Chapitre 2 RYNALDO ET MYRRHA

Bien avant que M. Magnus eût reçu l’ordre de la Reine du Sabbat d’annoncer à son maître : « La petite matelassière », le nouveau patron de M. Magnus, le jeune Rynaldo, dont le nom a été prononcé à plusieurs reprises dans la seconde partie de ce récit, se tenait avec sa sœur Myrrha dans une pièce fort modestement meublée, dont les fenêtres donnaient également, comme celles de l’office et de la cuisine, sur cette Kaiserwasserstrasse si curieusement fréquentée.

Le seul luxe de cette chambre consistait dans un grand portrait richement encadré représentant en pied un homme merveilleusement beau, dont les épaules se couvraient d’un manteau de velours noir, et qui tenait à la main un archet de violon. Le bizarre de ce portrait était que l’homme tenait l’archet avec le geste d’un soldat qui commande un assaut. Un curieux qui eût cherché la signature du peintre n’eut trouvé sur ce violon que le nom du musicien : Réginald Rakowitz-Iglitza, et ces mots extraordinaires de naïf orgueil, incrustés sur le cadre : « Notre cousin ».

Rynaldo se tenait debout devant sa sœur Myrrha qui, elle, était assise. Tous deux étaient près de la fenêtre et Rynaldo ne cessait de regarder dans la rue.

Rynaldo avait la beauté ambrée des tziganes. Son profil rappelait Réginald dont il se croyait le plus proche et le plus digne héritier. Sa taille était petite, mais bien prise. Il avait des mains et des pieds de femme. Il ne donnait point une impression de force, mais il paraissait tout en nerfs et capable, par moments, du plus grand effort. Ses mouvements étaient remarquables de souplesse et de grâce. Il était habillé d’une tunique lâche retenue aux reins par une ceinture de cuir ornée d’incrustation d’argent. Il avait des bottes qui allaient au genou, et comme ces bottes avaient des éperons, il était toujours prêt à monter à cheval. Le col était nu, dégageant bien la tête aux cheveux bouclés, à la lèvre à peine ombragée d’un léger duvet, aux yeux tantôt très doux, tantôt très sombres ; et c’étaient ses yeux qui frappaient tout d’abord par leur expression d’ardente vie, comme, lorsqu’on regardait la sœur, c’étaient encore les yeux qui attiraient l’attention, mais pour un autre motif, hélas ! car les yeux de Myrrha étaient morts !Ah ! les pauvres grands yeux fixes qui cherchaient toujours quelqu’un qu’ils ne reverraient plus jamais ! Et qui donc regardaient-ils encore,ces pauvres yeux, sinon Rynaldo, le frère bien-aimé, l’enfant chéri que Myrrha, sœur aînée, avait élevé avec la tendresse d’une mère !

Myrrha avait dû être très belle. Elle l’était encore. Son frère était le seul à le lui dire maintenant… depuis l’épouvantable épreuve qui avait jeté au fond de cette retraite celle qui avait connu tant d’adorateurs, tant de triomphes… « Myrrha la divine », comme on mettait sur les affiches quand elle devait entrer dans le cirque au pas fabuleux de son cheval sauteur !

Car elle avait été l’Écuyère, celle dont la renommée balaie le sable sur toutes les pistes du monde… Ah ! voir Myrrha monter son cheval Darius ! On donnait de l’or pour ce spectacle-là… Hélas ! combien ils étaient loin aujourd’hui, les bravos du cirque ! Qui se souvenait encore de Myrrha, et de Darius et de l’affreux soir où elle avait fait son entrée à cheval, les yeux morts ?

Un aussi prodigieux malheur avait cependant trouvé sa consolation dans la tendresse admirable du frère et de la sœur. Et puis un secours secrètement attendu leur était arrivé à point dans leur sombre et subite misère. Le mystérieux secours des « amis de Réginald », des « Deux heures et quart »… On procura au jeune homme des leçons de langues hongroises (le frère et la sœur étaient alors à Trieste), et Myrrha vendit ses chevaux, comme par miracle, un prix étonnant à des inconnus.

