Chapitre 4 LA COURSE À L’ÉTOILE

Comme le chemin allait faire un coude, Petit-Jeannot se retourna pour voir une dernière fois le toit qui abritait son maître. M. Baptiste faisait entrer en hâte dans sa boutique « l’espèce de mécréant », et le carré de lumière de la porte s’éteignit tout à coup. Sur quoi, Jeannot s’en vint, en deux enjambées, retrouver M. Magnus, et se courbant jusqu’à sa taille, il lui dit :

– Monsieur Magnus, j’ai une petite course à faire jusque chez M. Baptiste. Je m’absente un instant. Au train dont vous allez, je vous aurai rejoint tout de suite.

Le jeune homme détalait déjà de toutes ses longues jambes. Il arriva à la masure. Les volets étant toujours hermétiquement clos, il dut avoir recours à nouveau au trou de la serrure pour savoir ce qui se passait chez l’horloger. La boutique était vide. Et il n’entendait aucune voix. Mais la porte de la pièce du fond s’ouvrit, et « l’espèce de mécréant » réapparut suivi de Baptiste. Le « mécréant » finissait de mettre des papiers dans son bissac, et M. Baptiste lui disait sur un ton de grande autorité :

– Tu m’as compris, n’est-ce pas ? Coûte que coûte, il faut que d’ici à vingt-quatre heures ils aient perdu sa trace.

– Coûte que coûte ?

– Oui, répéta M. Baptiste avec plus d’énergie encore. Je l’ordonne. Coûte que coûte !

Et si par hasard Petit-Jeannot eût hésité sur l’importance qu’il devait attacher personnellement à ces paroles, il eût été suffisamment renseigné par ces mots qui suivirent :

– Du reste, j’espère que tu n’en seras pas réduit à quelque fâcheuse extrémité. Rien ne te sera plus facile de te débarrasser du nain qui marche comme une tortue, et de Petit-Jeannot qui est un bon petit niais que j’aime du reste beaucoup !

Petit-Jeannot n’eut que le temps de se rejeter en arrière et de se dissimuler au coin du mur. Le mécréant sortit de la maison après un grand salut à « Monsieur Baptiste ».

– Coûte que coûte ! répéta encore celui-ci sur le seuil. Le mécréant se retourna une dernière fois :

– Oh ! vous pouvez compter sur moi !

Et il redescendit vers le village, du côté opposé à celui que suivait la caravane. La porte s’était refermée. Petit-Jeannot claquait des dents.

– Jamais, gémissait-il, pendant qu’il regardait l’homme s’éloigner, jamais je n’aurais cru ça de M. Baptiste ! Et il espère que le mécréant n’en sera point réduit sur moi à quelque fâcheuse extrémité.

Ce mot, particulièrement, l’avait frappé… Il le répéta plusieurs fois : « Fâcheuse extrémité ! Fâcheuse extrémité ! » Il eut un accès de colère enfantine. Il s’arracha une poignée de cheveux, qu’il montra à la lune. « Jamais, sanglota-t-il, jamais je n’en réchapperai ! »

Il pleurait tout haut. Il espérait peut-être que M. Baptiste viendrait le consoler, le rassurer… mais la porte de la boutique était bien, cette fois, définitivement fermée… et Petit-Jeannot, avec un gros soupir, songea qu’il était temps de rejoindre la reine Stella, s’il ne voulait pas éviter une mort certaine, en perdant des minutes précieuses à se lamenter. Il allongea les ciseaux gigantesques de ses maigres jambes. Dix minutes plus tard il avait rejoint le cheval blanc, le dieu doré et M. Magnus. Les rênes flottaient toujours sur l’encolure du cheval, le dieu doré n’était pas sorti de ses réflexions profondes et M. Magnus continuait de trottiner en sifflant un petit air triste. Jeannot regagna sa place derrière M. Magnus et la caravane reprit l’aspect bizarre et fantomatique qu’elle avait en sortant du village.

