache des mains la hache avec laquelle, le côté non tranchant vers l’avant, il cognait sur le barbecue voisin – il avait le même modèle dans son propre jardin –, et que, du tranchant de l’outil, il ne lui fende le crâne jusqu’à ce qu’il demande grâce ! Par chance, au moment où il s’apprêtait à passer à l’action, « je le fais ! », il lui revint à l’esprit une scène du scénario sur le fou furieux, une scène qui ne tenait en rien du slapstick, et, sans ressentir particulièrement son bonheur, il poursuivit sa route en direction de la ville.
Comme le ciel bleuissait, et comme le vent d’été soufflait, et comme le jeu du soleil et de l’ombre dans les buissons des jardins vous ouvrait le cœur, et comme le dieu omniprésent ou son oracle parlait dans le bruissement des arbres et la rumeur de l’air, et parlait, et parlait : « Donnez la paix, frères, enfants, créatures : lever les yeux et tendre l’oreille, retour en soi et sur soi, et encore un tour sur soi – être là, voilà qui est grand » ; et comme aucun de ces destructeurs n’y prêtait attention pourtant, n’avait l’idée, oui, l’idée de lever les yeux et de tendre l’oreille, et, dans sa guerre mondiale, se croyait dans son bon droit, et jugeait même qu’elle complaisait à Dieu, oui, qu’elle était voulue par lui. Les paroles de Dieu ou de son oracle passeraient, à moins qu’elles ne fussent déjà passées, depuis quand ? depuis les génocides ? depuis les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki ? ou déjà depuis les millions de morts de la Première Guerre mondiale ? ou même avant ? et, avec les paroles de Dieu, c’est le ciel et la terre qui passeraient, ou qui étaient déjà passés depuis très longtemps, la terre avait cessé d’être le monde de Dieu comme celui des hommes ? « J’aurais quand même dû leur défoncer le crâne, à tous ceux-là », se dit-il encore à voix haute : « Leur faire gicler le cerveau, par leurs yeux, leurs oreilles de cadavres, leur briser la nuque de l’arête de la main, les envoyer en enfer – ah, si seulement il existait ! – à coups de lance-flammes, et il n’aurait plus été question du tournage de demain... » Il se croyait destiné parfois, comme comédien précisément, à la misanthropie, surtout dans ses périodes d’oisiveté. Ou, en d’autres termes, c’est en particulier dans ses périodes d’oisiveté qu’il était, comme seul un comédien, prêt à tout et à rien.
Tout à coup, il se sentait sur le point d’intervenir, tout du moins de s’immiscer. Au lieu de ça, il se lança dans une course, loin des scènes de guerre, une course lente dans laquelle, s’inspirant librement du précepte The whole man must move at once, il s’efforçait de prendre conscience de chaque partie de son corps et de relier ces parties entre elles, une course qu’il appelait à part soi, en souvenir du titre d’un vieux film, « La Course Douce ». Depuis quelque temps déjà il venait, presque régulièrement, un moment de la journée où, juste pour de brefs instants, ou pour quelques pas, l’envie de courir le prenait. « Voici le moment de la Course Douce ! », se dit-il. Le temps de la Course Douce n’était jamais arrivé aussi tôt que le jour de la Grande Chute. Et la course n’avait pas non plus l’effet que son nom promettait. Et quel était plus généralement son effet ? – La Course Douce arpentait pour lui les environs, les façonnait en cercles, triangles, carrés, trapèzes, parallélogrammes, dans l’esprit de la phrase ancienne : « Le dieu arpente sans cesse la terre. » Le dieu « géométrisait » continuellement ? Le Coureur Doux comme géomètre ? Tout autour de la terre ? Ou, pour le dire encore autrement, la Course Douce non seulement comme un niveau, mais comme la balance même de l’air, du feu et de la terre – la balance des éléments ? La mesure élémentaire ?
