Les petits boutiquiers du Palais-Royal ne furent pas peu surpris, ce matin-là, de voir s’ouvrir le magasin de M. Baptiste, horloger. Les volets n’en avaient point été enlevés depuis des semaines et des semaines ! Cette absence, au surplus, n’avait étonné personne, car M. Baptiste avait habitué les petits commerçants ses voisins à des éclipses pendant lesquelles il était censé aller surveiller un petit bien qu’il avait hérité en Normandie. Le père Baptiste n’était point détesté de ses semblables, parce que, étant très pauvre ou tout au moins le paraissant, il ne causait de préjudice au commerce de personne. Par exemple, il passait pour un fier original, un peu ours.
Le père Baptiste passait aussi pour avoir eu des chagrins qui lui auraient dérangé un peu la cervelle. Donc, ce matin-là, il apparut sur la porte de sa boutique et se mit tranquillement à en enlever les volets. Sur leurs seuils, M. Hippolyte Charonneau, marchand de cartes postales, et M. Ludovic Talbot (bijouterie d’art) se montraient de l’œil l’horloger, qui leur paraissait bien vieilli depuis la dernière fois qu’ils avaient eu le plaisir de l’apercevoir. Ce fut le marchand de cartes postales qui prit le premier la parole.
– Eh ! bonjour, voisin ! fit-il. Voilà longtemps qu’on n’a eu le plaisir de vous voir. Comment cela va-t-il ?
– Bonjour, monsieur Charonneau ! Bonjour ! Pas mal. Et vous ? J’étais allé faire un petit tour en Normandie, dans ma propriété !
– Dites donc, monsieur Baptiste, dit à son tour M. Talbot, quand vous partez, laissez votre adresse au facteur. Vous en recevez des lettres, et de tous les pays encore, et dans toutes les langues, qu’il m’a dit…
– Bah ! je lui avais dit de glisser toutes mes lettres sous la porte, et c’est là que je les ai trouvées…
– Possible ! Mais comme vous ne reveniez pas, il commençait à s’inquiéter, le brave homme… Ah ! monsieur Baptiste, il y a quelqu’un qui va être bien content de votre retour. C’est une dame, habillée tout en noir, qui depuis deux jours vient demander si vous n’êtes pas revenu. Elle paraît bien affairée, autant qu’on peut le voir sous sa voilette… elle est bien habillée… elle doit être de la haute…
– Quand vient-elle ? demanda M. Baptiste en finissant d’arranger sa devanture.
– Elle vient le soir, oui… à la tombée de la nuit… et elle frappe chaque fois… et elle refrappe… Alors je lui dis que ce n’est pas la peine de frapper, que vous n’êtes pas là… Alors elle pousse un soupir comme qui dirait une amoureuse qui ne trouve pas son galant au rendez-vous !
– Taisez-vous, monsieur Talbot, vous parlez comme un imbécile ! déclara M. Baptiste de sa voix la plus rude.
– Vous n’êtes guère poli, monsieur Baptiste !
– Il y a des choses, intervint M. Charonneau, qu’on ne dit pas à un vieillard qui a peut-être eu des peines de cœur… N’est-ce pas, monsieur Baptiste ? Moi, je sais que vous êtes un brave homme… Tenez, votre ancien apprenti me le disait encore pas plus tard qu’hier…
– Quel apprenti ? demanda l’horloger.
– Mais Petit-Jeannot !
– Petit-Jeannot est à Paris ? fit M. Baptiste stupéfait.
– Il ne doit même pas être loin du Palais-Royal… Je le rencontre deux ou trois fois par jour… Il a toujours un faible pour la bière de Pilsen, vous savez, et il est souvent fourré dans les caveaux de la rue Vivienne… C’est un brave cœur qui vous est bien reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour lui… Il dit qu’il serait bien heureux de vous serrer la main…
– On verra ! On verra ! répondit, bourru, M. Baptiste.
Et adressant un coup de tête aux deux hommes, il rentra dans sa boutique, assujettit sa loupe dans l’arcade sourcilière et se mit sérieusement au travail… Il ne quitta son établi que sur le coup de midi pour manger un morceau de pain et boire un verre de lait, et puis il revint à ses occupations. Où était la pensée de cet homme ? Où ? Nulle part, apparemment, autour de lui, car si sa pensée, servie par son regard présent, avait été là, elle se fût intéressée sans doute aux allées et venues assez mystérieuses d’un long jeune homme dont la silhouette, aussitôt disparue qu’apparue, allongeait parfois son ombre jusqu’aux vitres de sa boutique.
Suivons cette ombre et cette silhouette, et nous nous trouverons bientôt dans la Rue des Bons-Enfants, en compagnie de Petit-Jeannot, qui longe les murs jusqu’au carrefour de la rue Vivienne, et qui là, revenant sur les derrières du Palais-Royal, entre sous le péristyle et disparaît, par un étroit et obscur escalier en colimaçon, jusque dans les entrailles du sol. Petit-Jeannot arrive bientôt dans un caveau aux voûtes arrondies et éclairées par quelques becs de gaz. Tous les murs sont nus et froids et un peu humides. C’est triste là-dedans comme dans une cave.
Cependant la pièce dans laquelle est entré le jeune homme n’est pas une cave, c’est la salle de consommation.
Il n’y a là que Petit-Jeannot, une jeune dame tout entourée de voiles noirs et qui semblait attendre Petit-Jeannot, et le patron de l’établissement lui-même, un doux Viennois qui répond au nom de Carolus Bamberger. M. Carolus Bamberger est triste, parce que ayant acheté son fonds, il y a quelques années, à l’illustre M. Paumgartner – qui avait fait une fortune en ces lieux, en débitant de la bière blonde et fraîche dont les tonneaux remplissaient sa cave – M. Carolus Bamberger, disons-nous, avait cru conclure une excellente affaire et qu’il s’apercevait qu’elle était beaucoup moins bonne qu’il ne l’avait espéré. En même temps que M. Paumgartner, les clients étaient partis. Et ce n’était point avec les quelques apéritifs distribués aux petits boutiquiers du Palais-Royal qu’il allait amasser des rentes.
Il avait dû congédier tout le personnel et il avait dû vendre à petit prix, en ville, de la bière que personne ne venait boire chez lui ! Ah ! les temps étaient durs ! Quelquefois, des après-midi entières, il ne voyait âme qui vive ! Enfin, la veille, vers trois heures de l’après-midi, il avait été réveillé à son comptoir par l’arrivée inopinée d’un couple des plus bizarres, composé d’un long jeune homme « qui n’en finissait plus » tant il était long, et d’une jeune personne tout enveloppée de châles et de voilettes. Ils s’étaient assis tous les deux à une table et avaient demandé une bouteille de bière. Carolus s’était levé et était entré dans sa cave. Le long jeune homme, alors, l’y avait suivi.
– C’est gentil ici ! lui avait-il dit, et il avait regardé partout d’un air fort niais, mais qui n’avait pas manqué d’intriguer au plus haut point Carolus Bamberger.
Cette cave, du reste, ne présentait rien d’anormal. Elle était fort obscure et on n’y voyait que quelques bouteilles et quelques fûts. C’était tout.
Carolus Bamberger fut bientôt autrement intrigué encore quand il constata qu’à six heures du soir, le jeune homme qui était sorti à plusieurs reprises pour faire lui-même des commissions que lui, Carolus Bamberger, avait refusé d’exécuter, ne voulant point laisser le couple tout seul dans l’établissement, quand il constata, disons-nous, que le jeune homme apporta dans un petit panier des provisions qu’il rangea proprement sur la table. Le couple dînait chez lui.
Tous deux, quand ils ne lui parlaient pas, s’exprimaient dans une langue qui n’était ni allemande, ni anglaise, ni italienne, ni espagnole, ni rien du tout. Et ces gens parlaient parfois avec une animation qui ne lui disait rien de bon. Enfin, il fut bien content quand il les eut vus disparaître tous deux dans la nuit du carrefour.
Mais le lendemain, quelle ne fut pas sa désagréable surprise en les voyant revenir vers les six heures du soir ! Justement il n’y avait aucun client chez lui. Jamais Carolus n’avait autant regretté sa solitude. Le couple voulut lui faire faire à nouveau une commission et il fut sur le point de refuser ce service comme la veille. Mais il réfléchit et accepta. Il avait son idée.
En effet, il resta dehors à peine cinq minutes et brusquement réapparut, en tapinois, dans son escalier en tire-bouchon. Il regarda dans la salle et ne vit personne. En même temps il entendait du bruit et des voix dans la cave. Il y courut. Mais il n’y avait pas plus tôt mis les pieds qu’il était renversé, quasi étranglé, et qu’il entendait la petite jeune personne, qui lui avait mis ses griffes à la gorge, lui promettre une mort prompte s’il jetait un cri.
Déjà Petit-Jeannot le bâillonnait fortement. Et puis ce fut le tour des oreilles et des yeux, sur lesquels on appliqua de solides bandeaux. Ni crier ! ni voir ! ni entendre ! Qu’est-ce que ces bandits voulaient donc faire de lui ? Voler la caisse, parbleu ! Combien de temps resta-t-il donc dans cette difficile position, voilà ce qu’il ne put dire que lorsqu’il fut découvert par un débitant de la rue Vivienne, qui vint le tirer de ce mauvais pas, sur la prière et les indications de deux passants que Carolus reconnut pour ses cambrioleurs.