Toutefois, elle ne devait point garder longtemps ce bel alignement de file indienne. M. Magnus conservait, sans en dévier de cinquante centimètres, sa distance entre le cheval et lui, mais ce pauvre Jeannot avait beau s’astreindre à marcher le plus lentement possible, il était tellement préoccupé par ce qu’il venait d’entendre qu’il arriva un moment où il dépassa M. Magnus, ce que M. Magnus ne put souffrir. De ses trois mains crochues, le nain l’agrippait aux culottes et le rejetait en arrière avec des mots de mauvaise humeur. Petit Jeannot lui demanda pourquoi il tenait tant à ce que lui, Jeannot, marchât derrière lui, M. Magnus, et le nain lui répondit d’un air négligent qu’il ne voulait personne entre lui et la reine Stella ; qu’il ne s’en reposait que sur lui-même du soin qu’ils devaient avoir d’elle et qu’il était bien décidé à ne la point quitter d’un pas.

Jeannot estima à part lui que M. Magnus avait raison d’être prudent ; ils devaient l’être tous deux plus que jamais ! Tout de même il ne put s’empêcher de songer que dans un pays aussi plat et aussi désert et aussi bien éclairé par la lune que celui qu’ils étaient en train de traverser, il serait bien difficile de leur voler leur reine.

Il le dit à M. Magnus.

Celui-ci répondit :

– Est-ce qu’on sait jamais ?

– Où allons-nous ? demanda Jeannot.

– Bah ! tu es bien curieux… Nous allons où elle voudra !

– Monsieur Magnus…

– Petit-Jeannot…

– Vous êtes bien changé. Je ne vous reconnais plus. Vous n’êtes plus le même qu’il y a cinq ans.

– C’est vrai, gronda le nain entre ses dents.

– Il y a cinq ans, vous étiez gai, amusant, jovial et maintenant vous sifflotez tout le temps d’un air triste.

– C’est vrai ! Je suis triste, Petit-Jeannot.

– Vous êtes bougon !

– Je suis bougon, c’est vrai !

– Est-ce à cause de ce qui nous arrive ?

– Ma foi non ! Et il pourra bien m’arriver maintenant tout ce qu’on voudra.

– À cause de quoi, alors, avez-vous changé, monsieur Magnus ?

– Petit-Jeannot, je suis marié.

– Ah ! bah ! Vous ne m’aviez pas dit cela !

– On ne pense pas à tout. Il y a une chose aussi que je ne t’ai pas dite, mais je vais te la dire maintenant, mon petit Jeannot : je suis cocu !

– Oh ! monsieur Magnus ! s’exclama l’apprenti, ça n’est pas possible ! Vous qui avez tant de succès auprès des femmes… Jamais Mme Magnus…

– Eh bien, justement, c’est ce qui te trompe… Ma femme, que je croyais la plus honnête de toutes les femmes, n’était qu’une…

– Allons donc !

– C’est comme je te le dis. Elle s’est enfuie avec l’homme à la tête de veau.

– Non ! Avec l’homme à la tête de veau ?

– … Avec l’homme à la tête de veau, je te dis ! Ah ! Petit-Jeannot, tu es encore jeune. Crois-moi : méfie-toi des femmes… Et maintenant que tu sais pourquoi je suis triste, laisse-moi siffler.

Impressionné par cette confidence, Petit-Jeannot, qui s’était laissé aller un instant à marcher sur la même ligne que M. Magnus, reprit sa place derrière lui et referma la file. En marchant il examinait la plaine déserte et si éclairée par l’astre des nuits qu’on voyait jusqu’à l’extrême horizon. Rien ne bougeait. Les étangs brillaient çà et là, comme de grandes glaces immobiles… puis on vit se dresser peu à peu, sur la gauche, les murs d’une bastide. M. Magnus étendit l’un de ses bras gauches.

– La bastide, dit-il simplement.

– Celle où elle a laissé les petits des gadschi ?

– Oui.

Dix minutes plus tard la petite caravane était arrivée à la porte de la bastide. Cette porte s’ouvrit sans qu’un mot eût été prononcé. Une ombre était sur le seuil de la cour.

– C’est toi, Milly ? demanda la reine.

– Oui, maîtresse, fut-il répondu.

– Tu laisseras entrer ces messieurs, j’ai à leur parler.

M. Magnus ne quittait pas le cheval d’un pas, et Petit-Jeannot ne quittait pas M. Magnus. La porte de la cour fut refermée sur la petite troupe. La reine avait sauté à bas de son cheval. Elle dit à M. Magnus :

– Je suis à vous dans un instant ; prenez patience.