Le comédien dans sa course ressentit une faim soudaine. C’était la deuxième fois qu’il avait faim ce jour-là, et justement c’était la bonne. C’était la faim d’un repas, et de beaucoup, beaucoup d’autres choses encore. Elle était si vive que lui, l’affamé, non, le mort de faim, se sentait au bord des larmes. Dans un instant il pleurerait, non, il éclaterait en sanglots et ne s’arrêterait plus. Non, il ne pleurerait ni n’éclaterait en sanglots : s’il n’assouvissait pas cette faim, il mourrait sur-le-champ. La faim d’un repas était amplifiée par la faim d’une, non, de la femme, tout en bas au centre de la ville – ne plus faire qu’un avec elle, maintenant, et maintenant, non pas la bête, mais le dieu à deux dos –, et cette faim-là était amplifiée à son tour par une faim de – oui, de quoi ? de quoi donc ? Et enfin il comprit. Autant le comédien n’avait que peu de goût pour le Goethe de Faust, autant il jugeait stimulant l’autre Goethe, celui de « la présence de la faculté supérieure », expression qui désignait l’Esprit. Oui, c’était à la fois la faim d’un repas, d’une femme et de l’Esprit qu’il sentait se déchaîner en lui. Il mourrait, là, sur-le-champ, s’il ne rencontrait pas sans plus attendre l’Esprit. Veni, Creator Spiritus !
S’il cherchait désormais du regard une maison de Dieu, il ne suivait en cela que sa peur mortelle, et il n’était guidé que par son instinct. Depuis quelque temps déjà, dans le vacarme et les cris, on entendait une cloche, ni un carillon, ni un appel, un seul coup à chaque fois, à de longues secondes d’intervalle. Ce n’était pas qu’on sonnât une heure en particulier. Ce tintement de cloche répété, toujours semblable, qui n’en finissait pas, était un son mineur, ou du moins c’est ainsi qu’il retentissait à ses tympans. Quoiqu’il fût plutôt doux, il couvrait, sitôt qu’on s’y était accordé, le tumulte, en bas sur terre et là-haut dans les airs, ainsi que le roulement, les coups de klaxon du périphérique extérieur, dont il s’approchait. Le son monotone de la cloche était d’une tristesse qui vous terrassait et finissait par tout pénétrer. Ce ne pouvait être une cloche de cimetière, ce n’étaient pas des accents funèbres, ni à plus forte raison le tintement d’un glas ; il l’avait sonné lui-même autrefois, pour la mort de son père, courant, après son dernier râle, dans le gris froid de l’aube, à l’église, pour tirer sur la plus fine des cordes, d’une main seulement – c’est qu’elle était si petite, la cloche des Morts. Celle de maintenant devait être une vraie cloche. Et personne qui la sonnât, c’est automatiquement que le battant ébranlait la fonte, ou peu importe ce que c’était, après tout pourquoi pas un gong, et cette cloche serait la cloche d’un temple. À moins qu’il ne fût trois heures de l’après-midi, et que le tintement de la cloche ne rappelât la crucifixion sur le Golgotha ? Peu lui importait, et il se garda de regarder l’heure.
Il avait le temps, « encore », aussi suivit-il le son de la cloche. Il venait, « cette fois j’en suis sûr », d’une maison de Dieu, que ce fût une église, un temple ou une mosquée. C’était une église, pas plus haute que les autres maisons de la rue, et qui se distinguait seulement par son petit clocher, d’un bleu pâli, coiffé d’une croix rouillée qui pouvait être aussi bien une antenne de télévision. Sur-le-champ la peur l’abandonna, et sa course se fit douce – une course qui l’adoucissait, lui, et tous ceux qui venaient vers lui. (Il n’y avait personne.) Et, dans sa faim dévorante d’un corps précis et de l’Esprit créateur, il y avait une chose dont il était sûr : la maison de Dieu serait ouverte, et, quoique ce fût l’après-midi, on y dirait une messe, et il serait juste à l’heure.
Il en fut ainsi. On venait justement d’allumer les cierges de l’autel, le prêtre, dans la sacristie ouverte, avait revêtu ses habits sacerdotaux, et, plongé dans son Livre, et en même temps parfaitement éveillé, se préparait à l’office divin. Le comédien était le seul fidèle dans la grande nef, et le resterait pendant tout l’office. Le prêtre, devant l’autel, ne remuait les lèvres qu’en silence, disait une Messe Silencieuse, comme on appelait ça autrefois, ou comme on l’appelait encore. L’unique fidèle rattachait plutôt ces messes silencieuses aux premières heures du matin, à la première messe du jour, bien avant celles qui peut-être suivraient, de même qu’autrefois, quand il avait sonné le glas pour son père, dans l’église du pays fluvial, une Messe Silencieuse se déroulait justement ; à moins qu’il ne l’ait imaginé ?