Ceux-ci avaient pris le soin, leur coup fait, de prévenir cet honnête commerçant que M. Bamberger le demandait dans sa cave. Aussitôt libre, Carolus courut à sa caisse. Il n’y manquait pas un sou ! Il fit l’inventaire de la cave : il n’y manquait ni un fût ni une bouteille et le prix des consommations avait été laissé sur la table ! À quoi donc ses cambrioleurs avaient-ils occupé ces trois heures, car se supplice avait duré trois heures ! Le mystère pour lui ne devait jamais être éclairci…
Dès que le patron de l’établissement fut mis en état de ne point nuire à leurs projets, Petit-Jeannot se dirigea vers le fond de la cave et essaya de déranger une barrique qui était placée justement contre la muraille. Cette barrique déplacée laissa apparaître dans la muraille une porte que Jeannot n’eût qu’à pousser du pied pour qu’elle cédât aussitôt.
– C’est là ? demanda la jeune femme qui accompagnait notre héros.
– Oui, c’est là !
Alors Stella – car c’était elle – alla vivement fermer à clef la porte de la cave, considéra un instant le corps immobilisé de Carolus et, contente de son inspection, s’écria :
– Allons !
Petit-Jeannot était déjà à genoux et s’allongeait dans l’étroit boyau, Stella le suivit. L’ancien employé de M. Baptiste avait allumé une petite lanterne et s’éclairait vaille que vaille à cette lueur timide. Ils allaient de caveaux en caveaux, tous lieux sinistres, abandonnés depuis des siècles, reliés entre eux par des corridors et situés sous les caves proprement dites, dont les boutiquiers des galeries disposaient. Ces boutiquiers ne devaient même point soupçonner l’existence de ces caveaux.
En somme, toute cette succession de trous, de caves et de caveaux semblait n’avoir été creusée que pour établir un passage continu entre les différentes parties du Palais-Royal, passage qui avait peut-être servi jadis à quelque fuite rapide, en temps d’émeute et de Fronde, aux princes de la maison de France qui avaient fait à la maison de M. le cardinal le grand honneur de l’habiter. Comment Petit-Jeannot connaissait-il ce passage ? Voilà ce que nous allons savoir.
Stella s’arrêta un instant pour respirer une bouffée d’air frais qui lui arriva par quelque soupirail qui, suivant elle, devait donner sur la rue des Bons-Enfants. Elle demanda à son compagnon :
– Tu ne te trompes pas, Jeannot ? C’est bien le chemin ?
– Eh ! oui, maîtresse ! pour moi, je n’en connais pas d’autre en dehors de celui qui descend de chez M. Baptiste.
– De telle sorte, répondit Stella, que l’on peut aller de chez M. Baptiste dans la cave de Carolus et inversement sans danger aucun !
– Aucun ! Je n’ai jamais rencontré personne !
– Et tu me dis que M. Baptiste ignore ce chemin-là ?
– Je le crois. Je ne le lui ai jamais vu prendre pour aller dans la chambre des horloges, ni pour en sortir. Cependant il doit y avoir un autre chemin par lequel il va du dehors dans la chambre des horloges et de là remonte chez lui, car je sais que M. Baptiste s’est trouvé souvent chez lui sans que personne ne s’en doutât et alors que personne ne l’y avait vu entrer.
– Et c’est encore loin, la chambre des horloges ?
– Oh ! Dans cinq minutes au plus, nous y serons !
Les jeunes gens avaient repris leur course. Stella, haletante d’émotion, s’était débarrassée de ses voiles, et ses yeux de feu perçaient les ténèbres. Elle marchait dans cette nuit comme en plein jour. Elle avait hâte d’être arrivée… de voir… d’agir… Deux noms étaient sur ses lèvres… Tania, Ethel ! Ah ! sauver Ethel pour sauver Tania ! car Tania mourrait de la mort d’Ethel ! et elle, Stella-Régina, s’accuserait de ce crime toute sa vie ! Bien qu’elle ignorât les crimes préparés par M. Baptiste, elle avait partie liée avec lui, car est-ce que le sang répandu ne préparait pas pour ceux de sa race une merveilleuse et triomphante aurore ?
Oui, mais elle n’avait jamais soupçonné qu’Ethel ferait partie de la formidable hécatombe ! et qu’elle, la Reine du Sabbat, devrait voir un jour sa sœur adorée Tania se pencher sur le cadavre de son fiancé qu’elle aimait plus que sa vie ! Ethel ! Ethel allait être frappé à son tour ! Et tout de suite, car c’était son tour ! Petit-Jeannot l’avait dit… et Stella l’avait entendu dans le couvent des séraphins, où elle était accourue, conduite par M. Magnus, sur les indications de l’institutrice d’Édouard.
On devine comment les choses s’étaient passées… et avec quelle facilité le nain avait pu pénétrer dans l’in-pace par le soupirail, dont les barreaux avaient été sciés par Mlle Berthe… Une fois dans la place, ç’avait été un jeu pour M. Magnus d’y faire pénétrer la Reine du Sabbat, qui se rapprocha, guidée par les cris de Petit-Jeannot, le plus près possible de la salle ou le malheureux apprenti horloger subissait son interrogatoire et sa torture…
Ethel ! Ethel ! Il fallait sauver Ethel ! Il fallait pénétrer jusqu’à M. Baptiste… Il fallait aller le trouver jusqu’au fond de sa chambre des horloges… et lui soustraire sa proie. Ou tout au moins il fallait tenter d’abord de suspendre les coups qui menaçaient Ethel ! Car après avoir entendu Petit-Jeannot raconter ce que M. Baptiste faisait à l’ordinaire dans cette chambre-là… un projet était né dans le cerveau en feu de Régina… un projet fou peut-être, mais si simple… et qui réussirait peut-être !
La Reine du Sabbat avait entraîné si rapidement avec elle son Petit-Jeannot que celui-ci avait eu à peine le temps de remercier sa bienfaitrice et d’embrasser sa fiancée. Berthe et le nain avaient été laissés du même coup sur la route.
– Retourne avec cette jeune fille à la grotte ! avait crié en manière d’adieu la Reine du Sabbat à M. Magnus, et dis bien à Mathias et à maître Martin que l’on fasse le mort jusqu’à mon retour !
Et elle avait éperonné Darius, dévorateur d’espace, jusqu’au chemin de fer qui devait emporter la petite jumelle de Carinthie et Jeannot vers la chambre des horloges.
*
* *
Dans les sous-sols du vieux palais Cardinal, ils ont gravi un petit escalier… Il y a là une porte close.
– C’est là ! fait le jeune homme à voix basse.
Il se penche contre la porte pour écouter… Régina fait de même… ils redressent la tête tous deux…
– S’il était dans la chambre, on l’entendrait d’ici… Quand il est dans la chambre… il se croit si seul au monde qu’il parle tout haut ! qu’il gémit tout haut !
Régina lui fait signe de se taire ; à son tour elle écoute encore, et puis elle dit :
– Eh bien ! ouvre !
C’est une vieille porte pourrie et qui ne se soutient que par ses bandages de fer. Petit-Jeannot connaît bien la fermeture de cette porte-là, c’est lui qui l’a faite… Il ouvre donc tout doucement et fait signe à sa compagne de le suivre. Elle suit, retenant son souffle, Petit-Jeannot, et ne referme pas la porte ; on ne sait pas ce qui peut arriver…
Petit-Jeannot avait découvert l’existence de la chambre des horloges d’une façon bien simple. Le jeune homme avait trouvé dans une poche de son maître la clef qui ouvrait la porte de la « chambre des montres », au fond de la boutique. Et naturellement, il avait profité de la première absence de M. Baptiste pour pénétrer dans cette pièce qui l’intriguait depuis longtemps. Après s’être bien extasié sur les singulières montres qui se trouvaient là, en si grand nombre, pendues aux murs, il avait détaillé le grand tableau qui tenait tout un pan de cette pièce et qui représentait une revue militaire passée par un seigneur étranger, cependant qu’au premier plan, une jeune fille, qui se trouvait mal, tombait dans les bras de « ses parents éplorés ». Petit-Jeannot qui était très grand aperçût, par derrière le cadre, et cachée par lui, une porte… et cette trace n’était visible que pour quelqu’un qui avait la taille de Petit-Jeannot.
Le jeune homme ne s’arrêta pas en si beau chemin. Il ne savait comment on parvenait normalement jusqu’à cette porte ; peut-être y avait-il un « truc » pour faire basculer le tableau. Il n’eut point besoin de connaître ce truc, il était si haut et il avait le bras si long que, par-dessus le tableau et en s’aidant d’un tabouret, il put, de la main, atteindre, par-dessus le cadre, un petit trou dans la muraille qui devait, d’après son idée, correspondre à la serrure. Et dans la serrure, un secret instinct lui fit enfoncer la clef qui lui avait ouvert la « chambre des montres ». Elle allait « parfaitement ». Il ne l’eut point plutôt fait jouer qu’une partie du tableau tourna sur elle-même, découvrant un trou noir béant dans lequel l’apprenti horloger, qui adorait les aventures, s’engouffra.
Mais quelle ne fut pas la terreur de Petit-Jeannot en voyant que derrière lui la porte s’était refermée toute seule ! il avait laissé la clef sur la serrure, de l’autre côté du mur ! Il n’hésita pas… Il fallait aller chercher une issue ailleurs, si possible… d’autant plus qu’il lui avait semblé entendre du bruit dans la chambre des montres… Il descendit, à la lueur d’une allumette, un escalier, poussa une porte et se trouva dans une pièce dont l’aspect lui fit tellement peur qu’il en laissa tomber sa boîte d’allumettes. Il avait vu subitement autour de lui s’éclairer des têtes de mort qui lui riaient d’un air satanique ! Cette première fois, il n’avait pas eu le loisir de s’attarder à un long spectacle, car il avait entendu et reconnu le pas affairé de son maître, et il s’était jeté à tâtons derrière une palissade de planches entre lesquelles il put se glisser à cause de sa minceur, ensuite contre une cloison derrière la palissade de planches. Or cette cloison avait cédé sous son poids, ou plutôt une porte dont il ne soupçonnait pas, dans ces ténèbres, l’existence, et ignorée certainement de M. Baptiste lui-même, s’était ouverte, et il avait roulé tout doucement dans un escalier.