Le nain ne répondit rien et laissa celle dont il avait la garde entrer dans un bâtiment isolé au milieu de la cour. Puis il s’en fut tenir le cheval qui paraissait le plus doux du monde.

Petit-Jeannot considérait toutes choses autour de lui. Cette enceinte lui paraissait ne cacher aucun piège, et quand l’ombre que la reine avait appelée Milly les pria d’entrer dans une pièce qui faisait partie du bâtiment où avait pénétré le « dieu doré », il ne vit aucun inconvénient à s’asseoir auprès d’un feu qui brûlait hospitalièrement dans l’âtre. Mais M. Magnus ne quitta pas les rênes du cheval.

La bastide paraissait abandonnée. Aucune trace de vie. La lune éclairait la cour toute nue. Les murs étaient fortement ébréchés, les toits tombaient en ruines. Les portes de la plupart des bâtiments étaient ouvertes. Aucun bruit, aucun cri, aucune lumière, si ce n’est celle de la flamme du foyer où se chauffait Jeannot, et aussi, dans la même bâtisse, une lueur à une fenêtre derrière laquelle se mouvait une ombre, l’ombre de Stella.

Ce qui rassurait particulièrement M. Magnus, c’est que Milly était restée avec eux. Elle leur avait offert à souper, mais M. Magnus avait refusé et Petit-Jeannot avait déclaré qu’il n’avait pas faim. Tous deux avaient mangé dans la crypte. Soudain, la petite lueur de la fenêtre s’éteignit et une porte claqua. La reine apparut. Elle avait changé de costume. Elle était vêtue d’une amazone sombre des plus simples et une toque de loutre coiffait ses cheveux qui tout à l’heure soutenaient le haut bonnet d’astrakan. Elle avait à sa ceinture le fouet du grand-coesre.

– Causons ! fit-elle.

Et ayant fait entrer M. Magnus dans la pièce où se trouvait déjà Petit-Jeannot, elle referma la porte et vint s’asseoir auprès du feu sur le carreau, mettant ses bottines dans la cendre. Le feu l’éclairait en plein et découpait sur la muraille un profil de mauvais augure. La ligne en était singulièrement dure. Elle dit :

– Monsieur Magnus, et vous, monsieur Jeannot, vous avez été désignés par les Heures pour leur donner de mes nouvelles. Eh bien, vous n’en manquerez pas. Je vous en ferai parvenir tous les huit jours dans les conditions que vous trouverez les plus commodes : ainsi, vous ne craindrez point de me perdre et vous pourrez aller vous promener où bon vous semblera. Cela va ?

M. Magnus s’était, lui aussi, assis près de la cendre. Il talonnait les tisons et jonglait avec des charbons brûlants. Il continua à jouer ainsi en disant :

– Non ; cela ne va pas !

– Je le regrette, prononça la reine d’une voix sèche et métallique, et en fronçant si bien les sourcils que Petit-Jeannot, qui la regardait, en eut froid dans le dos.

– Nous aussi, nous le regrettons, expliqua M. Magnus. Mais nous avons reçu l’ordre de ne pas quitter Stella, et nous ne la quitterons pas ! Il vaudrait mieux pour tout le monde ici que l’on s’entendît et que Stella acceptât nos services, qui seront dévoués jusqu’à la mort.

La reine fut aussitôt sur ses talons. Toute sa petite personne frémissait d’impatience.

– Vous tenez donc bien à mourir, monsieur Magnus ? Car c’est la mort que je traîne après moi.

– Justement, madame, répondit le nain avec une grande courtoisie, justement, c’est ce que j’expliquais tout à l’heure à Petit-Jeannot. Je tiens si peu à la vie qu’il se peut très bien que je tienne à mourir… Mais encore de cela je ne suis point sûr, et il serait plus juste de dire, je crois, que je ne tiens à rien du tout… qu’à vous suivre et vous garder, ce qui est mon devoir de romani…

– Vous êtes neurasthénique, monsieur Magnus ?

– Non, madame, mais il m’est arrivé un malheur dans mon ménage.