Il était bel et bon que, depuis le Kyrie eleison jusqu’à la lecture de l’Évangile en passant par celle des Épîtres, on n’entendît dans l’espace de l’église que la psalmodie du prêtre, en une remémoration silencieuse ; bel et bon aussi que le visiteur semblât ne pas exister pour le religieux : comme s’il célébrait cet office divin pour lui seul, et comme si ces signes de croix qu’il lui arrivait de faire, se retournant soudain, sans un mot, vers l’espace des fidèles, s’adressaient aussi bien à ce papillon de nuit isolé, à la poussière qui tourbillonnait dans un rayon de soleil, à ce nid d’hirondelle vide sous la galerie, et, plus encore, à l’espace vide lui-même.
Le son monotone du gong ou de la cloche se prolongea pendant toute la cérémonie ; à présent toutefois, et bien que sur le même registre, sans un soupçon de deuil. Ce ne fut qu’après l’Évangile que le prêtre, se retournant encore, au lieu de dispenser à qui que ce soit sa bénédiction, se redressa de toute sa hauteur, prenant dans son surplis brodé d’or des proportions gigantesques, et fit entendre un sermon, pénétrant, et qu’il aurait adressé, si personne d’autre n’avait été présent, à la poussière dans ce cône de lumière, aux vermoulures des bancs, à lui-même. Et pourtant, quoique le curé, dans son discours, ne le regardât jamais, c’est à lui, précisément, que s’adressaient ses paroles, comme si, en même temps que la messe, il avait lu aussi ses pensées : « Oui, l’impuissance de Dieu ! Mais son omniprésence est sa puissance, la seule. C’est-à-dire, elle le serait, si. Elle serait une puissance, et pas n’importe laquelle, si, ayant besoin d’elle, j’en prenais conscience et m’adressais à elle. Et j’en ai besoin. Mais : Où m’adresser ? Et comment ? Et, oui ! : le corps de la femme est la descente de l’omniprésence de l’Esprit dans la nuit. C’est avec la femme que s’amorce l’autre langage, que commence l’autre énonciation. Et que celle-ci dure encore et encore ! Faire exulter les corps. La femme, l’autre lettre. Ce n’est pas moi, qui vais sur la femme, c’est elle qui vient sur moi, et ma chair se fait esprit. Moi, l’homme, l’affamé, elle, la femme, l’assoiffée – l’homme la faim, la femme la soif ! Désir du désir de l’autre. Rien ne passe le désir, ne passe notre faim et notre soif à tous les deux. Haut nos deux cœurs ! Amen. Ainsi soit-il. »
Lors de la transsubstantiation, il aurait été indiqué que le seul fidèle à célébrer l’eucharistie tombât à genoux. Le comédien, jusqu’alors, n’avait pas pu s’y résoudre, pas même au cinéma, et, même maintenant, sur son banc, il se contenta de plier les genoux, comme depuis l’enfance, espérant que le curé y verrait un agenouillement. Mais au même moment il ressentit un besoin, un désir – ou n’était-ce qu’un élément de sa faim ? –, non seulement de tomber à genoux, mais de s’affaler de tout son long et de rester couché là, face contre terre, et en même temps c’était un soulagement, qu’il ne lui fût pas possible de s’écrouler, là, parmi les bancs. Il ne communia pas ; le prêtre là-bas devant l’autel resta seul à manger l’hostie ; la deuxième, qu’il prit dans le ciboire et souleva en une invitation, il la reposa. C’est au singulier qu’il prononça alors la bénédiction finale, le « Allez en paix », en s’adressant expressément à l’unique fidèle : « Va en paix ! »
Puis il convia le comédien à un festin dans la sacristie. Le prêtre enleva son surplis, dévoilant un bleu de travail qui parut de bon augure à son hôte. L’allégresse qui émanait de la célébration de l’eucharistie et persistait – toutes choses transformées en ce qu’elles étaient, une table, les toiles d’araignée – fut amplifiée par la nourriture et par la bouteille de vin que le curé sortit d’un sac de supermarché, avec deux gobelets en carton. La table, où reposait il y avait un instant encore le surplis brodé d’or, se changea en table de salle à manger. Étrange de voir à quel point savourer un repas pouvait rendre pensif, ou, à l’inverse, une certaine pensivité donner de la saveur même à un plat banal, et comme, pendant un repas comme celui-là, on se sentait protégé, et voulait que ça ne cesse pas.