Petit-Jeannot, en toute hâte, s’était relevé, avait couru tout son saoul, avait buté, culbuté, couru encore et finalement n’avait eu qu’à pousser une dernière porte vermoulue pour se trouver dans une cave d’où il était sorti, en se hissant sur le trottoir, par une ouverture qui servait ordinairement à descendre directement les fûts dont cette cave lui avait paru honorablement garnie. C’était le soir, personne ne l’avait vu. Il avait relevé avec soin la place du soupirail, et il avait repris sa course tout le long de la rue des Bons-Enfants, jusqu’à la boutique de M. Baptiste. Aussitôt, rentré dans la boutique, il s’était proprement brossé, passé la main dans les cheveux, et avait repris sa place à la table.
Il était temps. Quelques minutes plus tard M. Baptiste reparaissait par la chambre des montres et, sans préambule, venait prendre le menton du jeune homme et lui relevait brutalement la tête, en le regardant jusqu’au fond des yeux. Mais le regard de Petit-Jeannot avait été si innocent et si pur que M. Baptiste avait remis cette tête en place, d’une tape amicale.
– Où es-tu allé courir encore ? lui avait-il demandé.
Et l’autre avait assuré qu’il n’avait pas pu résister au plaisir d’aller courir les rues en l’absence de son maître.
– Et tu laisses ma boutique déserte, ouverte au premier venu ! Tu mourras au bagne !
– Pour ce qu’il y a dans votre boutique !
Cette habile réplique valut à Petit-Jeannot une paire de gifles, mais il ne la regretta pas, car la phrase avait fini de convaincre M. Baptiste que son apprenti continuait d’ignorer le trésor des montres qu’il avait accumulé dans la pièce à côté. Tout de même, Petit-Jeannot n’était point satisfait.
M. Baptiste s’absentait quelquefois des semaines entières et fermait boutique, remettant Petit-Jeannot à ses pseudo-parents, chez lesquels, du reste, le mauvais garnement ne restait pas vingt-quatre heures. C’est pendant une de ces longues absences que, décidé à pénétrer définitivement le mystère des têtes de mort de M. Baptiste, il reprit le chemin qu’il avait parcouru dans les sous-sols du Palais-Royal. Il s’était rendu compte que la cave dans laquelle il se glissa à nouveau était celle du débit souterrain de la bière Pilsen.
Il retrouva, derrière une barrique, le passage par où il s’était échappé. Il fut courageux. Il alla jusqu’au bout de son dessein et il en fut récompensé en découvrant que toutes les têtes de mort qui lui avaient tant fait peur n’étaient que de curieuses horloges dont le cadran imitait le faciès macabre d’une tête de mort et sonnaient avec leurs dents minuit à deux heures et quart ! Il fut récompensé surtout de son héroïque entreprise en ce qu’il se trouva dans une chambre fort bien meublée, qui ressemblait à s’y méprendre à une petite chapelle et qui lui servît souvent de refuge pendant les absences de M. Baptiste. C’est là que les images de chacune des horloges qui garnissaient les murs de la chambre s’étaient profondément imprimées dans sa pensée somnolente, et aussi toute la série des noms qui pendaient sur leurs étiquettes.
Quelquefois il avait été surpris par l’arrivée inopinée de M. Baptiste. Dans ces circonstances, il disparaissait derrière la palissade de planches que recouvrait mal une longue et haute tenture, et c’est de là qu’il avait assisté à ces monologues intimes de l’horloger qui plongeaient le jeune homme dans un ahurissement profond.
Quand, après une longue absence et maintes aventures, Petit-Jeannot s’en revint vers la chambre des horloges, en compagnie de la Reine du Sabbat, il eut la désagréable surprise de voir que l’on avait condamné son entrée de cave. Cet incident avait retardé de quelques heures l’expédition des deux jeunes gens… Enfin tout était pour le mieux… et maintenant ils étaient dans la chambre fatale.
– Allume ! ordonne la Reine du Sabbat.
Le jeune homme, ouvrant sa petite lanterne, a vite fait d’allumer tous les cierges de cette singulière chambre. Régina voit ! D’abord son regard court aux consoles appliquées contre les murs et sur lesquelles se dressent encore un certain nombre d’horloges tête de mort ! Sous l’une d’elles, elle lit ce mot, ce nom pour lequel elle est venue : Ethel !
Ah ! il est temps ! Petit-Jeannot ne s’était point trompé… C’est la première horloge maintenant qui se dresse sur son support… C’est à l’horloge d’Ethel à partir, à sonner maintenant ! On va peut-être venir la chercher, cette horloge, dans quelques minutes. Sur la droite de l’horloge d’Ethel… il y a encore cinq horloges… deux avec des noms que Régina lit tout haut avec un soupir de féroce et impatiente joie… et trois autres placées ensemble, deux grandes et une petite, telles que les a dépeintes Jeannot.
– Jeannot ! Jeannot ! Écoute-moi bien ! Tu vois cette horloge-là, en face, la première ? celle où il y a écrit le nom : Ethel.
– Eh bien ?
– Eh bien… tu vas la prendre !
– Toucher aux horloges tête-de-mort ! Jamais ! ça porterait malheur ! Toucher aux horloges de M. Baptiste ! Ah ! non ! non ! Lui en prendre une ! Pourquoi faire ?
– Il ne s’agit point, Petit-Jeannot, reprit la voix dure et menaçante de la Reine du Sabbat, il ne s’agit point de priver M. Baptiste de l’une des horloges… On ne la lui emportera pas. Il s’en apercevrait tout de suite…
– De quoi donc s’agit-il ?
– De changer cette horloge de place ! Elle est la première, là… Eh bien ! tu vas la placer la troisième… et quand à la troisième, tu la placeras la première ! Tu vois que ça n’est pas bien difficile, et M. Baptiste, qui ne soupçonne pas qu’on peut entrer dans sa chambre, ne pourra pas imaginer que l’horloge d’Ethel a changé de place toute seule, et il sera persuadé qu’elle a toujours occupé cette place-là !
– Qu’est-ce que ça peut faire que cette horloge soit la première ou la troisième ?
– Ça, c’est l’affaire de la Reine du Sabbat. Fais donc ce que je t’ai ordonné !
– Je n’ose pas ! Je vous dis que ça nous portera malheur !
– Petit-Jeannot, regarde de mon côté… plus près… plus près encore ! Qu’est-ce que tu vois ?
– Eh ! s’écria l’apprenti, en faisant un superbe bond de côté, c’est un revolver !
– Je te jure, Petit-Jeannot, que si tu ne fais pas sur-le-champ ce que j’exige de toi, tu es un homme mort !
– Eh là ! Eh là ! on y va ! C’est vous qui l’aurez voulu !
Et dressé sur la pointe des pieds, Petit-Jeannot avança prudemment ses longues mains vers l’horloge maudite… Aussitôt l’horloge tête-de-mort ouvrit sa terrible bouche et montra toutes ses dents… et autour de Petit-Jeannot… les autres horloges tête-de-mort aussi se mirent à ouvrir la bouche et à montrer leurs dents. Celui-ci, défaillant, avait poussé un cri d’horreur et s’était écroulé à genoux.
Le spectacle était macabre de toutes ces horloges tête-de-mort au rictus diabolique, dans la lueur jaune des cierges allumés au fond de cette chambre souterraine dont les murs étaient garnis aussi de dépouilles bizarres, de costumes, de robes… de loques de soie et de velours… de petits bonnets… de petits souliers… et devant cet autel, sur lequel on avait déposé, comme un butin, un uniforme, des armes et des rubans glorieux, et des plaques étincelantes, et tous les attributs d’un prince orgueilleux et puissant… et cela sous les regards doux et tendres, et lointains comme les sourires d’un ange, d’une femme admirablement belle qui ressemblait trait pour trait à la jeune femme du tableau de la chambre des montres, du tableau de la revue… et de deux enfants aux boucles blondes et aux grands yeux bleus…
Enfin ! les montres se turent… Le dernier tintement s’éteignit… les dents ne grincèrent plus… les bouches ne remuèrent plus… Petit-Jeannot releva la tête… Et il vit debout, sur un tabouret, la petite Reine du Sabbat qui, tranquillement, s’emparait d’une horloge, laquelle horloge était transportée avec son étiquette pendante au nom d’Ethel sur la troisième console de droite, cependant que l’horloge qui était sur cette console-là prenait, avec son étiquette à elle, la place de la première horloge. Régina considérait avec satisfaction son ouvrage quand tout à coup Petit-Jeannot, qui était toujours affalé aux marches de l’autel, fit un bond.
– Oh ! souffla-t-il à Régina… on marche dans l’escalier ! C’est lui ! Il arrive ! Vite ! Cachons-nous !
Il entraîna la jeune fille derrière la palissade, sur laquelle on rejeta la tapisserie…
– Mais il n’est pas tout seul ! gémit-il. Écoutez, mademoiselle, ce n’est pas prudent de rester ici ! Fuyons !
Régina administra un formidable coup de poing dans les côtes de Jeannot.
– Vas-tu te taire ! fit-elle.
Et elle l’expédia derrière la porte avec ordre de l’attendre là, cependant qu’elle, ayant refermé la porte, attendait derrière la palissade. Elle avait eu le soin, dès la première alerte donnée par Jeannot, de mettre son tabouret en place et d’éteindre les cierges. Et elle attendit ce qui allait se passer. Soudain elle reconnut la voix de M. Baptiste, en même temps que la lueur d’une petite lanterne portative parvenait jusqu’à elle. Non, M. Baptiste n’était pas seul, il semblait guider quelqu’un dans l’ombre et il disait :
– Par ici ! par ici… madame !
