Chapitre 1 LA DILIGENCE DU VAL-D’ENFER

Büchen est un gros village perdu au cœur même de la Forêt-Noire et, bien qu’il fût déjà célèbre dans tout le pays de Bade par la fabrication de ses coucous à l’époque où se place ce récit, il n’était relié au nord, à Fribourg, et au sud, à Todtnau, que par les chemins du Val-d’Enfer. La diligence qui, trois fois la semaine, partait de l’auberge de la « Pomme de Pin » chargée de voyageurs qui se rendaient à Feld ou à Todtnau, ou qui se dirigeaient vers Schaffhouse, ou qui voulaient gagner encore les routes du Tyrol ou d’Austrasie, cette diligence, disons-nous, était réputée à vingt lieues à la ronde pour la plus brave, la plus honnête et la mieux équilibrée et aussi la plus solide des diligences. Particulièrement en ce qui concernait sa solidité, elle avait fait ses preuves depuis plus de cent ans. On racontait couramment, à la « Pomme de Pin », qu’elle avait transporté Napoléon 1er un soir où l’empereur, un peu trop pressé de faire la guerre, avait brisé sa berline sur les rochers du Val-d’Enfer.

Après avoir eu cette gloire de faire sauter sur ses coussins le maître du monde, la diligence de Büchen allait avoir l’honneur, le jour qui nous occupe, d’offrir son marchepied à Petit-Jeannot lui-même.

À la suite de quels détours, marches et contremarches, de quels inouïs voyages et invraisemblables tribulations le pauvre Jeannot, une semaine après être parti des plaines de la Camargue, se retrouvait-il errant entre les sommets et les précipices du pays de Brisgau ? Quelles aventures l’avaient conduit jusque dans cette cour de l’auberge de la « Pomme de Pin » ?

Il est probable que si quelque voyageur avait eu la curiosité de demander à ce sujet des renseignements à l’ancien apprenti de M. Baptiste, Petit-Jeannot, dans le moment, eût négligé de lui répondre, tant il était occupé par ses deux pupilles qu’il portait toujours dans ses bras. Il essayait en vain, par la promesse peut-être fallacieuse d’un bon dîner – il était alors cinq heures du soir – de les faire taire ; mais les petites des gadschi, sans doute instruites par l’expérience, ne voulaient rien entendre et répondaient aux discours doucereux de leur père nourricier par les cris les plus perçants, si perçants que le conducteur de la diligence de Fribourg, qui venait de faire son entrée avec fracas dans la cour des messageries, et son collègue de la diligence de Todtnau, qui n’attendait que la correspondance pour se mettre en marche, ne parvenaient point à les couvrir du double claquement de leurs longs fouets et du son assourdissant de leurs trompes. Ce qui n’empêcha point l’une des diligences de se vider et l’autre de se remplir. Petit-Jeannot assista à ce spectacle, l’œil morne et le visage mélancolique.

Grâce à ses deux bébés et à la connaissance que maître Frederik avait de la langue française, le jeune homme avait su attendrir le maître de céans sur la misère de sa bourse. Ce n’était point avec le deux marks qui lui restaient en poche qu’il pouvait espérer payer sa place jusqu’à Todtnau, où il avait rendez-vous avec M. Magnus. Et il était trop fatigué pour espérer y arriver à pied avec son double fardeau. Le propriétaire de la « Pomme de Pin » et de la diligence, à qu’il avait exposé son cas bien honnêtement, lui avait promis de le laisse monter dans sa voiture s’il s’y trouvait quelque place. Jeannot avait remercié avec des larmes, mais cette émotion, qui était toute de reconnaissance, devait bientôt se changer en désespoir quand il eut constat que le véhicule historique allait se trouver comble de la base au faîte, car il y avait grande foire à Todtnau le lendemain.

Tout ce monde comptait bien arriver à Todtnau sur les minuit. Dans la cour, quelques gros marchands de coucous, fabricants d’horlogerie, fêtaient déjà sur les tables de bois les heureux marchés à venir. C’était grande beuverie de bière et mangeaille de saucisses et fumerie de pipes. Maître Frederik, le patron, et ses deux filles, qui l’aidaient dans le service, ne savaient à qui répondre, quand l’heure du départ vint mettre tout le monde d’accord. Chacun s’empressa, à l’appel de son nom, de gagner sa place ; l’impériale fut envahie par une petit troupe que conduisait M. Paumgartner, de Fribourg, qui montrait ses mollets dans des bas de laine et qui avait une plume de coq à son chapeau.