– Vraiment ? Mais Petit-Jeannot, lui, n’est pas marié, et il n’a point les mêmes raisons…

– Petit-Jeannot fera son devoir aussi, madame, justement parce qu’il tient, lui, à la vie qu’on lui a promis de lui ôter dans le cas où nous aurions le malheur de vous perdre.

– Je vous avertis que je vous aurai perdu avant dix minutes !

– Non !

La petite reine avait dénoué d’une main rapide le fouet qui lui servait de ceinture.

– Je vous avertis, madame, dit M. Magnus en saluant Stella, que nous sommes vos vabrassi, c’est-à-dire vos esclaves, mais nous ne sommes point des liaessi et votre fouet n’est point pour nous.

– Il sera pour Darius !

Ainsi appelait-elle son cheval. D’un bond elle fut dans la cour et sauta en selle.

– Milly ! appela-t-elle.

La porte s’ouvrit et Milly apparut ; les deux romani purent alors voir celle-ci. C’était une femme qui eût paru jeune encore si son visage n’avait été fané. Sa physionomie présentait des aspects incohérents de vieillesse prématurée et d’inexplicable jeunesse. De loin, on lui eût donné vingt ans ; de près, elle en avait cinquante. Mais elle avait une voix de jeune fille. Stella lui dit :

– Comment vont les petites des gadschi ?

– Très bien, maîtresse. Elles ont bu et dormi. Elles viennent de se réveiller.

– Apporte-les-moi tout de suite.

Milly disparut. Magnus et Petit-Jeannot se tenaient de chaque côté du cheval. Pas un mot ne fut prononcé entre Stella et ses deux gardiens. Et Milly revint, tendant à sa maîtresse, enveloppées dans un manteau, les deux petites, dont on entendait les gémissements.

– Ouvre la porte ! ordonna Stella.

Milly ouvrit la porte de la cour. À ce moment la lune se cacha derrière de gros nuages qui étaient accourus, chassés par le vent de mer, dont on entendait les premiers souffles. De telle sorte qu’au-delà de la porte, c’était la vaste nuit noire. Toute la campagne, si lumineuse quelques instants auparavant, avait sombré dans un abîme obscur.

– Adieu, Milly ! fit la voix de Stella.

– Adieu, maîtresse… et bon voyage ! Et encore la voix de Stella :

– Es-tu prêt, Darius ?

Un hennissement joyeux lui répondit. Le fouet à la longue lanière déchira l’air et fut le signal d’un bondissement effrayant dans les ténèbres.

Quelle course furieuse sur la plaine sonore ! Le galop roulait comme une tempête. Darius semblait avoir les ailes du vent qui déferlait alors sur la campagne, et il n’apaisa sa course que lorsque le vent lui-même s’arrêta, fatigué. Les flancs de la bête soufflaient comme une forge.

Stella fit entendre dans la nuit quelques paroles amies à l’adresse du vaillant animal qui l’avait délivrée d’une garde encombrante. Elle lui laissa quelques moments de répit, et puis elle le fit repartir à belle allure. Soudain, le rideau des nuages se déchira ; la lune réapparut et l’attention de Stella fut attirée par quelque chose qui se mouvait non loin d’elle, sur la gauche, et puis par une autre chose qui se mouvait également sur sa droite, dans la plaine. Elle ne put retenir un cri de stupéfaction, et elle éperonna Darius qui bondit à nouveau. Mais les deux choses suivaient avec une régularité si parfaite qu’elle eût pu croire qu’elles étaient attachées à son propre mouvement, que la même force et la même ardeur mécanique les poussaient en avant.

C’était, d’une part, le grand corps efflanqué, l’immense squelette de Petit-Jeannot, dont chaque enjambée élastique le faisait rebondir de terre comme s’il eût été chaussé des bottes de sept lieues de la fable, et d’autre part, c’était…

C’était une roue… oui, quelque chose comme une roue humaine… un homme en forme de roue… qui roulait… roulait… roulait… La tête, qui était au moyeu, tournait, tournait… tournait… et de cette tête se détachaient cinq rayons de chair humaine, bras et jambes… qui paraissaient dix tant tout cela roulait avec rapidité… Ah ! la forme monstrueuse de cela ! et le regard froid et clair de ces deux yeux attachés au moyeu, et qui tournaient avec lui… et ces rayons armés de doigts, qui empoignaient la terre et qui la rejetaient et qui faisaient tout au long du passage de la roue comme un rejaillissement de poussière et de limon.