*
* *
Quelques minutes avant l’arrivée de Régina et de Petit-Jeannot, dans la chambre des horloges, M. Baptiste était penché sur son ouvrage. La porte du petit magasin avait été tout à coup poussée. Au bruit du timbre, M. Baptiste avait levé doucement la tête. Il regardait… tranquillement, il regardait… C’était une cliente… « une dame très bien ! tout en noir… » une dame en deuil, certainement…
Elle a refermé la porte… M. Baptiste se lève, va, toujours fort paisiblement, chercher un siège – l’unique chaise de la pièce – et le montrant à la visiteuse :
– Votre Majesté daigne-t-elle s’asseoir chez un pauvre horloger ? dit-il en s’inclinant avec respect.
M. Baptiste, disant cela, semble si peu étonné, si maître de lui et des circonstances, que la visiteuse, dont la voix hésite et tremble, ne peut s’empêcher de lui demander :
– Oui, Jacques, c’est moi ! Tu m’attendais donc ?
– Oui, Majesté, je vous attendais.
Et puis, ils ne se disent plus rien ! Ils se regardent !
– Ainsi, Jacques, tu m’as reconnue dès que je suis entrée… sans hésiter !
– C’est sans doute que vous n’avez point changé ! Vous êtes toujours, madame, la plus belle, la plus douce, la meilleure des reines ! Les années et les malheurs n’ont point eu de prise sur un si noble corps, habité d’une si belle âme que je n’en connais pas de plus pure que la vôtre, Majesté ! (Et c’est encore un silence.) Ah ! madame ! c’est moi qui devrais m’étonner. Mon image était donc bien inscrite dans votre cœur pour que vous ayez pu reconnaître ce qu’il en reste ! Car, moi, madame, oui… depuis la dernière fois que nous nous sommes vus sur les marches du trône de votre époux… demandant une grâce qui me fut refusée, moi, j’ai changé ! N’est-ce pas, madame, que j’ai changé ? Et le pauvre horloger redressa, dans sa blouse de travail, son dos courbé, ses membres las, et montra à l’auguste visiteuse son visage autrefois si beau, ravagé maintenant par les excès de la haine et de la vengeance. Et cependant cette face qui a perdu toute noblesse et toute beauté, il la montre tranquillement, avec une cynique et douce sérénité.
– N’est-ce pas, n’est-ce pas, madame, que j’ai changé ?
Ah ! comme elle le regarde ! Et avec quels yeux immenses d’horreur et de pitié !
– Jacques, lui dit-elle, de sa voix dont l’harmonie l’émeut plus qu’il ne voudrait le laisser voir, Jacques, c’est vrai, tu as bien changé ! Rappelle-toi, Jacques… rappelle-toi… Je t’ai connu si bon, et si ardent au bien ! Il n’y avait point de cœur plus noble que le tien ! Je t’aimais comme le plus pur des fils d’Austrasie. Qu’as-tu fait de ce passé, Jacques ? Rappelle-toi notre douce intimité, nos déjeuners charmants chez moi, chez ma sœur Sophie-Thérèse ! avec quelle passion tu nous soumettais des idées de réformes humanitaires… Et les douces soirées à Schœnbrunn, Jacques, rappelle-toi… Tu te mettais au piano… et tu nous jouais tes compositions, toujours pleines de tristesse et de grâce… Souviens-toi du « lied » dont tu me fis présent et que tu m’avais dédié… et qui commençait ainsi : Dei gedenke ich, Margaret ! (Je me souviens de toi, Marguerite !)
La voix de Gisèle s’était faite de plus en plus tendre… cette voix avait retrouvé, pour adoucir le monstre, toute sa jeune souplesse d’autrefois, ses inflexions si douces et si profondes, tout le charme auquel il était impossible de résister. Elle était courbée vers lui, qui, sous le poids des souvenirs, était retombé sur son escabeau, le front dans ses mains. Et elle vit qu’il pleurait… Oui, le monstre pleurait… Les larmes lourdes de celui qui avait été l’archiduc Jacques tombaient sur cette table vulgaire, sur cet établi d’artisan… Et elle pensa qu’elle avait vaincu… et que sa voix de tendresse et de pardon avait brisé ce géant de la Vengeance…
Elle crut cela, car à ses dernières phrases M. Baptiste levait vers elle son visage sillonné de pleurs et murmurait cette plainte, profonde comme l’abîme de son âme, d’où elle s’exhalait en sanglots : « Gisèle ! Gisèle ! Gisèle ! » Elle crut cela jusqu’à la seconde farouche où ayant prononcé ces mots du lied d’autrefois : Dei gedenke ich, Margaret ! (Je me souviens de toi, Marguerite !), elle vit toute son œuvre s’effondrer. Ah ! les pleurs furent vite séchés… Jacques fut debout, grinçant :
– Marguerite ! Oh ! oui ! Je me souviens de toi, Marguerite ! Et tourné, effroyablement hostile, vers l’impératrice :
– Merci, madame, d’avoir prononcé ce mot-là ! C’est elle, c’est Marguerite qui vous a inspirée ! Il ne peut plus y avoir rien entre nous, madame ! Vous avez connu l’archiduc Jacques ! L’archiduc Jacques est mort ! Seul, Jacques Ork, pour le venger, est vivant !
Gisèle était toute frissonnante de constater qu’un mot avait suffi pour lui démontrer toute son impuissance.
– Qu’avez-vous donc espéré, madame, en venant ici ?
– Que Jacques Ork, répliqua-t-elle vivement, qui n’en est point, à ce qu’on m’a raconté, à un crime près, tuerait M. Baptiste et que ce serait son dernier crime !
L’horloger, en entendant cela, ricana et dit :
– Attendez ! madame… Attendez ! nous commençons à parler de choses… si graves… si graves… Si vous me le permettez, je vais fermer ma boutique…
Et s’emparant des volets, il ouvrit sa porte et sortit.
– C’est drôle, dit-il, il me semble qu’il y a beaucoup de monde ce soir dans le jardin…
Et M. Baptiste, ayant fini de clôturer sa devanture, rentra chez lui et ferma soigneusement sa porte. Puis il alla à l’impératrice, croisa les bras et lui dit :
– Vous les connaissez, vous, madame, les crimes de Jacques Ork ?
– Non ! Jacques, répondit Gisèle qui, pendant cet intermède, semblait avoir repris des forces… Non ! je ne les connais pas ! Je ne les connais pas parce que je n’y crois pas ! Et je n’y crois pas parce que si j’y croyais, M. Baptiste ne me verrait pas ici !
– Alors, à quels crimes, madame, faisiez-vous tout à l’heure allusion ?
– À des crimes politiques, Jacques… Nous savons que tu as rêvé la ruine de l’empire et que tu t’es associé à ses pires ennemis…
– Je croyais que vous étiez retirée de la politique, impératrice, Gisèle ! et que l’on négligeait de consulter Votre Majesté dans les conseils de l’empire ! Et vous voilà, maintenant, envoyée comme ambassadrice auprès d’un petit horloger du Palais-Royal ! Il ne vous fait donc pas peur ? Regardez-moi, madame ! Si l’archiduc Jacques était beau, M. Baptiste n’est guère réjouissant à voir !
L’impératrice le considéra sans trouble :
– Jacques ! l’archiduc d’Austrasie, que je vois ici dans ces vêtements d’ouvrier, dans cette petite boutique où il a réfugié son désespoir… et sa haine… je le trouve plus beau que le misérable que j’ai rencontré dernièrement aux rives du lac de Constance, et qui tournait vers moi son regard de démon, derrière ses lunettes vertes !
Ce disant, elle déposa sur la table la paire de besicles que l’autre avait pris le soin d’oublier, dans la villa de la Forêt-Noire. L’horloger prit les lunettes et les rangea soigneusement dans leur étui.
– C’est exact, dit-il avec calme, que lorsque je suis là-bas,autour de lui, autour de son empire, je ne ressemble plus à moi-même ! Moi si doux et si bon que vous avez connu, ainsi que vous m’en faisiez souvenir, madame, comme le plus charmant des jeunes hommes et le plus agréable des archiducs, ma parole, je deviens, autour de lui, près de lui,hideux et repoussant.
– Jacques, tu es passé à Zelle ! Qu’es-tu allé faire là-bas ?
À ces mots, M. Baptiste éclata d’un rire si singulier et si menaçant que Gisèle, si pâle sous ses voiles, pâlit encore.
– Vraiment, madame, ricana-t-il affreusement, qu’est-ce que cela peut faire à l’impératrice d’Austrasie, ce que je vais faire à Zelle ? Est-ce que l’impératrice Gisèle va s’intéresser à cette catin ?
– Il y avait un petit enfant à Zelle !
–… Et à ce petit enfant de catin !
– Jacques ! Jacques ! Quel démon es-tu donc devenu ?
– C’est pour un enfant de catin que l’impératrice vient voir le pauvre horloger ! continua de ricaner plus atrocement encore le monstre… Ah ! Ah ! Ah ! en vérité… le petit Édouard ! N’est-ce pas ? Est-il vivant ? Est-il mort ? Eh ! Madame, reprend Jacques Ork, cessant de rire, et avec un accent terrible, il y en a d’autres qui sont morts ! et dont vous ne me parlez pas !
– Est-il vrai qu’il faille t’en parler, Jacques ? s’écria la malheureuse au comble de l’épouvante. On a dit cela ! On a dit cela ! Mais moi, moi qui t’ai connu, je t’ai toujours défendu ! J’ai toujours dit : Non ! Non ! Ce n’est pas possible, Jacques était bon ! Jacques m’aimait ! Il aimait l’archiduc Adolphe ! Il aimait Marie-Louise !
– Et je les ai tués ! gronda l’horloger, orgueilleux et féroce… Et je les ai tués ! ils sont morts ! Ils sont tombés, frappés par la main que voilà !