Dans l’intérieur, littéralement, on s’écrasait. Petit-Jeannot vit monter là un petit vieillard aux yeux tristes que maître Frederik appela maître Mathias ; puis vinrent de joyeux sabotiers énormes, aux ceintures gonflées ; un garde-forestier taciturne avec sa tunique, sa casquette et son fusil ; une vieille paysanne méchante et têtue, que tout le monde appelait la mère Rosa, et qui passait son temps à bousculer sa fille Marthe, douce créature ; un bizarre marchand de parapluie dont la figure se couvrait d’une barbe hirsute et dont les yeux fouineurs dévisageaient les gens avec une inquiétante curiosité ; enfin deux jeunes filles qui parlaient français et qui avaient l’air de deux institutrices ou gouvernantes venues en Brisgau pour y chercher quelque place.

Et la portière fut refermée par le conducteur. Ah ! l’on était au complet !

Maître Frederik fit comprendre d’un geste à Jeannot toute l’étendue de son malheur. Celui-ci soupira, sauta sur le marchepied et s’y cramponna comme il put, toujours maintenant ses deux pupilles qui firent entendre de nouvelles protestations devant cette inédite façon de voyager. Les chevaux démarrèrent et, dans un glorieux tapage, on traversa la place de l’Église, dont tout un côté était occupé par trois petits chalets à pignons, de mine fort triste et rébarbative. Leurs portes et fenêtres étaient fermées et elles devaient l’être depuis un temps infini, à considérer l’herbe qui poussait entre les pavés, devant les trois portes, et la mousse qui habillait les trois seuils. Tout ce coin de la place présentait, à cause des trois petits chalets abandonnés, un aspect des plus désolés, et, à l’ordinaire, personne ne passait dans ce coin-là. Les villageois, qui avaient à se rendre à l’église, se détournaient même de ce lieu, comme s’il eût porté malheur.

Quand la diligence arriva avec fracas devant les petits chalets, les voyageurs regardèrent d’un autre côté, sans affectation, mais avec unanimité. Et celui que l’on appelait maître Mathurin et le garde-forestier firent entendre un profond soupir.

La diligence, maintenant, traversait toute la grand-rue de Büchen, qui n’est guère faite que de petites boutiques d’horlogers et, tournant tout à coup vers le Val-d’Enfer, s’engagea dans l’un des plus sombres défilés de la Forêt-Noire.

La glace de la portière qui fermait la caisse intérieure était baissée de telle sorte que la clameur enfantine, sortie des bras de Petit-Jeannot, entrait dans cette boîte ambulante avec la prétention d’y couvrir le bruit de la conversation qui n’avait point manqué de s’engager entre gens se connaissant pour la plupart depuis longtemps. Ce furent les gros ventres ceinturés qui, les premiers, s’agitèrent en signe de protestation, et l’on commença d’adresser les admonestations les plus désagréables au voyageur du marchepied, lequel s’en préoccupa d’autant moins qu’il n’entendait presque rien à une langue qu’il n’avait pas apprise chez M. Baptiste, et si peu chez ses bons amis les romanichels.

Seulement, comme pour répondre aux propos désobligeants des marchands de coucous, les deux institutrices placées près de la portière offraient de prendre les bébés sur leurs genoux. Petit-Jeannot, cette fois, comprit tout de suite, car ces demoiselles s’exprimaient en excellent français. Et Petit-Jeannot accepta avec reconnaissance leurs services, si bien que la diligence se trouva du coup transformée en une boîte à musique. Aussitôt, Petit-Jeannot, jugeant, à la fureur qui animait les visages et aux interjections et onomatopées que ses filles adoptives couraient quelque danger, allongea à travers la portière, si soudainement et si simplement, un si long, dégingandé et menaçant corps de serpent terminé par une petite tête si hostile que chacun se rejeta prudemment dans son coin.