Certes, le jour où Myrrha avait dû se séparer de Darius, les yeux morts avaient pleuré. Et ni le frère ni la sœur ne pensaient alors qu’ils reverraient jamais la bête héroïque… Et voilà que, toujours par le plus mystérieux destin, la main inconnue avait conduit Rynaldo et Myrrha jusqu’à Vienne… les avait installés ou plutôt cachés dans ce quartier désert… Ils n’avaient qu’à obéir… Depuis des années, depuis surtout la mort de Réginald Iglitza… ceux de la race tzigane comme Rynaldo et Myrrha n’avaient qu’à s’incliner quand se manifestait la volonté de la société secrète des « Deux heures et quart »…

À quoi donc cette association, dont on ne connaissait ni la limite, ni la composition, travaillait-elle exactement, et que voulait-elle d’eux, voilà ce que Rynaldo et Myrrha ne se demandaient même pas, car il leur suffisait de savoir qu’on travaillait pour la délivrance… Et ils étaient prêts à tout ! Quand, à Vienne, on parlait sous le manteau de cette société des « Deux heures et quart », on était d’accord pour la faire remonter par ses aspirations et son organisation à ce vedegylet, association occulte fondée jadis par Kossuth au cœur de la Hongrie et qui, sous les couleurs de favoriser l’industrie nationale, avait accompli une besogne politique qui épouvanta plus d’une fois le gouvernement de Metternich. Et c’était encore le but poursuivi par Kossuth qu’elle semblait s’être donné : établir la fédération des peuples du Bas-Danube et des Balkans, pour la délivrance commune, contre l’ennemi commun, le Germain d’Austrasie, le gouvernement de Vienne ! Dessein formidable auquel, après Kossuth, s’était attaché Réginald Iglitza qui en était mort !

Mais qu’importe le soldat qui meurt dans la bataille si la bataille continue ! Rynaldo et Myrrha la sentaient déjà autour d’eux, cette lutte terrible ; ils commençaient d’en respirer, dans la ville en proie à l’émeute, l’odeur de poudre et de sang ; déjà dans l’ombre on tirait sournoisement des épées qui peut-être demain allaient flamboyer au grand soleil ! Rynaldo s’était demandé souvent : « Pourquoi ne me dit-on rien ? Que veut-on de moi ? » Mais certain soir un ouvrier tailleur lui apporta un costume que Rynaldo n’avait pas commandé.

Un manteau de drap écarlate ; une veste toute brodée d’or et retenue par un énorme fermoir, grand œuf d’argent qui pouvait s’ouvrir et, dans certaines circonstances solennelles, servir de coupe ; ceinture de cuir incrustée de fer, damasquinée, et garnie d’armes ottomanes. Au manteau pouvait s’attacher un collet taillé de façon à ressembler aux ailes d’une chauve-souris et à former au besoin capuchon pointu à la manière de ceux des marinaride Venise. Enfin, on avait joint à tout cela un bonnet cramoisi qui s’attachait au front par un bandeau d’or laissant tomber un gland d’or jusque sur l’épaule. C’était le costume des ban (chefs de Croatie) offert secrètement lors de la dernière diète aux principaux des « Deux heures et quart de Hongrie » en signe d’oubli des querelles passées entre Slaves et Magyars.

Quand il reçut le costume du ban avec une note des « Deux heures et quart » lui disant d’en prendre le plus grand soin, Rynaldo sentit son jeune cœur éclater d’orgueil, car il essaya ce costume et il trouva qu’il lui allait très bien. Il n’en fit point part cependant à sa sœur, peut-être pour ne point l’effrayer.

L’obéissance avec laquelle le frère et la sœur s’étaient toujours soumis aux ordres et aux commandements des « Deux heures et quart » avait été récompensée par la plus touchante surprise qui pouvait faire battre le cœur de la tzigane. En arrivant à Vienne, ils retrouvèrent leurs chevaux au fond d’une écurie de la Kaiserwasserstrasse. Myrrha put à nouveau prendre entre ses doigts les naseaux de Darius, et la noble bête en avait montré une joie folle.