Stella arrêta son cheval… et la roue tourna quelques tours encore, puis s’arrêta elle aussi, se détendit comme si un ressort l’avait disloquée tout à coup, et apparut enfin dans la lumière bleue de la lune, en forme de nain parallélépipède à cinq pattes. De l’autre côté de la route, la grande perche élastique de Petit-Jeannot se tenait toute droite, immobile.

– Approchez, ordonna Stella de sa voix mélodieuse. Elle ne paraissait nullement en colère.

– Vous n’êtes pas fatigués ? leur demanda-t-elle.

– Ma foi, non ! répondirent Jeannot et Magnus.

– Alors, il faut me résoudre à voyager avec vous ?

– L’ancien des tribus l’a dit, fit entendre le nain : les chiens doivent suivre le maître.

– Eh bien, si vous n’êtes pas fatigués, je n’en dirai pas autant que vous, avoua la jeune fille. Ces deux petites des gadschi sont lourdes et de les porter d’un bras pendant que je tenais Darius de l’autre m’a exténuée.

– Vous auriez mieux fait, madame, de les laisser à la bastide, observa M. Magnus.

– Pour que les liaessi les retrouvent demain et qu’ils leur fassent un mauvais parti ! Non ! Non ! Vous savez bien qu’ils les ont payées et que le sang des petites est promis à sainte Sarah. Je leur ai sauvé la vie ! Je ne les abandonnerai point !

– Eh bien, fit Jeannot, passez-les nous un instant ; cela vous reposera.

– Je ne sais point si je puis vous les confier.

À cette parole, M. Magnus montra qu’il était vraiment offensé. Et il se départit de ce ton de bonne compagnie qu’il avait affecté dans ses rapports récents avec l’envoyée de sainte Sarah. Il parla en vrai romani.

– Est-ce que nous ne sommes pas tes vabrassi ! Nous nous ferons leur nourrice à tes moutards, si tu l’ordonnes.

– Les romani n’aiment point les petits des gadschi.

– Et toi, n’es-tu donc point une romani ? interrogea le rude Magnus.

– Eh ! puisque vous les aimez, nous les aimerons autant que vous-même, madame ! énonça avec une douceur engageante Petit-Jeannot. Ne sommes-nous point là pour vous rendre service ? Donnez, madame.

Et il tendit les bras vers les deux bébés.

– Oh ! vous allez les laisser tomber !

– Donnez-m’en un, fit Magnus impatient.

– Donnez-moi l’autre, reprit Jeannot, et vous verrez si on vous les rend en bon état !

– Vous me jurez cela sur vos têtes ?

– Ma foi, un serment de plus ou de moins, au point où nous en sommes ! expliqua Jeannot. Donnez, madame.

– Je réponds de la casse, proclama la voix de basse de la petite taille.

– Quoi qu’il arrive ?

– Quoi qu’il arrive !

– C’est que vous ne savez pas ce qui va vous arriver.

– Eh ! madame, gardez donc vos petits salés ! répliqua M. Magnus, dont la mauvaise éducation reprenait le dessus.

– Allons ! je vois que vous êtes de braves gens et que nous pourrons nous entendre, fit la reine en souriant.

Et elle se décida à donner l’un des petits à l’apprenti horloger, et l’autre au nain. Les deux enfants étaient solidement emmaillotés dans de chaudes couvertures de laine. Aussitôt qu’ils furent dans les bras des deux gardiens de Stella, ils se prirent à brailler.

– Tu vas te taire, la môme ! grogna M. Magnus.

– Ta bouche ! ordonna Petit-Jeannot.

Et ils se mirent à bercer les bébés en regardant curieusement ces petites bouches d’où s’échappaient de si grands cris… Jamais des petits de romani n’avaient crié comme ça. Et les deux étranges voyageurs étaient si fort occupés de leurs nouvelles fonctions qu’ils ne s’aperçurent point que Darius filait. Mais ils entendirent une voix qui criait :

– À Arles ! Je vous laisserai de mes nouvelles à l’hôtel des Alyscamps !