– Monstre ! Monstre ! C’est donc vrai ! C’est toi qui as tué mes enfants ! Ah ! pourquoi ne m’as-tu pas frappée, moi ! s’écria l’impératrice, qui tremblait d’horreur. Pourquoi ne m’as-tu pas tuée ? Crois-tu donc que j’aurais moins souffert qu’en voyant tomber autour de moi mes fils et mes filles et tous ceux que j’aimais ?
– Ils étaient les fils de l’ambition, de l’orgueil, de l’Autre ! Ils ne t’ont jamais aimée ! Ils t’ont toujours fait souffrir ! Ils ne t’aimaient pas, Gisèle !
– Misérable ! je les aimais, moi !
Et après ce cri sublime, elle se tut… et fit un geste comme si elle allait se sauver de cette demeure maudite… Le devoir sacré qu’elle s’était imposé parvint à la retenir… L’autre avait baissé la tête… On ne voyait plus que son front terrible où passait peut-être le remords d’avoir touché de ses coups celle qu’il avait aimée et respectée. Il gronda :
– Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? Qui donc oserait me juger ? Le crime appelle le crime ! La loi du talion, c’est la loi de Dieu ! Et je suis le bourreau de Dieu !
En entendant ces paroles sacrilèges, qui ne laissaient pourtant aucun espoir, Gisèle, qui eût voulu fuir, se rappela qu’elle n’était venue dans l’antre du maudit que justement dans l’espoir insensé de le fléchir. Elle résolut de tenter un suprême effort.
– Et maintenant, lui dit-elle, n’es-tu pas rassasié ?
Sans relever le front – car en vérité, maintenant qu’il avait fait l’atroce confession, il semblait qu’il n’osât plus la regarder – il secoua la tête :
– Non ! je n’ai rien fait ! Tant qu’il restera à faire !
– Tu te crois donc bien fort ? Prends garde, Jacques Ork ! La terre est lasse de te porter ! Pour toi aussi, l’horloge de la mort peut sonner !
Et elle ajouta avec une expression d’abominable dégoût :
– Si je t’apportais, non point le pardon impossible de tes crimes, du moins, pour que tu renonces à ceux que tu peux commettre encore, l’oubli du passé ?
– Le passé ! Tu oses me parler du passé ! C’est moi, Gisèle, qui ne pourrai jamais l’oublier ! Tu parles de l’horloge de la mort ! Qui t’a donc dit que je la craignais ? Qui t’a donc dit que de mes propres mains je ne l’ai pas préparée et remontée avec amour ? Qui t’a donc dit que je n’attendais point mon heure avec impatience, une heure qui sonnera quand toutes les autres heures auront sonné ?
– Il y a donc encore, Jacques Ork, beaucoup d’horloges dans ta chambre des horloges tête-de-mort ?
– Il y en a encore ! Et tu en sais le nombre, Gisèle… L’impératrice, dans un geste de désespoir extrême et de définitive impuissance devant l’obstination formidable de ce démon, arracha les voiles qui couvraient son beau et douloureux visage, et ne ménageant plus rien, n’espérant plus rien, cria à ce forcené toutes les malédictions de l’empire !
– Autrefois, je ne te connaissais pas, Jacques Ork ! C’est maintenant que tu m’apparais… Oui ! je sais le nombre des horloges qui doivent encore sonner la mort des miens ! Il y en a encore cinq… pour qu’il ne reste plus rien de ce qui fut le trône d’Austrasie ! Il n’y aura plus que toi debout sur les ruines de l’empire ! Jacques ! C’est pour toi qu’ils sont tous morts ! C’est pour te céder la place ! C’est pour que tu restes le maître de ta criminelle ambition et du monde ! Tu gagnes ton trône avec le poignard des assassins ! Ah ! tu ne protestes pas ! Assassin de ta maison ! Tu as couvert tes crimes du masque de ton amour déchiré ! Et tu ne songeais qu’à l’empire ! Nous nous souvenions de bien des choses tout à l’heure… Il n’en est qu’une que je veuille me rappeler… c’est ta rage et ta déception lorsque tu espérais devenir empereur des Bulgares, et que François se mit en travers de tes desseins… Rappelle-toi ta fureur, Jacques !
« C’est ce jour-là que tu as voué à François et à la famille d’Austrasie cette haine criminelle qui a fait tant de cadavres autour du trône ! C’est ce jour-là que tu as fait connaissance de Réginald, le cigain, qui t’a d’autant mieux compris qu’il voulait, lui, devenir roi de Hongrie ! Et tu dis que tu assassines, toi, pour venger ta femme et tes enfants assassinés ! Allons donc ! Allons donc ! Ce n’est pas vrai ! Tu n’es pas l’honnête assassin que tu dis ! Tu assassines pour régner ! Tu assassines pour voler ! On ne fait pas tomber un empire parce qu’un jeune fou a voulu entrer dans le lit de votre femme, et que ne pouvant y parvenir il a tué votre femme et vos enfants ! On tue le jeune homme, et c’est ce que tu as fait, et on passe le restant de sa vie à pleurer les autres ! Et c’est cela que tu n’as pas fait ! Toi, Jacques Ork, il faut que tu assassines pour régner ! Toi, Jacques Ork, ce n’est pas aux tombeaux de ta femme et de tes enfants que tu penses, c’est au trône ! Assassin ! Assassin ! Assassin ! Assassin !
M. Baptiste avait relevé le front.
Il regardait cette fureur déchaînée, qui l’injuriait, qui l’accusait ! Et il regardait cela avec un calme terrible ! Quand, à bout de forces et d’exaltation, Gisèle se fut tue enfin, se préparant à quitter cette maison, M. Baptiste l’arrêta simplement d’un geste calme, de sa main qui tremblait un peu.
– Pardon, madame ! fit-il, vous n’avez plus rien à me dire… mais moi, j’aurais à vous parler… Oh ! un mot… Ce jeune homme… auquel vous faisiez allusion tout à l’heure – et M. Baptiste, en prononçant ces mots, devint aussi pâle que l’impératrice, et son regard se voila étrangement – ce jeune homme n’a tué ni ma femme ni mes enfants…
Gisèle s’arrêta net. Elle vit un Jacques Ork qu’elle ne connaissait pas. Il paraissait d’une faiblesse extrême… sa voix avait peine à sortir de sa gorge oppressée… Ce qu’il venait de lui dire la stupéfiait au-dessus de tout… Si, dans le public et dans le monde, on pensait que Jacques Ork avait gagné l’Amérique en compagnie de la fille de maître Henry Muller et de ses enfants, on n’ignorait pas à la cour que la malheureuse avait été tuée avec ses bébés par le fils Paumgartner, poussé à cette atroce hécatombe, hélas ! par les intrigues d’un Karl le Rouge et d’un Léopold-Ferdinand ! Or voilà que M. Baptiste lui disait que les choses ne s’étaient point ainsi passées.
– Qui donc alors, demanda-t-elle dans un souffle, qui donc a tué Marguerite Muller et ses enfants ?
– Je vais vous le dire, madame !…
À ce moment, des coups retentissants furent frappés à la porte de la boutique, et l’impératrice montra des signes d’impatience.
– Je crois, fit l’horloger avec un sourire amer, je crois, madame, que l’on réclame Votre Majesté…
– Jacques, avoua-t-elle, c’est moi, en effet, que l’on vient chercher… J’ai prolongé ma visite…
– Et l’on craint qu’il ne soit arrivé un malheur à l’impératrice d’Austrasie ! La police secrète de M. de Riva ou celle plus secrète encore de Franz Holtzchener, ajouta-t-il avec un accent d’indicible mépris, désire peut-être s’assurer que Jacques Ork est toujours au nid !
– Jacques, écoutez-moi… Je leur ai fait promettre de ne point intervenir sans un geste de moi, sans un appel ! Un mot de moi et on ne va plus les entendre ! dit l’impératrice qui paraissait de plus en plus inquiète.
– Non, madame, laissez donc ces gens frapper tout à leur aise et même démolir cette maison et toutes les boutiques de M. Baptiste, si tel est leur bon plaisir ! M. Baptiste, madame, les attendait en même temps que Votre Majesté…
Et Jacques Ork s’inclina avec une apparente et méchante ironie dont le sens n’échappa point à l’auguste visiteuse.
– On ne surprend point M. Baptiste, madame. L’horloger du Palais-Royal, de Venise, de Constance et de Vienne n’a plus besoin de boutique ! Il n’aura plus désormais d’autres demeures que celles de ses ennemis et vous pouvez leur dire, Majesté, que s’ils veulent le chercher, c’est autour d’eux, c’est à côté d’eux qu’ils le trouveront désormais ! Madame, nous allons sortir d’ici par un chemin que seul je connais.
Ce disant Jacques Ork avait passé dans la chambre des montres et fait jouer la partie de la muraille qui donnait accès dans les sous-sols mystérieux du Palais-Royal. Il fit signe à l’impératrice de le suivre. Il lui montra le trou béant.
– On vous a parlé d’une chambre des horloges, madame… ne seriez-vous point curieuse de la connaître ?
Et comme Gisèle hésitait :
– Venez, madame, venez sans crainte… Votre Majesté ne saurait être mieux gardée qu’à mes côtés… et puis, n’avons-nous pas encore quelques petites choses à nous dire ?
Au dehors, on continuait à frapper et à crier. La porte, par un dernier effort, parut céder.
– Allons ! madame ! il est temps !
Jacques Ork avait pris le poignet de Gisèle. Celle-ci se décida à obéir, à suivre le monstre jusqu’au fond de sa tanière… Elle voulait savoir… elle descendit… La muraille ne s’était pas plutôt refermée sur eux que le magasin était envahi, mais toute communication était bien rompue entre eux et les vivants, et il parut à Gisèle qu’elle descendait dans un tombeau…
– Là, maintenant, madame, nous voilà bien tranquilles !