Les chevaux ne leur appartenaient plus, mais Rynaldo était chargé de les garder à titre de « vétérinaire », lui qui venait de prendre ses inscriptions à la faculté de médecine ! Myrrha voulait en effet que son frère fût en état de gagner sa vie, et elle lui avait ordonné de travailler à devenir un bon médecin, en attendant des destins plus héroïques.

Nous savons, par quelques propos échangés entre l’empereur, le comte de Brixen et M. de Riva, comment Rynaldo entendait ses études en médecine, et l’étrange besogne révolutionnaire qu’il accomplissait au cœur même de l’Aula, parmi ses camarades exaltés. Est-il besoin de dire qu’il avait grand soin de cacher à Myrrha sa conduite dangereuse, si dangereuse et si imprudente que le jeune homme avait été bien souvent sur le point d’être arrêté et qu’il n’aurait pu dire en vérité comment, dans le moment même où il se croyait bien « pincé », l’événement le plus bizarre et le plus surprenant, événement qui semblait toujours veiller autour de lui, le sauvait du mauvais pas où sa tête folle et son cœur généreux, l’avaient fait s’engager !

Donc Rynaldo ne disait point tout à Myrrha. Il lui cachait encore que malgré la promesse qu’il lui avait faite de ne point reparaître dans le cirque, il avait profité de ce que Darius était retrouvé pour présenter à nouveau la curieuse et bondissante bête au public du Prater. Il avait fait cela, masqué. Darius avait retrouvé tous ses succès d’antan. Le cheval sauteur avait encore excité l’enthousiasme des foules stupéfaites. Pourquoi Rynaldo avait-il fait cela ? D’abord pour de l’argent, dont le besoin se faisait sentir dans leur modeste petit ménage ; ensuite, pour retrouver quelqu’un qu’il ne cessait de rechercher, par toutes les villes où il passait, quelqu’un qui allait quelquefois au cirque…

On ne mène point l’existence de Rynaldo et de Myrrha sans prendre garde à tout ce qui se passe autour de vous. Lorsqu’on ne sait exactement où l’on vous mène, on essaie de découvrir la plus petite manifestation de cette organisation secrète qui veille si étrangement sur vous. On se demande pourquoi on est venu à Vienne, pourquoi on est installé justement dans cette petite rue qui conduit à une rive suburbaine du Danube, pourquoi on habite en face de ce curieux entrepôt de laines, de matelas et de meubles, meubles qui ne font qu’entrer et ressortir, que l’on débarque et que l’on embarque, et qui sont toujours les mêmes.

On lit les inscriptions sur les caisses. On y lit des noms chers à tout cœur tzigane. On y lit ces mots : la Porte-de-Fer ! On se dit que tout ceci ne peut être qu’un truchement pour quelque besogne occulte. On considère les gens qui remuent autour de cela. On regarde à travers les carreaux. On aperçoit celle qui paraît être le chef de cet original établissement : une bien jeune personne, ma foi, qui a de bien beaux yeux et de bien beaux cheveux dorés. On voit la « petite matelassière » ; on la voit si bien qu’on ne voit plus qu’elle… et qu’on l’aime !

Enfin, on s’aperçoit aussi à travers les carreaux, en regardant « la petite matelassière », que « la petite matelassière » vous regarde. Alors on se renseigne, on finit par surprendre des mots, car on espionne… on se glisse dans l’ombre de certains hommes à manteaux qui ne peuvent pénétrer dans ce curieux établissement qu’à certaines heures et qu’en murmurant ces mots : Deux heures et quart…

Et dès que l’on a découvert cela, dès qu’on a enfin touché du doigt cette chose insaisissable : les « Deux heures et quart », on ne peut s’empêcher d’en concevoir une certaine fierté ; mais tout de même on se dit que si l’on a soulevé si facilement un peu du voile qui recouvrait la vérité, c’est que la vérité ne demandait qu’à se faire voir… et le cœur fier et amoureux n’en bat qu’avec plus de fierté et d’amour… Si bien que le jour où dans le box où repose Darius, la « petite matelassière » apparut tout à coup aux yeux troublés de Rynaldo, en lui demandant de lui prêter son cheval, Rynaldo, la voix tremblante, lui répondit :

– Il est à vous, ma sœur !