Exclamation du prêtre, ne s’adressant à personne en particulier : « Comme les choses peuvent perdre leur goût, quand on est seul. Les meilleurs plats en perdent leur saveur. Mais un repas comme celui-là, quel qu’il soit : quel délice. » Puis il se mit à raconter. C’était un ancien mécanicien auto, et la vocation ne lui était venue que tardivement ; et, après le repas, il s’en irait cueillir dans le jardin, derrière l’église, les premières pommes, les pommes précoces ! ; cette région-ci, avant qu’elle devînt un territoire urbain, était une vaste terre à fruits, royale, avec des variétés très particulières, royales justement.
L’allégresse, partagée par tous deux, se prolongea lorsque, après avoir bu et mangé, ils firent du rangement ensemble dans la sacristie, réparèrent ceci et cela, et elle ne disparaîtrait pas de sitôt. Il était tout naturel qu’il eût sur soi, lui, l’étranger au lieu, de petits outils, un tournevis, du papier émeri, des ciseaux, et qu’il donne un coup de main. Et lorsque, pour finir, il sortit d’un petit étui, dans la poche intérieure de son veston, une aiguille à coudre et du fil doré et argenté, et s’attaqua à l’un des surplis du curé, celui-ci essaya de deviner quel était son métier. L’autre, malgré son costume chic et sa cravate, n’était pas un grand seigneur, ni même un seigneur. Ses mains attestaient à elles seules qu’il avait l’habitude de mettre la main à la pâte, et depuis tout petit. Mais peut-être était-il malgré tout un seigneur, un grand seigneur, déguisé cependant. Au moment où il était entré dans l’église, avant qu’il n’ôtât son chapeau à bord mince, piqué de deux plumes de faucon, il avait eu en effet sous les yeux, lui, le prêtre, un roi, l’un des Louis, non, pas le Roi-Soleil, mais celui qui vécut quelques siècles plus tôt, fut couronné roi étant encore enfant et resta toute sa vie un Roi-Enfant, et devint plus tard Saint Louis, en raison des croisades (il mourut au cours de l’une d’elles), ou malgré ces croisades, plutôt puériles, et pas seulement avec le recul, et, à ses yeux à lui, malgré tout un saint, comme seul saint François d’Assise, et un roi thaumaturge. Ou cet autre, là, était un desperado, un homme sans loi. Il avait quelque chose d’un criminel. Certes, il n’avait tué personne jusqu’alors, mais il en paraissait capable ; un jour il tuerait, peut-être aujourd’hui même. Ou encore, et c’est bien ce qui semblait le plus vraisemblable au prêtre, il n’était personne, personne en particulier, un épouvantail en plein champ, changeant de silhouette au gré de la lumière et du vent, s’enflant en géant pour s’effondrer, pauvre misérable, l’instant d’après, donnant l’illusion d’être une femme, un couple, une tribu entière pour n’être finalement plus rien ni personne. Mais d’une façon ou d’une autre cet homme venait d’un pays tiers, et à ce titre il était le bienvenu. Et le prêtre donna alors un nom au comédien : « Christophe – car vous portez, car tu portes le poids du monde ! Et les traits de ta bouche attestent que tu as bu la coupe de l’amertume jusqu’à la lie, et même pas à contrecœur. »
Puis ce fut au tour du comédien de deviner. Il regardait un tableau sur le mur de la sacristie, qui représentait un homme à son pupitre, écrivant de la main droite, et, de la gauche, pressant contre ses lèvres un objet à demi dissimulé : c’était bien ce charbon ardent avec lequel le prophète, traçant ses visions, se purifiait les lèvres ? Deviné, ou pas : car lui, le prêtre, au lieu de voir dans cet objet qui guidait le scripteur un charbon ardent, y voyait plutôt une boule de glaise, ou, mieux encore, une boule de neige fraîche, particulièrement glacée, et que le scripteur pressait contre ses lèvres, tout comme ses lèvres se pressaient contre elle. Sur quoi le prêtre poursuivit : « Mais trêve de plaisanterie. Tu n’es ni un roi, ni un desperado, frère Christophe. Tu es un comédien. À quoi je l’ai reconnu ? À ton inapparence, à ce que tu passes inaperçu. Même tout seul en rase campagne on ne te verrait pas. Et à quoi je l’ai reconnu, une fois encore ? À ta gravité si parfaite, à ton recueillement, intérieur et extérieur. Et à quoi l’ai-je reconnu encore ? À ta droiture, à ton absence de dissimulation. À ton inconditionnalité. Et pourquoi j’ai reconnu tout cela ? Parce que je suis un prêtre, et à ce titre moi-même un comédien, il le faut bien. »
