7

Un homme à la mer

Le lendemain matin, Athéna se réveilla en retard. Un bien mauvais début pour sa deuxième journée. Puis, en se précipitant vers la classe, elle trébucha sur quelque chose dans l’escalier et tomba, s’écorchant un genou. Elle prit l’objet pour l’examiner, puis le fourra dans son sac. C’était un petit bateau, l’une des inventions qui étaient apparues par magie lorsqu’elle réfléchissait la veille. La majorité des objets étaient tombés sur Terre, mais celui-ci n’avait visiblement pas réussi à se rendre aussi loin.

Monsieur Cyclope la regarda d’un œil désapprobateur lorsqu’elle arriva en retard au cours d’héros-ologie, mais au moins, il ne la réprimanda pas devant tout le monde. Pour une raison ou pour une autre, tous les bureaux avaient été repoussés contre les murs de chaque côté de la salle. Au milieu de la pièce, il y avait une longue table entièrement recouverte d’une carte en trois dimensions. Le professeur et les étudiants se tenaient autour.

— Chacun de vous trouvera son héros quelque part sur cette carte, disait monsieur Cyclope.

Il avait repris les statuettes la veille à la fin du cours, expliquant aux élèves qu’elles ne devaient jamais quitter cette pièce.

Lorsqu’Athéna fut suffisamment près, elle vit que l’énorme carte était très réaliste. Il y avait des routes, des vallées, des villages et des châteaux entourés de douves. La plus haute montagne faisait près de 30 centimètres de hauteur, et l’on pouvait apercevoir dans les mers et les océans des créatures étranges recouvertes d’écailles.

— J’ai manqué quelque chose ? murmura Athéna à Aphrodite.

— Nous commençons nos périples, murmura Aphrodite en réponse. J’ai fait tomber Pâris amoureux d’une jolie mortelle nommée Hélène. Il vient juste de l’emmener dans sa forteresse pour lui montrer les lieux. N’est-ce pas romantique ? soupira-t-elle de ravissement.

— Bien joué, Bubulles, dit Méduse avec sarcasme. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, quelqu’un d’autre était déjà amoureux d’Hélène. Mon héros, Ménélas, le roi de Sparte.

— C’est vrai ? dit Aphrodite, l’air délicieusement gêné. Oups !

Méduse appela monsieur Cyclope pour s’en plaindre. Son œil étudia la carte attentivement, mais il ne sembla pas fâché outre mesure de ce qui s’était passé. Il dit plutôt :

— C’est quelque peu inhabituel, Aphrodite, mais j’aime le fait que tu aies été en mesure de poser des obstacles au succès de deux héros à la fois.

N’importe qui d’autre se serait attiré des problèmes pour avoir fait une telle erreur, pensa Athéna. Mais Aphrodite était si séduisante et gentille que vous ne pouviez pas faire autrement que l’excuser, peu importe ce qu’elle avait fait. À moins, bien entendu, que vous ne soyez Méduse, qui avait maintenant l’air plutôt maussade.

— Rappelez-vous que vous serez notés sur la créativité des périples que vous concevrez, et aussi sur votre capacité à tirer d’affaire votre héros, dit monsieur Cyclope à l’ensemble de la classe. Alors, ne leur rendez pas la vie trop facile. Ils doivent être mis à l’épreuve pour montrer de quel héroïsme ils sont capables. Sans cela, ils ne seraient que des mortels ordinaires.

Athéna y réfléchissait en cherchant sa figurine d’Ulysse. Mais où monsieur Cyclope avait-il bien pu le placer ? Elle le trouva enfin sur une île nommée Ithaque. C’était dans la mer Ionienne, à l’ouest de la Grèce. Elle le prit par la tête, le tenant à deux doigts.

Aphrodite s’étrangla presque en la voyant faire.

— Ne le tiens pas comme ça. Tu vas sûrement lui donner un terrible mal de tête.

— Oh ! Désolée, dit Athéna.

Se rappelant ce qu’avait dit Zeus sur le fait que tout ce que faisaient les jeunes déesses avait des conséquences pour les mortels, elle déposa délicatement Ulysse dans la paume de sa main.

« Hum. Où pourrais-tu aller, petit héros ? » se demanda-t-elle.

Étudiant la carte, elle réprima un bâillement. Elle était tombée endormie la nuit précédente au milieu de son devoir de lecture, mais la dernière chose qu’elle avait lue était qu’un périple devait toujours comporter une part d’émotions, une part d’action et une part de voyages.