– Votre sœur ? avait interrogé « la petite matelassière » en levant son beau regard sur Rynaldo pâlissant.

– Oui, ma sœur en deux heures et quart !

… La « petite matelassière » devait aimer beaucoup les chevaux, car depuis ce jour elle avait rendu assez souvent visite à Darius. Parfois même, elle lui empruntait la noble bête pour des jours entiers… Quelquefois elle ne réapparaissait, mystérieuse amazone, qu’au bout d’une semaine et avec un cheval bien fatigué… Enfin, lors de la dernière absence, Darius était rentré tout seul à l’écurie, et dans un fameux état… Il portait à la selle un mot de la « petite matelassière » qui remerciait Rynaldo mais qui ne put le consoler de l’absence de celle qui remplissait déjà son cœur.

Ce jour donc où nous le trouvons à son poste d’observation, Rynaldo venait de redire pour la dixième fois à Myrrha toutes ses inquiétudes.

– Que fait-elle ? répétait-il. Pourquoi ne donne-t-elle point signe de vie ?

En vain Myrrha, par de bonnes paroles, essayait de le calmer ; il ne comprenait point que la « petite matelassière » restât inactive à cette heure où toute la ville se soulevait.

– Je tremble qu’il ne lui soit arrivé malheur !

– Comme tu l’aimes ! soupira Myrrha.

Rynaldo considéra longtemps sa sœur, qui maintenant se taisait. Il finit par dire, d’une voix un peu sèche :

– Certes, je l’aime de toute la force de mon cœur ! Pourquoi ne te l’avouerais-je point ? Mais serais-tu jalouse de cet amour, ma sœur ?

– Ce n’est point cela, Rynaldo !

Et Myrrha ferma ses belles paupières. Elle pleurait.

– Pourquoi pleures-tu, Myrrha ? demanda presque brutalement le jeune homme. Crois-tu donc que j’aie oublié mon serment ? Est-ce pour cela que tu pleures ?

La voix de Rynaldo avait alors vibré dans une irritation si inquiétante que Myrrha s’empressa de saisir tendrement la main de son frère.

– Rynaldo ! Rynaldo ! Tu peux, tu dois être heureux ! Je veux que tu oublies ton serment ! mon frère chéri…

– Jamais !

Le jeune homme prononça ce mot avec une telle férocité, que Myrrha, secouée d’une joie terrible, embrassa son frère avec un transport presque sauvage. C’est alors que le nain Magnus annonça :

– La « petite matelassière » !

– Stella ! cria Rynaldo. – Et il courut à elle, et l’amenant par la main devant sa sœur : – C’est elle ! Ah ! si tu savais, Myrrha, comme elle est belle !

Myrrha dit à la jeune fille avec un triste sourire :

– Je regrette de ne pouvoir vous voir, ma sœur…

Stella prit les deux mains de l’aveugle, et s’étant agenouillée devant elle, les plaça sur sa tête en disant :

– Bénissez-moi, ma sœur, selon la mode de la « Porte-de-Fer », car j’aime Rynaldo.

Mais Myrrha retira ses mains dans une grande agitation et s’écria :

– Malheureuse ! Rynaldo ne vous a donc rien dit ?

– Il m’a dit, fit doucement Stella, qu’il avait fait un serment qui, tant qu’il ne serait point accompli, lui défendait le mariage…

– Vous voyez bien alors que je ne puis vous bénir selon la mode de la « Porte-de-Fer », repartit Myrrha, dont le sein se soulevait sous le coup d’une émotion extraordinaire, car il se peut qu’il meure sans avoir accompli son serment.

– Alors je mourrai vierge ! ma sœur, mais nous aurons été l’un à l’autre dans la mort. Bénissez-moi donc à la mode de la « Porte-de-Fer » !

Myrrha se recueillit et prononça les paroles que le jude[17] fait entendre sur le front de l’épouse le jour des noces :

– « Frileuse fille d’Égypte qui n’est vêtue que de cordes, fais-t’en des ceintures que ton époux dénouera, et tu auras chaud ! »

Quand Rynaldo releva Stella, il était aussi tremblant que Stella était calme, car désormais ce trésor lui appartenait, mais il ne pouvait oublier qu’il avait fait serment de n’y point toucher.