Il poursuivit, transporté, son pèlerinage vers la ville, et la joie qui était la sienne n’était pas comme tant de joies des années précédentes. « Dis, comment étaient-elles ? » (Question à lui-même.) « D’abord, elles se faisaient plus rares. Puis elles passaient vite, s’arrêtaient net. Elles s’arrêtaient, ou c’est moi qui les arrêtais, les joies. Et cela tenait à ce que ma joie, voulant se déployer au-delà de moi-même, se heurtait inévitablement, à un moment précis, au malheur des autres, à ma conscience du malheur, de la misère et de la déréliction des autres. Il ne me suffisait pas de cesser de lire le journal et de regarder la télévision. Ce n’était pas seulement la conscience de toutes les victimes des tsunamis, des famines, des guerres, dans le tiers-, le quart-monde, etc. Il suffisait que je pense à mon fils lointain et à la solitude de celui-ci – quand elle n’aurait été qu’imaginaire –, pour que moi, l’homme joyeux, je me sente dans mon tort. Et pourtant c’est bien dans la joie que je me figurais, que je percevais, que je ressentais le plus vivement, le plus nettement l’Autre, quel qu’il fût. Dans ma joie, à la frontière de celle-ci, j’éprouvais le besoin d’aider, et, comme tout secours était impossible, la joie s’arrêtait. Elle n’avait plus de raison d’être. Et pour finir elle ne reparut plus. Et pourtant elle existait, il fallait bien qu’elle existe, puisque je l’avais connue. Sauf que je ne savais plus ce qu’elle était. »
La joie, maintenant, le jour de la Grande Chute, n’était pas importunée par le malheur des autres. Ou plutôt non : le malheur y était omniprésent, mais il apparaissait comme un élément de cette joie, et il la travaillait, au lieu de la contrecarrer. C’était une joie travaillée de douleur, dans laquelle le pèlerin s’en allait désormais, et, en elle, avec elle, à travers elle, il ne ressentait ni mauvaise conscience, ni sentiment d’être dans son tort : ce n’était pas sa joie personnelle qui le portait, elle n’avait rien à voir avec lui et lui seul, elle le dépassait. Cette joie douloureuse était une joie unanime. Il la partageait, même s’il s’en allait justement tout à fait seul ; la partageait avec qui ? Avec rien ni personne en particulier, avec l’air d’été, les horizons, les crottes de chien dans le caniveau, un vieux ticket de parking ou de pharmacie. Et elle ne se serait pas manifestée s’il était resté seul dans une église vide, non plus que dans n’importe quelle solitude. Elle naissait d’une purification, par une cérémonie, une cérémonie collective – quand bien même n’eussent-ils été que deux –, et cette purification aurait pu naître, tout aussi bien, d’une autre cérémonie que la messe ? Peut-être, peut-être pas. Cette joie collective n’était pas un hasard. Comme elle vous faisait joliment mal. Les jambes de votre pantalon claquaient au vent comme des voiles. Toute cette énergie qu’elle produisait. Pour faire ? Ne pas faire. Oui, c’était décidé désormais, le comédien renoncerait à la fête donnée en son honneur, ce soir-là, tout en bas, dans la capitale. Et au film du lendemain ?
Il hésita tout autant lorsque, juste avant le périphérique, il tomba sur une route qui s’en allait droit vers des lointains vallonnés, sans une seule construction ou presque, bordée de chaque côté par une steppe caillouteuse, et qui avait quelque chose d’une grand-route ; il s’écria malgré lui : « Salve, Carretera, Magistrala, Highway Sixty-Six ! » Revenir sur ses pas, loin de la ville ?
Ce fut oublié sitôt qu’un autocar, venu de la ville, s’approcha, très haut, bleu acier, flambant neuf, rempli de soldats en chemin vers leur garnison ; au volant, tranchant sur les autres, un conducteur dans des vêtements on ne pouvait plus civils : une jeune femme, blonde, les cheveux détachés, d’une beauté frappante, effrayante, et cette Beauté, ouvrant de grands yeux, sans un sourire, avec une gravité parfaite, le salua, lui, au bord de la Carretera. À moins que ce salut ne s’adressât à quelqu’un d’autre, derrière lui, dans une voiture ? Aucune voiture n’était passée, et il était le seul piéton en chemin.