5
Ignambroisie
Après le cours de bêtes-ologie, c’était l’heure du déjeuner. À la cafétéria, une dame munie de huit bras comme une pieuvre servait les étudiants qui faisaient la queue, prenant la nourriture dans de grands bols de terre cuite orange décorés de silhouettes noires représentant des personnages. Athéna ne reconnut aucun des mets qu’on lui présentait et elle ne savait pas quoi choisir. Qu’est-ce que c’était, de l’ignambroisie ? Ou du nectaroni ? Ou encore du ragoût du Styx ?
La grande salade céleste ne semblait pas trop bizarre. C’est ce qu’elle choisit, et pour boire, elle prit une boîte de nectar. Et enfin, elle attrapa un gros biscuit dans une corbeille qui en était remplie.
Athéna apporta son plateau vers les tables. Comme elle ne voyait pas Aphrodite, elle se dirigea vers une place libre à la table suivante.
— N’entends-tu pas un bourdonnement, Sthéno ? demanda une voix désagréable alors qu’elle s’assoyait.
Oh non ! Elle avait choisi la table où étaient assises Méduse et ses deux sœurs ! Athéna décida de les ignorer, en espérant que c’est ce qu’elles feraient elles aussi.
Pas de chance !
L’une des sœurs de Méduse pencha la tête, faisant mine d’écouter quelque chose.
— On dirait un moustique, ne crois-tu pas, Euryale ?
— Non, plutôt une abeille, répondit sa sœur Sthéno.
— Ou… je sais… une mouche ! dit Méduse.
Pheme avait dû raconter à tout le monde ce qu’elle avait entendu dans le bureau de Zeus !
— Charmant, marmonna Athéna. Très charmant. Je me demande si on parle d’intimidation dans le Manuel de l’apprentie déesse ?
Posément, elle sortit le rouleau rose de son sac.
Grimaçant méchamment, Méduse se leva avec son plateau.
— Venez, Sthéno et Euryale. Allons à une autre table. Je ne sais pas pourquoi, mais celle-ci me donne mal à la tête.
— Peut-être as-tu avalé la mère d’Athéna, dit Sthéno.
Rigolant comme s’il s’agissait de la blague la plus drôle qu’elles n’aient jamais entendue, les trois filles s’en allèrent vers une autre table.
Espérant que personne n’aurait remarqué qu’on l’avait abandonnée d’une manière si grossière, Athéna mit le rouleau rose de côté et termina sa salade. Puis elle ouvrit le manuel pour y jeter un coup d’œil. Une délicieuse odeur parfumée en sortit alors qu’elle déroulait le papyrus rose.
Le premier chapitre lui en apprit beaucoup sur les dieux et les déesses. On y disait que les mères déesses et les pères dieux étaient très occupés et qu’ils oubliaient parfois de s’occuper de leurs enfants pendant plusieurs années de suite. Eh bien, cela expliquait pourquoi Zeus ne l’avait pas fait venir avant.
Athéna glissa un doigt le long du papyrus. « Les dieux et les déesses demeurent immortels en se nourris-sant d’une substance divine appelée ambroisie et en sirotant du nectar », y lut-elle. Alors, c’était ça qui coulait des fontaines du mont Olympe !
Elle continua à lire, mais même si elle continuait à dérouler le mince rouleau, celui-ci ne semblait pas avoir de fin. C’était une forme de magie, se rendait-elle compte, qui permettait à une grande quantité d’information de tenir dans un petit rouleau de papyrus. Elle lisait en diagonale, remarquant que l’on trouvait aussi dans le manuel une liste des règles de l’école, notamment l’interdiction d’intimider les autres élèves, un code vestimentaire et les manières de tourmenter les mortels. Elle allait adorer apprendre à faire ça. Mais bien entendu, jamais elle ne tourmenterait des mortels aussi gentils que Pallas.
En soupirant, elle souhaita que Pallas fût là au même moment. Elle aurait alors quelqu’un de gentil à qui parler. Mettant de côté le rouleau rose, Athéna sortit de son sac une pelote de laine jaune. Tricoter la détendait, et cela l’aiderait à cacher le fait qu’elle était une perdante sans amies. Le léger cliquetis des aiguilles la réconfortait.
La période du déjeuner tirant à sa fin, elle se rappela le biscuit. Le retrouvant sous le rouleau rose, elle en retira l’emballage et en prit une bouchée.
Instantanément, une petite voix théâtrale annonça :
— Tu deviendras célèbre.
— Quoi ?
Athéna regarda tout autour, les yeux écarquillés. Il n’y avait personne à proximité.
— Qui a dit ça ? demanda-t-elle.
Mais personne ne répondit.
Elle prit une autre bouchée.
— Tu deviendras célèbre, répéta la petite voix.
Cela venait du biscuit !
Athéna le laissa tomber sur la table, en le regardant avec méfiance.
— Hum, es-tu vivant ?
Silence.
Se penchant en avant, elle lut ce qui était écrit sur l’emballage : « BISCUIT ORACLE ». Les oracles prédisaient l’avenir. C’était un biscuit chinois, façon Olympe ! Un biscuit parlant, apparemment. Elle se leva pour aller jeter ses déchets, ne sachant trop quoi faire du biscuit. Les porte-bonheur étaient toujours si risibles, mais elle ne pouvait plus manger le biscuit, alors qu’elle le savait doté de la parole.
— Eh bien, adieu ! dit-elle avec incertitude, en le laissant sur la table.
En sortant de la cafétéria, une affiche sur le mur attira son attention.