– Ma sœur, dit Stella, en s’asseyant auprès de l’aveugle, Rynaldo m’a souvent parlé de vous et je vous aimais avant de vous connaître. Quand il m’a dit votre malheur, je n’ai pu retenir mes larmes. Comment donc une aussi terrible catastrophe qui vous a privée, si belle et si jeune, de la lumière du jour, a-t-elle pu vous frapper ?

Myrrha devint si pâle que Rynaldo crut qu’elle allait défaillir et que Stella regretta sa question. Mais déjà la jeune cigaine avait surmonté son émotion, et d’une voix dont le timbre sonna étrangement aux oreilles de Stella, Myrrha répondit en secouant la tête :

– Ce fut une nuit que la chose arriva, une nuit qui était toute rayonnantes d’étoiles, n’est-ce pas, Rynaldo ? Mais je ne voyais plus les étoiles ! C’est à cela que Rynaldo et moi, nous nous sommes aperçus que j’étais devenue aveugle ! N’est-ce pas ? n’est-ce pas, Rynaldo ? Et je n’ai plus revu les étoiles depuis, bien que je vive dans une nuit éternelle !

Disant cela, Myrrha s’étreignait les doigts, et ses beaux grands yeux morts, levés au ciel, cherchaient en vain la caresse du jour.

– Quel désespoir a dû être le vôtre ! fit Stella.

– Oui, oui, j’ai poussé des cris terribles ! des clameurs qui ont été entendues cette nuit-là jusque sur la mer ! n’est-ce pas, Rynaldo ?

– Ce que tu ne dis pas, ce que je ne dirai jamais assez, Myrrha, c’est que ton désespoir fut dépassé par ton amour pour moi ! Oh ! cette semaine maudite, à Trieste, où tu apparus dans le cirque, les yeux morts !

– Comment, vous avez continué les exercices du cirque étant aveugle !

– Mon frère Rynaldo, répondit simplement Myrrha, était bien jeune, et il nous fallait de l’or pour vivre.

– Mais on ne s’apercevait donc de rien ?[18]

Alors la voix vibrante de Rynaldo se fit entendre :

– On ne s’est aperçu de ses yeux morts que le jour où Darius a bondi dans le public et marqué de son sabot d’or la face infâme…

– Rynaldo ! – Myrrha s’était dressée, haletante : – Tais-toi ! Tais-toi… Tais-toi !

Stella regarda le frère et la sœur. Les yeux morts de celle-ci étaient si menaçants qu’ils paraissaient avoir retrouvé la vie. Rynaldo marquait une exaltation telle qu’il lui fallut les petits poings de Myrrha sur la bouche pour le faire taire. Myrrha retomba sur sa chaise.

– Oui, les mille cris de terreur du public sonnent encore à mon oreille. Darius roula… Mais heureusement je n’étais pas blessée… Seul, Darius dut garder la litière pendant quinze jours… Cher Darius… je ne l’ai plus remonté depuis… Ce pauvre Darius ! Il est encore solide, lui. Rynaldo m’a dit que vous l’aimiez beaucoup et qu’il vous aimait et qu’il vous saluait d’un joyeux hennissement chaque fois que vous passiez devant son box. Et cependant… je vais vous faire un reproche, ma sœur… vous me le fatiguez beaucoup, mon vieux Darius !

– Sa fatigue m’a sauvé la vie ! répondit Stella… Une nuit que j’étais poursuivie, dans une forêt, par des loups, j’ai pu leur échapper grâce à un de ces sauts inouïs qu’il ne faudrait demander à aucun autre cheval au monde.

– Oh ! j’étais arrivée à lui faire faire des bonds prodigieux. Vous savez qu’il sort des haras de Trakehnez et qu’il a été merveilleusement dressé en haute école. Ah ! que ne lui ai-je fait faire ! Mais comme cheval sauteur, quel triomphe ! Dites-moi, ma sœur, ne me le faites pas dévorer par les loups… Soignez-le moi bien.