La carte était comme une planche de jeu de société, songea-t-elle pendant qu’elle l’étudiait. Chaque héros travaillerait à un but précis, mais essaierait aussi de damer le pion aux autres. Et les jeunes dieux et déesses qui manipulaient les figurines seraient notés sur les succès de leur héros. Un peu comme un jeu d’échecs, mais en plus intéressant… et avec des résultats tangibles.

Athéna bâilla de nouveau. Elle était si fatiguée qu’elle pouvait à peine réfléchir. Posant les coudes sur le bord de la carte, elle appuya le menton dans sa main vide, juste un instant.

— Attention, tu vas le noyer ! cria quelqu’un un peu plus tard.

— Quoi ?

Athéna se réveilla en sursaut et regarda autour d’elle, surprise. Sa tête était appuyée sur ses avant-bras, qui étaient repliés sur le bord de la carte. Elle s’était endormie debout !

— Repêche-le ! la somma monsieur Cyclope. Vite !

Toute la classe la dévisageait avec horreur. Athéna baissa les yeux vers la carte juste à temps pour voir Ulysse couler dans la mer Méditerranée. Elle avait dû le laisser tomber en s’endormant !

— C’est de la vraie eau ?

En une fraction de seconde, elle tendit la main et l’attrapa par le pied. Quelque chose sous la surface de l’eau lui mordilla le doigt. Elle se pencha pour regarder de plus près. Un monstre marin grimaçant d’environ 25 centimètres de longueur sortit de l’eau en faisant des éclaboussures et vint lui lécher le nez.

— Beurk ! dit-elle en se jetant en arrière.

Non seulement les mers et les océans étaient-ils réels, mais les bêtes et créatures qui s’y cachaient l’étaient-elles aussi.

Tenant Ulysse dans un poing, Athéna attrapa rapidement de l’autre main son sac, à ses pieds. Après y avoir fouillé pendant un moment, elle en retira le petit bateau qu’elle avait trouvé sur les marches en se rendant en classe.

— Voilà, dit-elle en le posant sur la mer Méditerranée et en y installant Ulysse. Ce bateau est juste ce qu’il te faut pour te rendre là où tu t’en vas… Une fois que j’aurai décidé où.

— Bon sauvetage ! murmura doucement Aphrodite.

— Merci, répondit-elle. Mais j’ai presque noyé le pauvre Ulysse. Quelle horrible chose à faire à un pauvre mortel sans méfiance !

— Ne t’en fais pas. Tu vas devenir meilleure à ce genre de choses après un certain temps, dit Aphrodite.

« Mais si je n’y arrivais pas ? s’inquiéta Athéna. Et si je faisais une erreur et que je faisais quelque chose comme ça à un autre mortel un jour ? »

Comme Pallas, par exemple. Ce serait terrible !

Athéna commençait à penser que les pouvoirs surnaturels n’étaient rien d’autre qu’un tas de soucis. Chaque petite erreur des dieux et des déesses pouvait causer beaucoup de désagréments. Et le monde entier surveillait tout ce qu’ils faisaient.

Tout comme monsieur Cyclope. Bien qu’il n’ait qu’un œil, il semblait tout remarquer.

— Tu ferais mieux de t’y mettre, lui dit Méduse d’un air hautain. Le roi Ménélas vient d’ordonner à Ulysse de ramener Hélène de Troie.

— Tu… Il ne peut pas faire ça, protesta Athéna.

Aphrodite lui donna un léger coup de coude.

— Oui, elle le peut, l’avertit-elle.

— Mais pourquoi ?

— Parce que mon roi est le patron de ton héros, voilà pourquoi, l’informa Méduse avec condescendance. N’as-tu pas fait la lecture ?

— J’ai dû omettre cette partie, dit Athéna.

Pas question qu’elle admette devant Méduse qu’elle s’était endormie en faisant la lecture de son rouleau de texte la nuit précédente.

— Tu fais ça à Athéna juste pour m’ennuyer, n’est-ce pas ? dit Aphrodite à Méduse.

Méduse haussa les épaules.

— Et alors ? Si Athéna veut avoir une bonne note, son héros doit suivre mes ordres.

En poussant un long soupir, Athéna se retourna vers la carte.

— D’accord. J’y vais, j’y vais.

Du bout du doigt, elle dirigea le bateau d’Ulysse sur la mer Méditerranée vers Troie. Comment allait-elle éloigner Hélène de Pâris comme l’avait ordonné Méduse sans que cela fâche Aphrodite ?

Entre-temps, Poséidon, qui avait dû entendre leur conversation, s’affairait à aider son héros à construire des murs autour de Troie pour empêcher Ulysse d’y entrer.