GRANDE FOIRE DES INVENTIONS
INVENTE QUELQUE CHOSE QUE LES GRECS ADORERONT, ET
TU DEVIENDRAS CÉLÈBRE !
(EN PLUS D’OBTENIR DES CRÉDITS ADDITIONNELS)
DATE LIMITE D’INSCRIPTION : VENDREDI
JUGES : DES MORTELS GRECS
« Tu deviendras célèbre ? »
Quelle coïncidence ! Exactement les mêmes mots que ceux prononcés par le biscuit.
Athéna retourna la tête vers sa table juste à temps pour voir l’une des préposées de la cafétéria à tête de grenouille dérouler sa longue langue gluante et engouffrer le biscuit à moitié mangé. Celle-ci passa aux autres tables, mangeant des restes çà et là, puis essuyant les tables.
« Beurk ! »
Athéna se retourna de nouveau vers l’affiche, sous laquelle se trouvait une pile de formulaires d’inscription. Elle en prit un. Peut-être s’inscrirait-elle.
Au même moment, elle entendit un splouch, splouch familier derrière elle. Poséidon.
— Tu penses t’inscrire ? lui demanda-t-il.
Athéna fit un pas en arrière, car le trident qu’il tenait à la main dégouttait sur ses chaussures. Était-il allé nager ?
— Peut-être, répondit-elle. Et toi ?
— Bien sûr. Et je vais gagner, dit-il en relevant la tête avec arrogance et en la dévisageant.
— Si on en croit les rumeurs, poursuivit-il, tu serais plutôt brillante. Si tu veux, je peux te prendre comme assistante. Tu pourras m’aider à réaliser mon idée.
La prendre elle comme son assistante à lui ? Soudainement, Poséidon ne lui semblait plus aussi chou.
— Merci bien, mais j’ai mes propres idées, dit Athéna, un tant soit peu agacée. Et en passant, ta fourche dégoutte, ajouta-t-elle, faisant exprès d’utiliser le mauvais mot.
— C’est un trident ! dit-il en frappant le bout du long manche sur le sol.
— Peu importe, dit Athéna à la légère. À plus !
Apercevant Aphrodite parmi un groupe de filles un peu plus loin, elle fourra le formulaire dans sa poche et se dirigea vers elle.
— Salut, dit Aphrodite. Tu veux venir aux essais ?
— Les essais pour quoi ? demanda Athéna.
— La troupe des apprenties déesses.
Remarquant le regard égaré d’Athéna, Aphrodite lui montra du doigt la feuille d’inscription affichée sur le mur. « La troupe de meneuses de claques des ADS soutient les Titans combatifs, l’équipe sportive de l’Académie du mont Olympe lors des Jeux olympiques. Courses de chars et course à pied. Lancer du javelot et du disque. Lutte. Et autres sports de même nature. »
L’une des amies d’Aphrodite, la déesse aux cheveux foncés qui se trouvait à côté d’elle, commença à bouger les bras en mouvements orchestrés, tâche difficile s’il en est une avec un arc et un carquois accrochés aux épaules. Elle entonna ensuite un ban d’encouragement :
— Nous sommes forts ! Nous sommes combatifs ! Nous sommes les forts Titans combatifs ! Woo-hoo !
— Wouf-wouf !
Les trois chiens qui se tenaient à côté d’elle, un limier, un lévrier et un beagle, hurlèrent en faisant chorus avec elle au moment où elle lançait une jambe dans les airs.
— Wow ! C’était génial ! dit Athéna.
— Merci. C’est Perséphone qui a inventé celui-là, dit la fille modestement en parlant de la déesse aux cheveux roux qui se tenait à côté d’elle.
Aphrodite lui présenta Artémis, la fille aux chiens, et Perséphone, la fille aux cheveux roux bouclés.
— Tu devrais essayer. On aurait bien besoin de sang neuf dans notre troupe, dit Perséphone en s’adressant à Athéna d’une voix douce.
Elle était si pâle qu’elle aurait eu besoin de sang neuf elle-même, pensa Athéna.
— Je ne sais pas… commença-t-elle.
— Tu pourras côtoyer les beaux garçons de l’équipe des Titans, dit Aphrodite en souriant et en soulevant un sourcil parfait. Poséidon en fait partie.
— Tu es vraiment obsédée, la taquina Artémis en la poussant du coude légèrement. Qui se soucie de stupides jeunes dieux ? Moi je fais partie de la troupe pour garder la forme.
— Je doute avoir beaucoup de temps pour les activités parascolaires, dit Athéna.
Et, chose certaine, elle se fichait pas mal de côtoyer ou non Poséidon. Il était bien trop imbu de lui-même.
— Et ça paraît bien sur ton dossier scolaire de faire partie de la troupe des ADS, ajouta Perséphone pour l’amadouer.
Zeus serait probablement content si elle faisait partie de la troupe, rêvassait Athéna. Et elle avait vraiment envie de devenir amie avec ces filles sympa. Malgré tout, elle se demanda si s’inscrire à la Foire aux inventions, entrer dans la troupe des ADS et rester à jour dans ses études ne constituait pas un programme trop chargé pour ses premiers mois dans cette école. Et de plus, selon l’affiche, les auditions pour la troupe avaient lieu le lendemain après l’école !
Mais, faisant fi de ses appréhensions, elle s’entendit dire :
— Eh bien, je crois que je pourrais au moins essayer.
Se saisissant de la plume, elle inscrivit son nom sur la feuille.