– Oh ! il est soigné comme un enfant et il voyage comme un archiduc. Je lui fais toujours retenir un wagon pour lui tout seul et ce n’est point la domesticité qui lui manque.

– Cette forêt est donc bien loin ? Ma sœur, pourquoi avez-vous besoin de Darius dans cette forêt où il y a des loups ?

Rynaldo mit une main sur l’épaule de sa sœur :

– On ne questionne jamais la « petite matelassière », fit-il.

– C’est vrai, répliqua Stella, car elle a trop de peine quand elle ne peut répondre aux questions de sa sœur.

– On lui obéit ! repartit Rynaldo.

– Oh ! pas toujours, jeta Stella en regardant Rynaldo qui rougit. C’est bien malheureux que Darius ait besoin de repos, car moi, j’ai besoin d’un cheval, tout de suite !

– Il y a Gitane, fit Myrrha.

– Allez donc, je vous prie, mon ami, et amenez-le moi sans perdre une seconde, dit Myrrha à Rynaldo.

– Stella n’a jamais monté Gitane, répliqua Rynaldo, et si ce n’est point pour retourner avec lui dans la forêt je préfère, malgré sa fatigue, lui amener Darius.

Stella acquiesça avec joie.

– Dorez-lui les sabots, dit-elle, car il portera cette nuit une reine !

– La Reine du Sabbat ! termina le jeune homme en s’inclinant.

– Rynaldo ! vous êtes bien imprudent d’achever les phrases de la « petite matelassière ». Elle ne vous confiera plus ses secrets ! fit Stella avec humeur.

Et elle congédia le jeune homme qui courut aux écuries. Aussitôt Stella s’en fut prendre Myrrha dans ses bras frémissants.

– Rynaldo est fou ! ma sœur, lui glissa-t-elle à l’oreille. Il se compromet et il compromet notre cause ! Il se jette comme un enfant dans toutes les aventures ! Il serait déjà sous les verrous, si je ne veillais. Il sera mort demain, si vous ne le retenez auprès de vous, ce soir !

– Que me dites-vous là ? murmura Myrrha qui se prit à trembler.

– Je lui avais conseillé d’attendre ! L’heure n’a pas encore sonné ! et il a profité de mon absence pour se conduire comme un enfant impétueux ! Il n’a pu assister impassible au soulèvement populaire de Vienne… soulèvement « organisé » en grande partie par la police elle-même… Il a couru en tête du mouvement. Il le dirige… On l’a laissé faire toutes les bêtises, on lui a permis toutes les audaces… car il avait affaire à des traîtres !

– Pourquoi ne lui avez-vous pas dit tout cela, à lui ?

– Parce qu’il aurait cru à un subterfuge de ma part… pour l’empêcher de courir le danger que son imprudence à déchaîné… Savez-vous ce qu’il a imaginé ? De conduire les délégués fédéraux jusque dans le Burg, jusque dans la chambre de l’empereur, en passant par un souterrain qui aboutit à l’église des Augustins. Il s’est tellement avancé dans cette affaire qu’il croirait faillir à l’honneur en reculant maintenant. Rien de ce que je pourrais lui dire ne le retiendrait… Or, ces gens l’abandonnent, car ils se sont tous trahis… La police est au courant de tout ! et j’ai dû faire avertir certains amis de Réginald qui ne rejoindront point ce soir les délégués dans leur caveau.

– C’est au Caveau qu’est le rendez-vous ? demanda Myrrha.

– Les délégués doivent se réunir au Caveau, et de là rejoindre Rynaldo dans la crypte de l’église des Augustins. Mais ils ne viendront pas. Ils laisseront Rynaldo y aller tout seul ! Ils se sont vendus à Brixen ! Et Rynaldo restera seul exposé aux coups effroyables que la police de M. de Riva a préparés. C’est la mort ! Et peut-être avant, le supplice !

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ô Stella, ma sœur, que voulez-vous que je fasse ? Comment avez-vous pensé que je pourrais, moi, retenir Rynaldo si vous jugez que vos paroles sont impuissantes à le sauver ! Que faire ? Que faire ?