Et ils levèrent le nez. Alors M. Magnus et Petit-Jeannot éclatèrent en malédictions et ils se ruèrent sur la trace de la fugitive. Mais ils étaient fort encombrés. Celui qui était le plus gêné était de toute évidence M. Magnus, car enfin Petit-Jeannot courait avec ses jambes, tandis que lui… Aussi Petit-Jeannot était déjà loin quand M. Magnus le rappela.

– C’est pas la peine ! lui cria M. Magnus. Tu ne la rattraperas jamais avec le mioche dans tes bras, ni moi non plus !

Jeannot revint dans un état de rage inexprimable tandis que là-bas, tout au loin, Darius et Stella n’étaient plus qu’un petit point sur la grande route… Et bientôt on ne les vit plus du tout.

– Elle mériterait, gémit Jeannot, qui était prêt à pleurer de désespoir et de honte de s’être ainsi laissé berner, qu’on lui abandonne ses gosses au bord du chemin.

– Faut pas faire ça, pour plusieurs raisons, déclara M. Magnus qui avait son idée.

Les petites continuaient à faire retentir la plaine de leurs cris perçants.

– Allez-vous vous taire ! ragea Jeannot. Mais taisez-vous donc ! À-t-on jamais vu des mioches pareils !

– Ils ont peut-être faim ? opina M. Magnus.

– Ben oui ! Je ne peux pourtant pas leur donner à téter.

Et Petit-Jeannot s’assit sur le bord de la route, en berçant son « petit salé » qui piaillait toujours…

– Ne dirait-on pas que je l’écorche ? Dodo… dodo… Ah ! il ne me manquait plus que ça ! constata le pauvre Jeannot. Me voilà mère de famille, à c’t’heure !

– Écoute, fit M. Magnus, t’impatiente pas. Tant que nous aurons les mômes, Stella ne se désintéressera pas de nous… Elle nous l’a promis.

– Eh là ! elle nous a promis de nous « lâcher » et ça n’a pas été long.

– Ça prouve qu’elle tient sa parole, Petit-Jeannot… Mais es-tu sûr qu’elle nous a autant « lâchés » que cela ?

– Dame ! vous êtes difficile !

– Tu voudrais peut-être qu’elle nous ait donné son adresse ?

– Puisque tout le monde l’ignore, c’était à peu près le seul moyen que nous avions de la savoir.

– Es-tu sûr que tout le monde ignore son adresse ?

M. Magnus cligna de l’œil, puis se gratta le nez avec sa deuxième main gauche, qui était restée libre, et dit :

– Et Milly ?

– Oui dà ! s’exclama Jeannot, ça, c’est une idée… et dire que je n’y pensais même pas ! Mais si elle ne veut pas parler ?

– Elle parlera, affirma M. Magnus. Elle parlera… Je vais te dire, Jeannot… tu n’as pas connu mon arrière-grand-père ? Non ! Eh bien, mon arrière-grand-père était un type épatant dans son genre, et qui, avant de s’établir « homme torpille », avait été « chauffeur ».

– Chauffeur ? Chauffeur de quoi ?

– Chauffeur, imbécile ! Tu ne connais donc pas ton histoire de France ? À un moment, ç’a été un métier très répandu… et qui rapportait gros.

– Qu’est-ce qu’on faisait dans ce métier-là ?

– Eh bien, voilà ! On arrivait la nuit dans une ferme isolée… quasi comme qui dirait le bastidon à la Milly…

– Et alors ?

– Et alors on réveillait la société, à laquelle on posait quelques questions relatives, par exemple, aux économies du ménage.

– Ça c’est rigolo ! fit Jeannot. Ils devaient en faire des têtes dans la société !

– Tu penses ! Et ils étaient tellement épatés qu’ils en oubliaient quelquefois de répondre. Certains prétendaient même que d’avoir été réveillés comme ça, dans la nuit, ils n’avaient plus la mémoire bien fraîche. C’est alors que le chauffeur les rafraîchissait en les chauffant !

– Ah bah ! Il rafraîchissait en chauffant ! Ça, c’est épatant ! En chauffant quoi ?

– Quoi ? Des plantes, Petit-Jeannot… en chauffant des plantes de pieds ! Petit-Jeannot, des plantes de pieds !

– De pieds de quoi ?