Un quinquet fut allumé et l’horloger conduisit les pas hésitants de l’impératrice. Et tout à coup, ils furent dans la chambre des horloges. Tranquillement, M. Baptiste alluma les cierges de l’autel.
Gisèle regarda s’allumer autour d’elle toutes les horloges tête-de-mort ! Ah ! Elle les reconnaissait ! Elle compta celles qui restaient et exhala un soupir de détresse. M. Baptiste n’entendit point ce soupir-là… Il priait. À genoux devant l’autel, les yeux fixés sur les trois images qui en étaient les seules idoles, il priait.
L’impératrice reconnu le visage adorable de Marguerite Müller et les petites figures aux boucles blondes des petits anges qu’elle avait rencontrés aux jours de promenade dans la Forêt-Noire… Elle se les rappelait… Elle les reconnaissait… Et quand elle détourna ses regards troublés de ces trois visages, ses yeux errèrent sur les murs où on avait suspendu des dépouilles… des reliques… une robe blanche de mariée… des vêtements d’enfants… des petits souliers…
Alors, elle joignit les mains et vint tomber à genoux, aux côtés de Jacques Ork… et elle aussi… elle pria… Elle pria longtemps… Une main vint prendre la sienne et la releva avec douceur. Elle vit devant elle Jacques Ork, dont la face maudite lui apparut dévorée d’un désespoir immense sous le voile des larmes.
– Jacques ! dit-elle… Jacques, mon pauvre misérable Jacques ! mon ami d’autrefois ! J’ai prié pour eux, et je les ai priés, eux ! J’ai demandé à ta femme, Jacques, dont les yeux si beaux et si bons regardent avec tant de douceur et d’amour… j’ai demandé à ces deux petits anges du bon Dieu d’avoir pitié de toi ! d’avoir pitié de nous ! Pardonne, Jacques !… Pardonne ! Regarde leurs yeux, leurs doux yeux qui t’implorent… n’est-ce pas, Jacques, que tu n’as jamais vu tant de douceur au monde ?
– Non ! Gisèle ! fit la voix sourde et brisée de Jacques Ork… Jamais ! et je dis avec ma reine… n’est-ce pas ? n’est-ce pas que ces yeux sont pleins de vie, pleins d’espoir et d’amour ? N’est-ce pas que ces trois êtres ont mérité le bonheur, et qu’ils étaient bien faits pour le distribuer autour d’eux ? N’est-ce pas qu’il est impossible de songer une seconde que le front de cette mère a pu cacher une pensée coupable ? Qu’il est impossible d’imaginer que cette bouche ait menti ? Quel est l’homme, si bas soit-il tombé, si vile qu’ait pu être sa conscience, si noire qu’ait pu être son âme et si pourri son cœur, quel est l’homme qui, devant l’image aveuglante de l’innocence descendue sur la terre, a pu penser un instant, un seul, qu’il avait devant lui l’hypocrisie et le mensonge ? Non ! Non ! n’est-ce pas ? Cet homme n’a pas été créé ! Eh bien ! si ! Gisèle ! Gisèle ! et cet homme a dit : C’est vrai, l’innocence, la foi jurée, les mots les plus sacrés prononcés par les lèvres les plus saintes et venus d’un cœur embrasé d’amour, rien de cela n’existe ! Tout cela est faux ! Il n’y a pas d’innocence ! Il n’y a pas d’amour… » Et cet homme-là tue, Gisèle… tu entends… cet homme-là tue !
Ah ! la voix de tonnerre de Jacques Ork, son geste de démence, le prodige de sa fureur et de son désespoir faisant retentir les voûtes de la chambre des horloges de ces mots terribles : « Il tue ! Cet homme-là tue ! » Et le voilà qui s’écroule, quasi sans vie, sur les marches de l’autel et que sa voix terrible gronde encore et râle :
– Et quand il a tué, Gisèle, quand il a tué ! cet homme-là s’aperçoit en effet que l’innocence et l’amour n’existent plus sur la terre parce qu’il les a tuées ! Gisèle ! Gisèle ! Mon impératrice ! ma souveraine ! Toi qui es venue ici pour me juger… écoute-moi ! écoute-moi ! Tu me demandais tout à l’heure qui donc avait tué ces trois anges pour lesquels j’aurais donné mille fois ma vie et mon salut éternel… Eh bien, c’est moi… C’est moi qui les ai tués !
En entendant ce terrible aveu, Gisèle put croire un instant que le malheureux était devenu tout à fait fou. Mais à travers le chaos d’une narration monstrueuse où le crime qui avait été commis contre cet homme atteignait des proportions encore inconnues, il fallut bien qu’elle arrivât à comprendre que cet homme disait vrai.
Il lui montra, à l’œuvre contre celle qui avait été tout son bonheur, contre celle qu’il avait chérie plus humble pour être sûr d’être heureux, contre ces enfants qui étaient sa joie et son orgueil d’homme, alors qu’il avait résolu, lui, d’abandonner toute ambition de prince, il lui montra toute la maison d’Austrasie ! Il n’y avait qu’elle Gisèle et sa sœur Sophie-Thérèse qui n’étaient point entrées dans le complot, parce qu’on savait qu’elles aimaient trop leur archiduc Jacques. Mais tous les autres, tous, depuis l’archiduc Adolphe jusqu’à Marie-Louise, avaient fait partie du conseil secret de famille où, sous la présidence de l’empereur, chacun avait pris l’engagement selon les moyens dont il disposait, de faire tout son possible pour détacher l’archiduc Jacques de Marguerite Millier et de ses enfants, de briser une union honteuse et déshonorante pour la maison d’Austrasie. Et chacun s’était mis à l’œuvre…
C’est alors que l’archiduc avait à peu près rompu toutes relations avec les Wolffburg, et c’est alors que Léopold-Ferdinand et Karl le Rouge s’étaient unis contre lui. Et les bandits avaient réussi au-delà de toute espérance !
Comment ils étaient allés rechercher jusqu’à Paris, où il vivait alors chez son père, le fils Paumgartner… comment ils avaient décidé le vieux Paumgartner, qui était au courant des peines de cœur de son fils, à laisser Victor, revenir dans le pays de Marguerite… comment Victor, de retour dans la Forêt-Noire, revit Marguerite sans qu’elle s’en doutât… comment on le fit pénétrer à plusieurs reprises dans les jardins de la tour Cage-de-Fer de Neustadt pour qu’il pût approcher davantage celle qu’il aimait ; comment on parvint à lui faire croire qu’il ne pouvait venir si près qu’avec sa complicité à elle ; comment on lui persuada, avec un jeu de lettres à l’appui, qu’il était aimé de Marguerite et que celle-ci laissait parler son cœur après avoir contenté une ambition qu’elle maudissait aujourd’hui, et comment avec le truchement de ce faux amant, avec ses allées et venues, ses séjours nocturnes dans le parc, ses départs et ses absences inexpliquées du village, on parvint à faire entrer le soupçon dans le cœur de Jacques Ork… toute cette œuvre colossale et si simple en même temps, mais si prodigieusement habile de Léopold-Ferdinand et de Karl le Rouge, voilà ce que le malheureux Jacques rapporta à Gisèle avec des sanglots si déchirants que l’impératrice commença d’avoir moins d’horreur pour cet homme et plus de pitié.
Mais qu’était-ce que tout ceci à côté du dernier acte du drame, à côté de cette scène fabuleuse de la « chambre de la douleur » préparée par les soins diaboliques de Karl le Rouge ? L’impératrice faillit s’évanouir de terreur.
– Écoute ! Gisèle, écoute ce qui s’est passé et tu me jugeras après si tu le peux… Après tu me diras tout ce que tu voudras, Gisèle… mais écoute-moi bien… Oh ! ils avaient si bien fait que le soupçon était entré dans mon cœur pour n’en plus sortir… Comment ai-je pu dès lors contenir mon horrible pensée ? C’est qu’ils m’avaient si bien supplié de ne rien laisser paraître devant Marguerite… car alors il y aurait eu des explications d’où aurait peut-être jailli la lumière… Toujours est-il que je ne dis rien… parce qu’ils m’avaient promis que si je ne disais rien… ils pourraient me faire voir quelque chose…
« J’étais sûr… tu entends… j’étais déjà sûr que Victor Paumgartner venait souvent dans le parc… Ils m’apprirent qu’il pénétrait dans le château… Enfin ils me dirent qu’il était reçu dans sa chambre, dans notre lit… à deux pas des petits berceaux, des petits lits des enfants ! Et comme j’étais prêt à tuer le Léopold et le Karl, pour m’avoir dit une chose pareille… ils me jurèrent qu’ils pouvaient me faire voir une chose pareille… que je pourrais faire après ce que je voudrais…
« J’étais entre leurs mains. Ils m’emmenèrent à la chasse chez Karl le Rouge, me disant que cela était nécessaire pour donner plus de sécurité aux amoureux ! Ah ! les heures que j’ai passées là ! Mais c’est là qu’ils glissèrent dans mes veines le poison le plus terrible qu’on puisse donner à un homme qui a des petits enfants… Ah ! avec quelle habileté ils me firent leur demander depuis quand j’étais trompé, et avec quelle force ils m’affirmèrent que je l’étais depuis le premier jour ! Est-ce qu’une femme qui me trompait comme Marguerite le faisait avec ce Victor n’était point capable de tous les calculs et de toutes les infamies ? Est-ce que ce Victor n’était point son complice pour jeter dans le lit de sa maîtresse un archiduc et « donner une bonne fortune à leurs enfants » ?