Les institutrices demandèrent à Petit-Jeannot pourquoi les enfants criaient et celui-ci répondit que c’était sans doute parce que celles-ci réclamaient leur dîner. Mlle Berthe (ainsi l’appelait son amie) était fort sensible. C’était une gentille brunette, un peu boulotte, aux yeux candides et à l’air naïf, mais nullement timide. Elle ne se gêna pas pour laisser couler ses larmes devant tout le monde à l’idée que les enfants de Petit-Jeannot mouraient de faim. Mais celui-ci la consola en lui affirmant que, jusqu’à présent, elles n’avaient point été trop à plaindre, à cause des belles vaches laitières qui paissaient dans les champs ; mais depuis qu’il était entré avec ses enfants dans un pays de forêts, le bétail commençait à manquer et les bébés devaient, depuis quelques jours, se contenter à peu près d’un mouchoir de poche, en fine batiste du reste, que Petit-Jeannot avait, comme par hasard, trouvé sur la place du marché à Fribourg, et qu’il leur donnait à sucer.

– Vous leur donnez à sucer un mouchoir de poche ? demanda Mlle Lefébure (c’était ainsi que Mlle Berthe dénommait sa compagne, une grande et sèche demoiselle, entre les deux âges, de figure pensive et bien sympathique). Et qu’est-ce que vous avez mis dedans ?

– Un peu de ce bon blé vert que le Dieu des petits oiseaux fait pousser au bord des chemins et qui contient, en cette saison nouvelle, une farine si tendre, si humide et si douce que l’on dirait du lait. C’est de la bouillie toute faite.

– Ah ! par exemple, je n’aurais jamais pensé à ça ! s’exclama Berthe. Et vous, mademoiselle Lefébure ?

– Ah ! moi non plus, bien sûr ! répondit la vieille demoiselle avec un mépris à peine dissimulé pour le régime exceptionnel auquel Jeannot soumettait ses nourrissons.

Pendant ce temps, le jeune homme enfonçait consciencieusement deux petits « suçons » en toile blanche dans les deux bouches roses et, instantanément, les bébés, à moitié étouffés, se turent, à la satisfaction générale.

Les enfants s’endormirent sur les genoux de Mlle Lefébure et de Mlle Berthe ; ainsi les voyageurs furent-ils rendus, qui à leur conversation, qui à leur somnolence, qui à leurs réflexions. Petit-Jeannot réfléchissait qu’il voudrait bien, cette fois, retrouver M. Magnus. Depuis que celui-ci avait disparu à ses yeux sur la route d’Arles, Petit-Jeannot n’avait plus revu le nain parallélépipède.

C’est que la course continuait : une course furieuse qui ne lui avait pas laissé une minute de répit, qui les avait jetés, les uns suivant les autres, sans arriver à se rejoindre, sur toutes les routes, chemins de fer, canaux, sentiers perdus, forêts et montagnes, dans les villes les plus peuplées et dans les pays les plus sauvages, et ainsi Petit-Jeannot, en arrière-garde, arrivait-il avec ses deux marmots dans ce Val-d’Enfer de la Forêt-Noire, au bout duquel il espérait bien trouver la silhouette sympathique de son nain de prédilection.

Que de fois n’avait-il point perdu la trace de son ami, depuis le premier jour où M. Magnus lui avait laissé en toute hâte un petit mot à l’auberge des Alyscamps ! Heureusement pour celui qui le suivait, le nain offrait cet avantage de ne pouvoir passer nulle part sans être remarqué. Enfin, de temps à autre, il mettait Petit-Jeannot au courant de la situation, qui était toujours des plus mélancoliques, car elle n’avait point varié : la Reine du Sabbat avait toujours son avance, puis venait le « mécréant », puis venait M. Magnus, puis venait Petit-Jeannot.

Le Val-d’Enfer, le bien nommé ! Ce n’étaient que gouffres et précipices ; la route était étroite et quasi à pic. D’un côté, l’escalade des noirs sapins qui cachaient le ciel comme un rideau et, de l’autre, le vide. Le sol était sec, rocailleux, caillouteux, glissant. L’historique diligence avait heureusement sous elle une fourche qui pendait ; cette fourche – quand les chevaux, à bout de souffle, refusaient le service et que le véhicule, comme ivre, s’en retournait en arrière – prenait position d’elle-même sur la pierre du chemin et calait d’un coup tout l’édifice, qui s’arrêtait dans sa pirouette et reprenait son équilibre. Ceux qui « savaient », ceux qui avaient l’habitude continuaient tranquillement, sur l’impériale, de fumer leur pipe et, à l’intérieur, de bavarder ; mais de nouveaux venus, comme les deux institutrices et Petit-Jeannot, ne pouvaient dominer leur inquiétude.