Et Myrrha se tordait les mains.

– M’obéir ! répondit Stella d’une voix brève… Les rendez-vous sont pour cette nuit. Rynaldo dîne ce soir avec vous. Faites-lui boire un narcotique et il est sauvé ! Myrrha embrassa Stella avec une passion farouche.

– C’est toi qui l’auras encore sauvé ! lui dit-elle. Ah ! aime-le ! Aime-le ! Et comme je t’aimerai ! Le narcotique ?

Alors la « petite matelassière « s’assit à un bureau qui occupait un coin de la pièce. Elle écrivit quelques lignes et apposa sur le papier un cachet en forme de montre, puis elle sonna et le nain Magnus se présenta.

– Pour M. Malaga, dit-elle.

Quand M. Magnus remonta, il trouva Stella et Myrrha qui, la fenêtre ouverte, échangeaient quelques propos avec un personnage dont on distinguait vaguement la voix dans la rue. Stella se retourna au bruit que fit Magnus en entrant, et les deux jeunes femmes quittèrent la fenêtre, échangeant quelques propos à voix basse. M. Magnus s’en fut tout de suite à la fenêtre pour la fermer, et jeter un petit coup d’œil dans la rue.

– L’homme à la tête de veau ! s’écria-t-il.

Après avoir remis la potion à Myrrha il roula à travers la pièce, bousculant les meubles, enfonçant les portes, traversant le corridor et se jetant dans l’escalier. Et cela si précipitamment, qu’il négligea de refermer la porte de l’appartement de Rynaldo, et qu’il ne vit point une ombre qui, profitant de l’ouverture de l’huis, se glissait dans le vestibule.

Cette ombre avait un fourreau de marchand de parapluies sous le bras. Quant à M. Magnus, il parvint, malgré toute sa vélocité, juste à temps sur le seuil de l’immeuble pour ne plus trouver aucune trace de la « tête de veau » ; mais en revanche, il vit apparaître, au coin de la rue, Rynaldo qui tenait les rênes de Darius.

Quand Stella fut descendue à son tour dans la rue, Darius emplit l’air de son joyeux hennissement. Stella embrassa sur les naseaux la noble bête, cependant que Rynaldo, jaloux, et boudeur comme un vrai gamin de vingt ans, et triste aussi, ainsi qu’il lui arrivait chaque fois qu’il voyait partir Stella pour une de ces courses mystérieuses dont elle ne lui avait jamais dévoilé le secret, se tenait un peu à l’écart :

– Au revoir, Rynaldo !

– Au revoir, Stella !

Et tous deux, ils échangèrent un regard, où malgré l’humeur apparente de ces deux beaux enfants bizarres, il était impossible de ne point voir éclater leur amour. Avant de partir, Stella montra la fenêtre où Myrrha venait d’appuyer son front pâle.

– Monte auprès d’elle ! ordonna Stella. Elle t’attend !…

Et ce ne fut que lorsqu’elle n’entendit plus le pas de Rynaldo dans l’escalier et qu’elle fut certaine qu’il avait rejoint sa sœur qu’elle rendit les rênes à Darius. Mais à ce moment, ayant tourné la tête à gauche, elle aperçut le nain Magnus qui, lui aussi, se mettait en mouvement.

– Vous m’accompagnez, monsieur Magnus ? demanda Stella ?

– Trop heureux de vous avoir retrouvée, ma reine ! déclara M. Magnus. Je ne vous quitte plus !

– Ni moi non plus ! fit une bonne petite voix aigrelette.

Stella tourna la tête à droite et aperçut un grand, long, dégingandé corps qu’elle connaissait bien.

– Tiens ! monsieur Petit-Jeannot ! Eh bien, dit-elle avec un sourire encourageant… venez donc ! Cette fois-ci, mes petits amis, je ne vous perdrai point.

Et ainsi qu’au soir étoile où ils avaient quitté de compagnie les Saintes-Maries, la Reine du Sabbat leur cria :

– En route, mauvaise troupe !

Ils suivirent tout doucement la rive déserte du Danube, passèrent le fleuve et continuèrent sur l’autre rive.