6

La coloc

C’est toi ma compagne de chambre ? demanda une voix familière.

Athéna leva les yeux du bureau de sa nouvelle chambre de dortoir, pour voir Pandore qui se tenait dans l’embrasure de la porte.

« Oh non ! »

Elle savait qu’elle devait partager la chambre avec quelqu’un, car l’un des placards était déjà plein de vêtements lorsqu’elle était montée aux dortoirs après son dernier cours. Mais jusque-là, elle ne savait pas avec qui.

— J’imagine, dit Athéna en essayant de sourire.

Ce n’était pas qu’elle n’aimait pas Pandore, elle trouvait seulement qu’elle parlait un peu trop.

— Beaucoup de devoirs, hein ? demanda Pandore après avoir lancé ses effets scolaires sur son lit.

Leur chambre était petite, avec deux lits, deux bureaux et deux placards identiques de part et d’autre de la pièce. La salle de bain et les douches étaient au bout du couloir.

Athéna hocha la tête.

— Il devrait y avoir une loi contre les devoirs le premier jour d’école.

— Ça serait chouette, n’est-ce pas ? dit Pandore en s’approchant et en étirant le cou pour lorgner du côté d’Athéna. Sur quoi travailles-tu ?

« Ne sois pas si envahissante », voulut lui dire Athéna. À la place de quoi, elle répondit :

— Quelque chose pour la Foire aux inventions.

— Vraiment ? Quoi ?

Athéna soupira. Pallas et elle s’étaient couchées très tard la veille de son départ, et sa première journée à l’école l’avait épuisée.

— Euh… Pandore, j’ai beaucoup de travail, et beaucoup de rattrapage à faire, alors…

— Oh ! bien sûr, je comprends.

Pandore se tint tranquille pendant environ une demi-seconde, puis elle proposa :

— Tu as besoin d’aide ?

— Non merci, répondit Athéna automatiquement.

Elle ne voulait pas qu’on croie qu’elle était débordée.

— Et toi, tu n’as pas de devoirs ? poursuivit-elle.

— Moi ? Non. J’ai tout terminé à la salle d’étude, dit Pandore.

« Si une mortelle comme Pandore y arrive, je devrais pouvoir faire de même », pensa Athéna.

Dommage qu’elle n’ait pas choisi une période d’étude au lieu de suivre un cours de plus.

Sans même demander la permission, Pandore prit la pile d’esquisses qu’Athéna avait posée sur son lit et commença à les regarder. Elle examina celle du dessus, le dessin d’un ovale. Elle la retourna de tous les côtés, puis la remit à l’endroit.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce sont mes idées d’inventions pour le concours de l’école. J’ai appelé celle-là une « olive », dit Athéna. Il s’agit d’un petit fruit de la taille de ton pouce. Je l’ai inventée pour donner plus de goût à la salade céleste que les préposées de la cafétéria préparent, pour ajouter un petit quelque chose de salé et de différent. Je n’ai pas encore dessiné l’arbre sur lequel elles pousseront, mais ce sera un arbre à feuilles persistantes, avec de jolies feuilles vert argenté sur des branches que l’on pourra tresser pour en faire des couronnes.

— Hum. C’est certainement délicieux, mais pour ma part, je ne suis pas très salade, dit Pandore.

Elle fronça les sourcils, puis passa à l’esquisse suivante.

— Pourquoi as-tu dessiné la nouvelle fourche de Poséidon ?

— Ce n’est pas une fourche.

Athéna se rapprocha pour lui monter les différences.

— Cette invention s’appelle un « râteau » ; et il possède beaucoup plus de dents que son trident.

— Mais à quoi ça sert ? À occire les chimères ou calmer les furies ?

— Non, dit Athéna en se sentant un peu gênée. C’est pour les mortels, pour le travail à la ferme ou dans le jardin. En l’inventant, je pensais à toutes les feuilles et à tout ce foin que j’ai vu dans les champs lorsque je m’envolais vers le mont Olympe ce matin. C’est ce qui m’a donné l’idée. Mon râteau pourrait les ramasser bien mieux que n’importe quel balai.

Pandore plissa le nez, visiblement peu impressionnée. Elle pensait sans doute qu’un râteau à foin était un objet trop inintéressant pour gagner.

Pandore prit un troisième dessin.

— Et ça ?

— Ça s’appelle un « bateau », dit Athéna en croisant les doigts pour qu’elle aime au moins une de ses idées. Il flotte sur la mer comme un voilier en papyrus ou un radeau fait de joncs. Mais en plus gros, pour pouvoir contenir beaucoup de gens.

Pandore l’examina comme il faut, en penchant la tête sur le côté.

— Je dis « peut-être », pour celui-ci.