Au surplus, cette angoisse n’était point faite seulement du danger qu’ils croyaient courir, mais aussi leur cœur se serrait instinctivement au centre de cette nature sauvage qui, à l’approche de la nuit, se faisait plus hostile et plus menaçante encore. Du reste, on est d’accord aujourd’hui, dans toute la contrée et bien au-delà, pour affirmer que les sorcières, depuis qu’elles ont abandonné le Brocken et la vallée de Walpurgis, dans le Harz, se donnent rendez-vous à des époques fixes dans le Val-d’Enfer.

Les derniers vestiges des vieux châteaux forts et encore quelques beaux spécimens des burgs habités par les descendants enragés des anciens margraves ont ajouté à l’aspect des lieux pour faire vivre la légende.

Au-dessus de toutes les tours, plus ou moins en ruine, allongeant sur la plaine l’ombre du passé, se dressait cette réalité moderne : la tour Cage-de-fer de Neustadt qui, quelques années auparavant, avait été habitée fort bourgeoisement par un prince dont la disparition subite avait fait grand bruit dans le monde : nous avons nommé l’archiduc Jacques, connu populairement sous le nom de Jacques Ork, frère de la reine Marie-Sylvie de Carinthie.

Depuis, la tour Cage-de-fer de Neustadt était devenue la propriété d’un ami intime du roi de Carinthie Léopold-Ferdinand, le seigneur Karl de Bamberg, duc de Bavière, fort redouté en Brisgau et autres lieux. De Fribourg aux chutes du Rhin, on ne prononçait ce nom de Karl qu’en frissonnant. C’était un maître terrible dont la toute-puissance écrasait la province. Grâce à l’amitié que lui avait vouée son cousin de Carlsruhe, celui que l’on appelait le grand-duc toqué, Karl le Rouge pouvait tout se permettre. Il était jeune encore, mais à trente-huit ans il avait trouvé le temps de se faire haïr de tous ses vassaux et ses fantaisies ressuscitaient le Moyen Âge. Heureusement pour le pays de Brisgau que ce seigneur voyageait souvent, tantôt pour ses affaires – et alors on entendait parler de lui à Vienne, ou au fond des Carpathes dont il rêvait, avec l’appui de l’empereur François, de se faire un royaume – et tantôt pour ses plaisirs, et alors il faisait la noce à Paris.

En ce moment, il était rentré dans ses domaines de la Forêt-Noire et, pour ne pas en douter, ceux du pays de Brisgau n’avaient qu’à lever les yeux vers le sommet des monts, au-dessus du Val-d’Enfer, à la tombée du jour. Alors on voyait la tour Cage-de-fer s’allumer comme une torche. Justement, la diligence, à un détour du chemin, se trouva en face de l’ombre immense de la tour au sommet de laquelle quelques feux coururent comme pour un signal. Instantanément, toutes les conversations se turent et tous les visages considérèrent anxieusement ces pierres maudites.

Ce que l’on appelait la tour Cage-de-fer de Neustadt, bien que celle-ci fût, du reste, située assez loin de la petite ville de Neustadt, était un amas prodigieux de constructions, les unes antiques, les autres contemporaines, dominées par une grande tour qui avait conservé sa couronne crénelée du treizième siècle, mais qui avait été fort proprement restaurée. Elle était célèbre dans toute la contrée par les tragédies historiques qui s’y étaient déroulées et, aussi, par les drames modernes qui en avaient ensanglanté les murs.

C’était dans les sous-sols de cette tour que se trouvait la fameuse salle aux oubliettes dont il était parlé avec terreur aux veillées des chaumières et qui était tout entourée de barreaux de fer, comme une cage, d’où le nom de la tour Cage-de-fer. Du temps de l’archiduc Jacques, dit Jacques Ork, dont le souvenir était chéri dans toute la contrée, on la visitait, et les guides ne manquaient point d’y faire descendre les touristes ; mais depuis la disparition de l’archiduc, et surtout depuis que le seigneur Karl avait pris possession de ces lieux, nul ne pouvait se vanter d’avoir vu ou revu la salle aux oubliettes et le bruit courait dans la forêt que, si on la cachait si bien, c’est qu’elle servait encore.