Chaque fois qu’Athéna essayait de mettre le bateau d’Ulysse sur la bonne voie, Poséidon soufflait de grosses bouffées d’air à la surface de l’eau, ce qui faisait tanguer le bateau et le repoussait vers l’arrière.

— Tu as vraiment l’air d’aimer faire des vagues, lui dit Athéna en le fixant du regard.

— Ouais. Comme je te l’ai dit hier, j’aime gagner, lui dit Poséidon en lui faisant un grand sourire.

Méduse s’interposa, jetant à Athéna un regard mauvais avant de se retourner vers Poséidon.

— Comment as-tu réussi à construire ce mur si rapidement ? minauda-t-elle. Tu es teeellement intelligent !

Poséidon lui fit un grand sourire.

— N’est-ce pas ? Mais construire ce mur a été si facile. Regarde.

Savourant l’adulation que lui portait Méduse, il commença à lui montrer comment construire un mur en argile.

Ça alors, se dit Athéna, elle avait délibérément détourné l’attention de Poséidon. Elle était jalouse !

Il se trouva que le roi de Méduse était très puissant. Il envoya d’autres héros aider Ulysse et, avant longtemps, les héros de tout le monde se mirent à se battre entre eux. Les héros de la moitié de la classe, incluant ceux d’Aphrodite et de Poséidon, étaient dans l’équipe troyenne. Et ils appuyaient Pâris.

L’autre moitié de la classe, incluant Athéna et Méduse, faisait partie de l’équipe grecque, appuyant Ulysse et le roi Ménélas. C’était dommage que monsieur Cyclope ne veuille pas laisser Méduse et Aphrodite échanger leurs héros, pensa Athéna. Parce qu’alors, Méduse pourrait être du côté de Poséidon, comme elle le désirait sans doute, et Athéna et Aphrodite pourraient être dans la même équipe.

Le combat s’intensifia. Et soudainement, Athéna ne se souciait plus de ses notes. Ni de monsieur Cyclope. Elle se souciait de son héros !

— Il faut trouver le moyen de mettre fin à ce combat, dit-elle à ses équipiers.

Méduse croisa les bras.

— Je ne céderai pas devant Aphrodite, si c’est ce que tu as en tête. Je ne serai pas heureuse tant que mon roi n’aura pas repris Hélène à Pâris.

— D’accord, j’ai une autre idée alors.

Athéna ouvrit son sac et en sortit le cheval que Pallas y avait glissé. Heureusement qu’elle avait été trop fatiguée pour défaire son sac la veille.

— Voici Woody, annonça-t-elle à toute la classe, en le déposant juste devant les portes de Troie.

Elle retira le ruban rouge qui retenait son rouleau de texte d’héros-ologie et l’attacha autour du cou du cheval, comme si c’était un cadeau.

— Pourquoi l’as-tu déposé devant nos portes ? demanda Poséidon de façon suspicieuse.

— C’est un cadeau de départ, répondit Athéna, mine de rien.

— Un cadeau ? répéta Aphrodite.

Athéna détestait raconter des bobards à sa nouvelle amie, mais elle désirait gagner à ce jeu et réussir en classe autant que Poséidon, et même davantage. Elle se retourna et commença à faire monter les héros de son équipe sur le petit bateau.

— Alors, tu vas simplement abandonner comme ça ? demanda Méduse d’un air dégoûté.

— Au moins, cela va mettre fin à la bataille, dit Athéna suffisamment haut pour que tout le monde puisse l’entendre.

Puis, plus bas, à l’intention de Méduse et du reste de son équipe, elle murmura :

— Faites-moi confiance. J’ai un plan, mais on n’a pas le temps pour des explications.

— Te faire confiance ? persifla Méduse. Ha ! Tu abandonnes juste parce qu’Aphrodite est ton amie. Et parce que tu as le béguin pour Poséidon.

— Ce n’est pas ça du tout, murmura Athéna.

Le navire était maintenant rempli de héros ; elle le poussa donc pour qu’il vogue vers la Méditerranée.

Ayant toujours l’air de flairer un piège, Poséidon fit néanmoins reculer son héros vers la porte de la forteresse.

— Attends ! dit Aphrodite. Es-tu bien certain de vouloir accepter ce cadeau ?

— Bien sûr, pourquoi pas ?

Avant même qu’elle puisse l’arrêter, il ouvrit la porte, prit la corde du cheval et le tira à l’intérieur des murs. Puis il referma la lourde porte et la verrouilla derrière eux.

Ping ! Ping ! Ping !

Toute la classe grogna, y compris monsieur Cyclope. Juste au moment où les choses commençaient à être intéressantes, le cours finissait. Ils allaient devoir attendre au lendemain pour savoir ce qui allait se passer.