M. Magnus courut à Petit-Jeannot.

– Ah çà ! fit-il, furieux, est-ce que tu te fiches de moi ?

– Chut ! ordonna Petit-Jeannot, en repoussant M. Magnus. Taisez-vous ! Vous voyez bien qu’elle dort !

– Elle dort ?

– … Comme un ange du bon Dieu ! et elle me sourit en dormant… oui, monsieur Magnus… elle me sourit… Regardez-moi ça, comme ça respire doucement ! Comme ça a confiance…

À ce moment, la « petite de M. Magnus », qui se taisait depuis quelques secondes, recommença de réveiller les échos de la Camargue.

– Faites donc taire votre « lardon », ordonna Jeannot, impatienté. Il va réveiller le mien.

Puis un grand attendrissement le fit se pencher à nouveau comme une mère, sur cette petite existence qui venait d’échouer dans ses bras, et il reprit de sa voix la plus douce :

– C’est-y mignon ! Et dire qu’il y a des pères et des mères qui vendent des bibelots pareils ! Dors, ma gosse… dors, ma petite… T’as confiance… dis… dors…

Les deux hommes s’étaient remis en marche, rebroussant chemin, refaisant la route que Darius avait remplie tout à l’heure de sa course retentissante… M. Magnus dit :

– C’est drôle ! la mienne ne dort pas ! Je la berce pourtant.

– C’est que vous lui faites peur, bien sûr, avec votre grande barbe, monsieur Magnus. Tenez, je vous dis qu’elle va réveiller la mienne ! Donnez-la moi ! Là… c’est ça… dodo… dodo… Eh bien, voyez ! Elle se tait déjà… Elle me sourit, elle aussi ! Eh bien, mais, si vous avez des succès auprès des femmes, monsieur Magnus, j’en ai, moi, auprès des gosses…

Et Jeannot ordonna à M. Magnus de ne plus dire un mot pour ne pas réveiller « ses petites »… Et il allongea sur la route ses longues jambes avec de grandes précautions… et il se retenait de respirer, tant il avait peur de troubler le sommeil des deux petits enfants. Ils marchèrent ainsi plus d’une heure, pour refaire le chemin qu’ils avaient accompli précédemment en vingt minutes. Et ils se retrouvèrent devant les murs de la bastide.

– Il doit y avoir du lait dans c’te boîte-là, dit Jeannot qui décidément ne pensait plus qu’à ses nourrissons.

M. Magnus l’avait arrêté, et considérait attentivement la grande porte de la cour qui était grande ouverte.

– Mauvais signe, dit-il tout bas.

– Monsieur Magnus, dit Petit-Jeannot, cette Milly ne m’a pas l’air d’une méchante femme. Elle nous aidera bien à soigner les deux petites, hein ?

– J’en doute, répondit M. Magnus.

– Pourquoi ?

– Parce que la porte est ouverte.

– Eh bien ?

– Eh bien, si la porte de la cage est ouverte, il y a des chances pour que l’oiseau soit envolé.

Et M. Magnus pénétra dans la bastide silencieuse. Aucune lumière… aucun bruit… M. Magnus appela. Personne ne lui répondit. À l’intérieur de la cour toutes les portes étaient béantes sur des pièces obscures… Dans la salle où ils avaient attendu Stella, tout à l’heure, pendant qu’elle changeait de costume, un dernier tison au fond de l’âtre jetait sa dernière lueur. M. Magnus fit preuve d’une certaine philosophie.

– Elle est partie ! Au fond, ça vaut mieux pour elle !

– Pour qui ? demanda Jeannot.

– Zut ! répondit M. Magnus.

– Quel sale caractère ! murmura Jeannot.

Et plus préoccupé que jamais du soin de sa maternité, il s’assit sur la pierre de l’âtre. Mais M. Magnus courut à lui, et brutalement le fit se relever.

– Surtout, ne les réveille pas… et silence ! Écoute. On entendait le bruit de grelots sur la route.

– Une voiture ! souffla M. Magnus.