Athéna hocha la tête, se sentant un peu démoralisée. Elle avait cru que ses inventions étaient plutôt bonnes, mais le manque d’enthousiasme de Pandore était un tant soit peu décourageant.

Toc, toc, toc.

— Qui est là ? cria Pandore.

Laissant tomber les esquisses sur le lit d’Athéna, elle traversa la chambre pour ouvrir la porte à la volée. Aphrodite se tenait devant, dans le couloir.

— D’où arrives-tu ? demanda Pandore en sortant la tête et en regardant à gauche et à droite dans le couloir.

— Neuf portes plus loin, dit Aphrodite en entrant. Artémis est dans la chambre voisine de la mienne.

— Vous ne partagez pas ? demanda Pandore.

Aphrodite fit non de la tête.

— Il lui fallait un lit pour ses chiens, et moi j’avais besoin d’un plus grand placard. Alors, on a chacune notre chambre.

— Et Perséphone ? demanda Pandore en rentrant la tête. Est-elle au même étage que nous ?

Aphrodite sourit à Athéna, en haussant les sourcils. Son regard exprimait la sympathie. Les questions incessantes de Pandore lui tombaient probablement sur les nerfs aussi, songea Athéna. Elle lui rendit son sourire, heureuse que quelqu’un d’autre la comprenne.

— Perséphone va habiter à la maison, chez sa mère, cette année, répondit Aphrodite.

En entendant le mot « maison », Athéna se sentit bien seule tout à coup, malgré l’excitation d’apprendre à connaître de nouvelles amies.

— Artémis et moi, nous avons pensé que tu t’ennuyais peut-être de la maison, dit Aphrodite, comme si elle avait lu dans ses pensées. Alors, on a imaginé faire une fête de bienvenue à l’AMO.

Avant même qu’elle puisse ajouter un mot de plus, on entendit du bruit dans le couloir, puis Artémis s’engouffra dans la chambre. Ses trois chiens sautillaient derrière elle en remuant la queue. Elle posa un bol rempli de croustilles sur le lit de Pandore, puis se dépêcha d’aller ouvrir la grande fenêtre de la chambre. Elle ne sembla pas remarquer que ses chiens commençaient à dévorer sa collation.

— Venez voir ! cria-t-elle. Quelqu’un fait pleuvoir toutes sortes de choses bizarres sur Terre. C’est la chose la plus extravagante que je n’ai jamais vue !

Les quatre filles se serrèrent à la fenêtre pour regarder dehors. Une tempête d’objets qui ressemblaient de manière suspecte à ceux qu’Athéna avait dessinés apparut de nulle part.

Les objets tourbillonnèrent dans les airs en tornade pendant quelques secondes, puis commencèrent à tomber, un à un. À mesure que la gravité les attirait sur Terre, des lumières dans les villages et les villes bien loin en bas commencèrent à scintiller. Des voix leur parvenaient à travers les nuages.

— Aïe !

— Arrêtez !

— Aïe ! Aïe !

— Pourquoi les dieux sont-ils si fâchés contre nous ?

— Que se passe-t-il ? À qui sont ces voix ? demanda Athéna.

— Des mortels, dit Aphrodite. Ils se plaignent si fort qu’on peut les entendre d’ici.

— Houla ! Quelqu’un à l’Académie va se faire taper sur les doigts pour cette mauvaise plaisanterie, dit Artémis.

Pandore écarquilla les yeux et se tourna vers Athéna.

— Lorsque tu as inventé tes objets et que tu faisais tes croquis, est-ce que tu as bloqué tes cogitations ?

Athéna secoua la tête. « Bloquer ses cogitations » ? Mais qu’est-ce que ça voulait dire ?

— Je ne savais pas que j’étais censée le faire, bredouilla-t-elle. Je veux dire, je ne sais même pas comment faire ça.

— Oh oh, dit Aphrodite, l’air inquiet. Où sont ces croquis ?

Athéna lui montra la pile sur son lit.

Artémis les avait déjà découverts et elle était en train de les feuilleter.

— Nom d’un chien ! Ils ressemblent en tous points aux objets de la tempête.

— Il ne faut jamais faire de croquis avant de leur jeter un sort afin qu’ils restent sur le papyrus, l’avertit Aphrodite.

— QUI EST-CE QUI COGITE DE LA SORTE ? tonna une voix dans la cour, sous la fenêtre.

— Zeus est en bas ! chuchota Pandore, les yeux écarquillés.

À la mention du nom du directeur, les chiens d’Artémis levèrent la tête d’un air intéressé pendant un instant, puis ils se remirent à mâcher des croustilles.

Athéna jeta un œil dehors. Zeus se tenait dans la cour, les poings sur les hanches, et il n’avait pas l’air très content.