« Ils m’apprirent que Victor adorait ses enfants. Ils me montrèrent, des photographies de mes petits où s’étalait l’écriture de Victor avec les plus tendres expressions, les seules qui pussent venir sous la plume d’un père. Ils me montrèrent des lettres qu’ils avaient interceptées, disaient-ils, par l’entremise de domestiques achetés, lettres de Victor à Marguerite, des lettres où il n’était question que de leur amour et de leurs enfants !
« Je demandai des lettres de Marguerite… Il devait y en avoir… Ils me dirent qu’ils n’en avaient qu’une, et ils me la donnèrent. Je reconnus son écriture ! Dans cette lettre, elle donnait la nuit même, la nuit où j’étais à la chasse chez ce Karl le Rouge, elle donnait rendez-vous à son amant, à Victor Paumgartner… Elle lui disait qu’il pouvait venir en toute sécurité par le balcon de la chambre, car je ne rentrerais pas de la nuit !
« Je partis comme un fou. Je sautai sur un cheval et je traversai tout le val d’Enfer comme la foudre ! Tout de même, en approchant du village où je l’avais connue, la figure angélique de Marguerite m’apparut avec son bon et doux confiant sourire d’autrefois… Et j’eus comme une vision de l’abominable traquenard qui m’était tendu !
« Si tout cela était faux ! machiné ! pour me séparer à jamais de celle que j’aimais !
« Cette lettre, la seule qu’on avait pu me montrer, était-elle bien de ma femme ? Et comment les misérables n’avaient-ils pas pensé que cette nuit même où Marguerite était sensée, d’après eux, attendre son amant dans la chambre conjugale, cette nuit même était nuit de fête chez les vieux Müller ! Oui, Marguerite était chez ses parents et elle devait coucher au village dans la demeure paternelle comme elle faisait chaque année ! Ah ! les bandits n’avaient pas songé à cela. Un immense espoir me gonfla le cœur et me monta jusqu’aux lèvres dans un grand cri d’amour. J’éperonnai encore ma monture et j’arrivai comme une trombe sur la place du village… Je frappai à la porte du vieux Müller. C’est moi ! C’est moi ! Jacques Ork ! On m’ouvrit ! Marguerite n’était pas là ! Elle était partie pour la tour Cage-de-Fer de Neustadt où, prétendait-elle, je l’attendais ! Je repris ma course, et à partir de ce moment, il me sembla qu’un flot de sang m’aveuglait, m’empêchait de voir distinctement les choses autour de moi ! Je les voyais rouges… rouges… toutes rouges !
« Je n’arrivai point à la tour Cage-de-Fer par l’entrée ordinaire, mais je me dirigeai vers le fond du parc, et arrivé au pied du mur, j’attachai mon cheval à un arbre. Puis j’escaladai le mur. Je me trouvais encore sur la crête du mur que je n’eus que le temps de m’aplatir tout à fait pour ne pas être aperçu d’un individu qui devait, lui aussi, avoir sauté dans le parc, non loin de là. Il s’avançait avec de grandes précautions, s’efforçant de ne faire aucun bruit. Et alors, moi aussi, je me mêlai à l’ombre des choses et je suivis cet homme.
« À un moment, il traversa un rond-point, et la lune me fit voir son visage. Je reconnus à ne m’y point tromper Victor Paumgartner. Il accéléra sa marche. Je courus, plus léger qu’une feuille, derrière lui, en tourmentant déjà la poignée de mon couteau de chasse, qui n’avait pas quitté ma ceinture. Je ne sais comment j’eus la force de retenir à ce moment mon bras prêt à frapper. Je me trouvais lâche et pusillanime… et pendant que l’homme marchait vers l’aile du château où se trouvait la chambre de Marguerite, je me remémorais les mille indices que, depuis quelques semaines, j’avais trouvés sous mes pas… je me rappelais les paroles de Léopold-Ferdinand et de Karl le Rouge ! et les lettres d’amour de Victor, et les photographies des enfants ! des enfants de Victor, que j’avais couverts de mes baisers, de mes caresses ! Ah ! les misérables amants ! Comme ils avaient dû rire de moi ! Mais quelle rage maintenant me poussait ! et quelle vengeance je me préparais !
« Il s’arrêta… Il était sous les fenêtres de Marguerite, sous le balcon… Je vis alors qu’une corde, déroulée du haut de la balustrade, attendait là… Il l’empoigna et grimpa… puis il sauta sur le balcon et poussa la porte-fenêtre, qui céda sous ses mains. Par le ciel ! je ne fus pas long à prendre le même chemin que lui, à bout de bras, le couteau entre les dents !
« Je fus sur le balcon et je l’entendis qui tout doucement appelait : « Marguerite ! » Mon cœur battait à briser ma poitrine… j’allongeai la tête et voici ce que je vis à la lueur rose d’une veilleuse qui brûlait sur la table de nuit… Marguerite était couchée, à demi-nue, impudique, attendant son amant qui s’avançait vers elle, les bras tendus vers ces chairs adorées… Oui… elle l’attendait… prête à l’amour, et recouvrant sa honte et son crime – moins par pudeur que par une suprême coquetterie – du flot d’or de sa chevelure dénouée.
L’autre s’avançait toujours, comme en extase… et il parla ; il parla tout haut, dans la certitude du bonheur que rien ne pouvait venir déranger… « C’est moi, ma Marguerite ! Tu m’as appelé ! me voici ! » Et tout à coup, l’amant, l’amant de ma femme se leva comme un fou, et souleva avec une force sauvage ce magnifique fardeau d’amour !
« Ah ! comme je me ruai sur eux ! et comme je frappai ! comme je frappai ! Malgré leurs cris… leurs supplications… comme le couteau s’enfonçait… comme le sang coulait ! comme il giclait et me rafraîchissait le visage ! Comme c’était bon ! Encore ! Encore ! Ah ! tous les coups dont je les criblais ! et le ventre et les seins nus de sa maîtresse ! Tout n’était plus qu’une plaie ! mais en frappant, je ne voulais voir que la plaie maudite de la bouche de Marguerite qui criait encore, à l’agonie… qui suppliait… « Jacques ! Jacques ! mon Jacques ! » Quant à l’autre, il n’avait plus que des soubresauts, et j’ai bien cru qu’il allait mourir tout de suite ! Dame, je lui avais fait une entaille qui partait du cou et descendait jusqu’aux entrailles !
« Mais ! mais ! mais ce ne fut pas tout ! Gisèle, écoute ! si tu le peux encore ! ce ne fut pas tout ! car les petits enfants ! les deux petits anges accoururent aux cris poussés par leur mère… Ils se jetèrent entre moi et eux… Ces petits anges ! Ils venaient pour défendre leur père et leur mère et voilà qu’ils se mettent devant mes coups ! Or, n’est-ce pas, on ne pouvait pas arrêter mes coups ! Et le bras qui tuait le père et la mère a tué les enfants ! Voilà ! Ah ! Gisèle ! Gisèle ! Tu défailles ! Tu veux que je me taise… Allons donc ! C’est maintenant qu’il faut que je parle ! car tu ne sais rien encore, Gisèle ! Voilà ! Ah ! j’étouffe, moi aussi ! mais il faut que tu saches cela pour que tu comprennes que tu n’avais rien à faire ici, et que c’est inutile que tu viennes retrouver Jacques Ork, car Jacques Ork ne peut rien t’accorder ! Voilà, c’est bien simple ! Tu vas comprendre ! Marguerite était innocente ! Et j’avais tué mes petits enfants à moi, Gisèle ! mes petits enfants à moi ! à moi ! mes chers petits enfants et ma chère adorée Marguerite ! Et cela, je l’ai su tout de suite ! Écoute !
« Victor Paumgartner, le pauvre garçon, était plus dur à mourir que les autres, malgré cette fameuse entaille… Quand les autres, ma femme, mon adorée Marguerite et mes petits enfants chéris ne disaient plus rien depuis longtemps… lui, ce Victor, il gémissait encore. Et je me penchai sur ce gémissement, et voici ce que dans un dernier râle je pus entendre : « Innocente ! Le seigneur Karl menti ! « Marguerite endormie, narcotique ! Marguerite innocente ! vengez-nous ! Karl ! Léopold-Ferdinand ! Marguerite innocente ! » Et sur ce dernier mot le malheureux jeune homme expira.
« Tous quatre étaient morts ! Et je comprends maintenant que j’avais tué quatre innocents ! quatre victimes de Léopold-Ferdinand et de Karl le Rouge ! Voilà ! voilà ! voilà ! Chose inouïe ! cette révélation terrible, au lieu de m’anéantir, sembla me rendre sur-le-champ ma raison et décupler mes forces. Je regardai bien tranquillement les cadavres et considérai toutes choses autour de moi. Jamais je ne m’étais senti un aussi terrible et parfait sang-froid. Je quittai un instant ce lieu de carnage. J’appelai, d’une voix qui fit résonner tout le vieux château, mes serviteurs… Mais le château était vide… Seul au bout de quelques instants, je vis accourir mon fidèle Mikhaël et je lui dis, pendant qu’il me considérait, tout tremblant d’épouvante à cause du sang qui me couvrait : « Qu’as-tu fait de ta maîtresse ? Comment « as-tu veillé sur les enfants de ton maître ? » Je savais qu’il les adorait et qu’il eût donné dix fois sa vie pour eux et pour tous ceux que j’aimais…
« Il me dit qu’il était allé chercher sa maîtresse au village voisin sur un ordre de moi qui lui était arrivé dans la soirée et qu’il lui avait porté une lettre également de moi, lui annonçant mon retour dans la nuit même… Il me dit que Marguerite s’était couchée en m’attendant et avait couché les enfants sans l’aide d’aucun domestique, tous ayant eu congé pour la fête de Neustadt. Il me dit qu’il s’était couché lui-même en m’attendant. Alors je lui dis : « Viens ! » Il me suivit. Et je le fis entrer dans la chambre, et je lui montrai les quatre cadavres. Il écarta les bras et tomba à genoux, et il ouvrit une bouche qui n’avait plus la force de hurler. Je le relevai brutalement et je lui dis :
« – Mikhaël, garde ta raison et ton sang-froid. Fais comme moi. Imite-moi. Tu vois comme je suis calme. Nous avons besoin de toute notre raison pour faire de nouveaux cadavres, parce que tu penses bien que nous n’en resterons pas là ! Mikhaël, je ne t’ai envoyé aucun ordre. On a surpris ta confiance. Si tu n’étais pas allé chercher ta maîtresse au village, je ne les aurais pas tués, et je n’aurais pas tué Victor Paumgartner, qui était aussi innocent que les autres ! Écoute, Mikhaël. Tu veillais mal sur ta maîtresse et sur les enfants de ton maître ! Tu veillais mal sur ta maîtresse, sans quoi on n’aurait pas réussi à l’endormir d’un vrai sommeil de morte dans son lit, de telle sorte que ce malheureux jeune homme a pu croire et que j’ai cru, moi, mon vieux Mikhaël, mon véritable ami, mon seul ami d’enfance, mon fidèle serviteur, que j’ai cru réellement, à cause de ce que mes yeux ont vu, j’ai cru que ta maîtresse attendait ce jeune homme dans son lit ! Or, elle, Marguerite Ork, ma femme, la femme de l’archiduc Jacques, fut la seule à ne rien voir, à ne rien savoir ! Elle dormait et elle ne se réveilla que sous mon couteau, Mikhaël ! Voilà toute l’histoire, Mikhaël ! C’est à la suite de cette histoire-là que j’ai tué quatre pauvres êtres et que nous en tuerons bien d’autres… si Dieu le permet !