Mais ces deux mots : « une voiture » furent prononcés sur un tel ton que Petit-Jeannot n’eut point de peine à comprendre tout le sens que M. Magnus y attachait. Ah ! une voiture ! Tout ce qu’on peut faire avec une voiture… dans la situation de Petit-Jeannot et de M. Magnus ! Les deux hommes écoutaient… les grelots approchaient… on distinguait nettement le trot du cheval et le bruit des roues de la charrette… car c’était une charrette… Elle s’arrêta juste devant la porte de la bastide abandonnée… Et ils virent l’homme qui conduisait cette charrette.

– Eh ! s’exclama Petit-Jeannot avec joie, rien n’est perdu ! C’est « l’espèce de mécréant » !

– L’espèce de quoi ?

– Je vous dis que c’est « l’espèce de mécréant ». Laissez-moi faire, et tout n’est pas dit, foi de Jeannot !

L’homme avait sauté en bas de sa charrette. Il fut étonné de trouver les portes de la cour ouvertes ; il cria :

– Eh bien ? Il n’y a personne ici ?

Il attendit, et comme aucune réponse ne lui parvenait, il répéta plus fort :

– Il n’y a personne ?

Alors il alla à sa charrette, en décrocha la lanterne et revint à la bastide. Il entra dans toutes les pièces du rez-de-chaussée, puis monta au premier étage. On entendit son pas qui faisait craquer les planchers, et qui, de temps à autre, s’arrêtait. Il cherchait, il furetait. Il redescendit dans la cour, et promena sa lanterne au ras du sol, examinant des empreintes. Enfin il revint auprès du foyer où se trouvaient tout à l’heure M. Magnus et Petit-Jeannot, et dit tout haut :

– Ils ne l’ont pas quittée ! Ils voyagent ensemble. Est-ce qu’elle se serait laissée attendrir ?

Il garda un instant le silence, paraissant réfléchir, puis :

– Pourvu qu’elle ne m’ait pas vu chez M. Baptiste ! Non ! Elle n’aurait pas eu le temps de me reconnaître !

Il reprit sa lanterne et en jeta le feu falot sur les murs… Un coin de glace était cloué près de la porte. Il se regarda.

– Bah ! fit-il, qui est-ce qui me reconnaîtrait ? Je ne me reconnais pas moi-même…

L’homme qui disait cela n’avait point l’air très… catholique… Il n’avait point l’air romani non plus… À quel pays, à quelle race, à quelle religion appartenait-il ? On comprenait à première vue l’épithète dont l’avait salué Petit-Jeannot, la première fois qu’il s’était trouvé en face de cette figure : « C’est une espèce de mécréant ! » L’apparent désordre avec lequel il était vêtu ne paraissait point non plus très naturel, et il était tout à fait extraordinaire, par exemple, qu’un homme habillé comme un vagabond eût la lèvre aussi soigneusement rasée. Satisfait de son examen, il lança cette réflexion :

– Allons ! je les aurai bientôt rejoints ! j’en fais mon affaire. Sur ce, il regagna la charrette, éteignit sa lanterne, car le jour commençait à poindre, reprit les guides et fouetta son cheval… Aussitôt une trappe se souleva dans le plancher, et les deux figures attentives de M. Magnus et de Petit-Jeannot apparurent.

– Il est parti !

Les deux hommes sautèrent dans la salle.

– Vite ! fit-il. Monsieur Magnus… Vite ! Vous allez me rattraper cet homme-là !

– Ce ne sera pas difficile.

– Il croit nous suivre… comme je vous ai expliqué… Il croit que nous sommes encore avec elle…

– Compris !… Nous le suivons !

– Il sait où elle va, elle, et nous ne le savons pas, nous. Mais, sans s’en douter, il nous l’apprendra. Vite, en route !

– Mais toi ? Qu’est-ce que tu vas faire avec tes mioches ?

– Écoutez bien ! Il faut, de toute façon, que vous passiez par Arles… et lui aussi… et elle aussi… il n’y a que cette route-là. Eh bien, laissez-moi un mot à l’hôtel des Alyscamps.

– Entendu !

– Et je vous aurai vite retrouvé ! Allez…

Mais M. Magnus était déjà sur la route. Il lança ses trois mains en l’air et ses deux pieds, et il recommença de tourner. Cinq minutes plus tard, « l’espèce de mécréant » qui fouettait toujours son cheval ne se doutait pas qu’il avait une cinquième roue sous sa voiture.