Craintivement, elle agita la main pour attirer son attention.

— Euh… Papa, euh… Monsieur le directeur Zeus ! Je crois que c’est moi. Désolée !

— Athé ? C’est toi ? rugit Zeus en levant la tête pour la regarder avec indignation. Tu ne peux pas penser comme ça impunément à toutes sortes d’idées saugrenues ! Ne sais-tu pas que tout ce qu’une déesse fait a des conséquences sur les mortels, en bas sur Terre ? Il y a des règles à suivre, pour l’amour des dieux !

Sa grosse voix se réverbérait sur les murs, projetant des échos dans toute la cour et à l’intérieur de l’école.

— Mais je ne savais pas, lui répondit Athéna.

— Tout est écrit dans le Manuel de l’apprentie déesse. Tu devrais avoir fini d’en mémoriser les 2001 règles, lui lança-t-il d’en bas.

— Mais je suis arrivée aujourd’hui seulement, protesta Athéna. Je n’ai pas eu le temps…

— PAS D’EXCUSES ! tonna Zeus si fort cette fois que le miroir vibra sur le mur.

Puis, marmonnant dans sa barbe, il rentra à grands pas dans l’école.

C’est alors qu’Athéna remarqua tous les étudiants rassemblés dans la cour. Et il y en avait encore plus aux fenêtres et aux portes de l’édifice, s’étirant le cou pour écouter. Ils avaient tout entendu. Comme c’était embarrassant ! Elle se laissa glisser le long du mur pour s’asseoir sur le sol, sous la fenêtre.

— Je suis nulle comme déesse, grommela-t-elle

— Ne t’en fais pas, dit Artémis en essayant de lui remonter le moral. Zeus aboie plus fort qu’il ne mord. Il me colle toujours des points d’inaptitude lorsque mes chiens se montrent trop turbulents, puis il oublie.

Elle s’agenouilla pour faire un câlin de groupe à ses trois chiens.

— N’est-ce pas, les gars ?

— Vraiment ? demanda Athéna avec espoir.

Lorsque les autres hochèrent la tête, elle se sentit un peu mieux. Après qu’Artémis fut allée chercher un autre bol de croustilles et de la trempette à l’ambroisie, les quatre filles s’assirent sur l’un des lits, ouvrirent quatre bouteilles de nectar et se mirent à grignoter la collation.

— Je suis sûre que tout peut te sembler bien difficile maintenant, mais tu vas te rattraper dans très peu de temps, dit Aphrodite à Athéna pour la rassurer.

— Mon premier trimestre ici, à l’Académie, a été un fiasco, dit Artémis en jetant des croustilles à ses chiens une à une. Je ne suis pas arrivée à maîtriser la matière du cours de sortilèges-ologie pendant une éternité. Je n’arrêtais pas d’éternuer et de changer tout le monde en chiens. Ou en puces.

— Vous vous rappelez ce que j’ai fait en cinquième année ? dit Pandore en roulant les yeux.

— Oh oui ! Qui pourrait oublier ça ? dit Aphrodite.

— Quoi ? demanda Athéna.

— J’ai accidentellement ouvert une boîte de désastres dans la classe de monsieur Épiméthée, et la majorité des désastres se sont enfuis sur Terre, admit Pandore. J’ai cru que Zeus allait assurément me renvoyer à la maison. Ou pire encore. Mais il ne l’a pas fait.

Si Pandore n’avait pas été expulsée pour avoir fait une bêtise si grosse, Zeus ne l’expulserait certainement pas non plus pour sa petite erreur de cogitation, pensa Athéna. Bien que Pallas lui manquât, elle ne voulait pas être bannie et devoir retourner au lycée Triton.

Elle était trop heureuse d’avoir rencontré de nouvelles amies et elle aimait beaucoup ses nouveaux cours ici, à l’AMO. En même temps, elle se sentait coupable d’avoir autant de plaisir. Mais Pallas aussi allait rencontrer de nouveaux amis. Elle comprendrait. N’est-ce pas ?

Des heures plus tard, après qu’Aphrodite et Artémis furent retournées dans leurs chambres et que Pandore se fut endormie, Athéna fixait avec lassitude les devoirs qu’il lui restait à faire. Elle aurait bien laissé tomber tout à fait la Foire aux inventions, mais désormais elle se sentait redevable envers les mortels à cause de ce qu’elle leur avait fait accidentellement cet après-midi-là.

Peu importe ce que disaient les autres filles, elle croyait toujours qu’elle était nulle comme déesse. Du moins jusqu’alors. Peut-être les choses iraient-elles mieux le lendemain.

Elle s’installa à son bureau et se mit à travailler.