« Je m’arrêtai un instant de parler, et puis je repris, pendant qu’il me regardait toujours avec ses yeux hagards :
« – Seulement, vois-tu, deux précautions valent mieux qu’une et une bonne preuve contre mes chers cousins de Carinthie et de Bramberg me ferait du bien à l’âme… Tu vois ce verre sur la table de ta maîtresse, il est à demi plein encore d’une eau qu’elle avait coutume de prendre chaque soir et qu’elle a bue avant de s’endormir. Vide-le, mais avant je t’avertis qu’on a peut-être mis là-dedans du poison.
« Mikhaël vida à peu près le verre, et je le vis tout de suite chanceler. Une minute ne s’était pas écoulée qu’il avait fermé les yeux et qu’il dormait profondément. La preuve était faite.
« Alors tranquillement, oh ! de plus en plus tranquillement, j’embrassai ma femme et mes enfants, et je descendis au village pour apprendre au vieux Müller que j’avais tué sa fille innocente et aussi ses deux petits-enfants. Ils étaient là plusieurs qui m’attendaient devant l’âtre. Le père et la mère Müller vinrent à moi… Moi, j’allai à la cheminée, d’où je détachai le fusil de maître Henri. Je m’assurai qu’il était chargé et j’entraînai maître Henri dans une pièce à côté, où je pus, oh ! bien tranquillement, lui raconter ce qui s’était passé. Au fur et à mesure que je lui parlais, je le voyais devenir fou ! Pour lui rendre un peu de raison, je lui tendis le fusil chargé et je lui dis :
« – Et maintenant, tue-moi !
« Il prit le fusil et l’abaissa sur moi. Je ne bronchai pas ; seulement je lui dis encore avant qu’il ne lâchât le coup et en le regardant bien dans ses yeux de demi-fou :
« – Tue-moi si tu crois que je n’ai plus rien à faire ici-bas.
« Et en vérité, je vis bien qu’il n’était encore qu’à demi fou, puisqu’il comprit ma pensée ! Alors je l’embrassai en lui disant à l’oreille qu’il aurait l’occasion un jour de se servir de ce fusil-là… un jour, que je l’emmènerais à la chasse aux loups ! Voilà toute l’histoire, Gisèle. Je vous demande pardon, si, un moment, je me suis laissé aller à crier, à pleurer, à gémir comme un enfant… Maintenant je suis bien calme, j’ai dit tout ce que j’avais à vous dire… Vous pouvez aller le répéter à tous ceux que ça intéresse… C’est fini, Gisèle. Vous devez comprendre maintenant que lorsque l’heure de la chasse aux loups a sonné à une de mes horloges, rien, rien ne peut retenir chez lui le vieil horloger ! Vous pleurez, Gisèle ? Vous pleurez en regardant mes petits enfants ? Ne trouvez-vous pas, Majesté, qu’ils sont au moins aussi beaux que le petit Édouard ? Eh bien ! je les ai tués tout de même !
En prononçant cette dernière phrase, M. Baptiste s’était une fois de plus métamorphosé. On eût dit que le nom d’Édouard avait le don de faire remonter à la surface de cet être redoutable tous les éléments de sa haine et de faire éclater celle-ci dans le son de sa voix, dans le bouleversement de ses traits, dans l’éclat foudroyant de son regard…
L’impératrice recula devant lui comme devant un démon. Il releva la tête, vit l’épouvante peinte sur les traits de Gisèle, et aussitôt la crise passa, se transforma encore.
Il s’essuya le visage, se passa les mains dans les cheveux, dans la barbe, se releva, regarda autour de lui les horloges et fit :
– Tiens ! tiens ! c’est drôle ! Regardez, Gisèle… Vous serez tout à fait renseignée… et cela pourra aussi renseigner les autres… C’est extraordinaire, ce que je vois là… ce devait être le tour du joli petit prince Ethel… c’était son horloge, qui avait le premier numéro ! du moins, je le croyais bien ! Voilà maintenant qu’elle n’a plus que le numéro trois ! Elle se trouve après l’horloge tête-de-mort de Léopold-Ferdinand et l’horloge tête-de-mort de Karl le Rouge… Ah ! c’est tout à fait extraordinaire !
« À moins que je ne me trompe ! Je me fais vieux, ma mémoire s’obscurcit ! À moins que ce diable de Petit-Jeannot, cette fois qu’il est descendu dans la chambre des horloges… – Oh ! Gisèle, je suis au courant… je sais que ce Petit-Jeannot vous a raconté cette histoire au couvent des séraphins… Je sais tout, moi ! – à moins que Petit-Jeannot se soit amusé à déplacer mes horloges ! Mais ça n’est guère probable ! Eh bien, ce brave petit Ethel a encore plus de temps que je ne croyais à vivre… Vous lui direz d’en profiter, si vous en avez l’occasion, Majesté ! Maintenant, si Votre Majesté veut me faire l’honneur de me suivre, je lui indiquerai le chemin ! On doit être inquiet de l’absence de Votre Majesté… et les sbires de cet excellent M. de Riva doivent être dans un état ! C’est par ici, Majesté ! »
Plus morte que vive, Gisèle se laissait conduire, et celle qui se trouvait derrière la palissade, et qui, muette et anéantie, elle aussi, d’horreur, avait assisté à toute cette scène, avait entendu tout ce récit, la petite reine du Sabbat vit l’horloger disparaître par une porte secrète qui donnait derrière l’autel et qui ne fut pas refermée… Si bien que Régina put entendre encore le ricanement sinistre de M. Baptiste et sa voix glapissante qui lui arrivait par le corridor.
Régina n’osait faire un pas, un mouvement… À demi sortie de sa cachette, elle écoutait cette effroyable voix qui tantôt s’éloignait et tantôt semblait revenir et puis s’éloigner encore. La porte secrète laissée entr’ouverte, les lumières qui brûlaient toujours aux marches de l’autel étaient pour elle autant d’avertissements lui faisant prévoir que M. Baptiste allait sans aucun doute, après avoir reconduit l’impératrice, revenir dans la chambre des horloges. Et en attendant elle regardait l’horloge tête-de-mort du prince Ethel que l’on n’avait pas bougée de la troisième place. Pourvu que le terrible horloger ne se souvint pas !
La jeune fille ne s’était pas trompée dans ses prévisions ; elle rentra vivement derrière sa palissade, car elle entendait M. Baptiste qui revenait. Il continuait de ricaner comme un démon : – Pauvre Gisèle ! Je t’aime bien… mais tant pis pour elle, c’est triste ! En voilà une qui en a eu aussi de la douleur ! Pauvre Gisèle !
Il secoua la tête, et puis il prit l’escabeau, monta dessus et s’empara des deux premières horloges tête-de-mort qu’il mit chacune sous un bras. Puis il descendit de son escabeau, en ricanant avec satisfaction, alla souffler les cierges, les bougies, et tout retomba dans la nuit… Régina entendit une porte qui se refermait… et puis plus rien… le silence… M. Baptiste était parti avec ses deux horloges et il n’avait point touché à celle d’Ethel.
La Reine du Sabbat appela Petit-Jeannot qui s’était endormi dans le corridor et reprit avec lui le chemin de la cave de Carolus Bamberger. Mais Petit-Jeannot se souvint tout à coup qu’il avait oublié de fermer sa porte de la chambre des horloges ; il retourna fermer solidement la chambre. Quand il revint, Régina l’entendit qui murmurait d’assez méchante humeur : « Si ça continue, il ne me restera plus seulement un réveille-matin ! »
Nous savons comment Régina et Jeannot sortirent de la cave de Carolus et le soin qu’ils prirent de faire porter secours au malheureux débitant de bière de Pilsen. Rue Vivienne, un fiacre passait. La Reine du Sabbat y fit monter Jeannot et ordonna au cocher d’aller stationner au coin de la rue de Balzac, derrière l’ambassade d’Austrasie. Là, Petit-Jeannot vit avec stupéfaction la jeune fille se pencher à la portière, regarder longuement les fenêtres du premier étage, murmurer, les mains jointes, une prière, faire le signe de la croix et se rejeter au fond de la voiture en disant : « À mon tour, maintenant ! »