Dans la diligence, une voix a rompu le silence, mais bien étrangement et bien désagréablement. C’est la voix du marchand de parapluies :

– On dit… on dit que, dans la tour Cage-de-fer, a été enfermée la reine Marie-Sylvie, devenue folle.

Cette phrase est tombée dans le noir et le noir s’est refermé sur elle. Pas d’écho, pas de réponse.

Le marchand de parapluies qui a parlé se retourne vers les visages obscurs et fermés de ses voisins. Dame Rosa et sa fille Marthe semblent en pierre. Quant au garde-forestier et aux gros horlogers de Büchen, ils ont baissé le nez. Le marchand fait entendre un grognement sournois et, pour se donner une contenance, remue un peu l’espèce de sac en toile cirée dans lequel sont enclos les objets de son négoce, une vingtaine de parapluies dont les manches dépassent l’enveloppe. Malgré le peu de succès de sa première tentative, il fait un nouvel essai :

– C’est du moins ce qu’on racontait la dernière fois que je suis venu dans le pays… il y a quatre ans environ. Et maintenant, elle y est peut-être encore…

Le silence des voisins augmenta, si possible, car on ne les entendit même plus respirer. Ces questions auxquelles nul ne répondait produisaient un tel effet d’angoisse que les deux institutrices en furent elles-mêmes frappées et qu’elles en oublièrent de bercer les petites. Quant à Jeannot, sur son marchepied, il rêvait à toutes les histoires de gnomes, nains et fantômes qu’on lui avait contées sur la Forêt-Noire.

Soudain, la voiture s’arrête, et dame Rosa et sa fille Marthe en descendent, saluant la société qui leur rend ce salut d’une façon muette et fort embarrassée. Les deux femmes, par un petit sentier, s’enfoncent sous les arbres. La voiture a repris sa marche cahotée et, aussitôt, un des plus importants sabotiers de Büchen se tourne vers le marchand de parapluies et, d’une voix rude :

– Vous n’êtes pas fou, lui dit-il, bonhomme ? Vous n’êtes pas fou de poser de pareilles questions devant dame Rosa et sa fille Marthe ?

Mais l’autre, faisant rouler son sac de parapluies entre ses mains épaisses, ricana :

– Deux femmes vous font peur ! Je m’amuse.

– Vous ne vous amuseriez pas si vous saviez qui sont ces femmes : elles gardent la loge de la tour Cage-de-fer !

– C’est vrai ! c’est vrai ! affirment, très agités à nouveau, les marchands horlogers.

– Alors, elles auraient pu me répondre, car elles doivent bien savoir ce qui se passe chez le seigneur Karl !

Il y eut des grognements. Le gros sabotier n’envoya pas dire ce qu’il pensait au marchand de parapluies :

– Vous feriez mieux de vendre tous vos parapluies et de ne pas vous occuper de ce qui ne vous regarde pas, de ce qui ne regarde personne ici… non, non, personne !

Ils répétèrent tous, à l’exception de maître Mathias et du garde-forestier Martin, qui n’avaient pas prononcé une parole :

– Personne, bien sûr ! Non, non, personne.

Et le sabotier ne fut content que lorsqu’il eut mâchonné ces paroles prudentes :

– C’est un idiot ou un espion ! L’un ou l’autre !

L’homme aux parapluies fit celui qui n’avait pas entendu. Il s’excusa, honteux, paterne :

– Vous savez, je n’ai voulu dire de mal de personne : ça n’est pas un mystère que la reine Marie-Sylvie a été ramenée folle de Paris par son époux Léopold-Ferdinand. Ça n’est pas toujours la faute des rois si les reines deviennent folles. Il y a des reines, à notre époque, n’est-ce pas, monsieur, qui se conduisent comme de petites bourgeoises imprudentes. On est bien obligé de les enfermer, pour sûr ! Sans cela, ça ferait du scandale dans les ménages et dans la politique… Mais je ne dis pas ça pour cette pauvre Marie-Sylvie qui, elle, est devenue bien naturellement folle, comme chacun sait… Et je n’en aurais pas parlé si, en passant à Fribourg, on ne m’avait pas raconté que la reine avait réussi à se sauver de la tour Cage-de-fer…

– Taisez-vous ! Ça ne vous regarde pas ! Taisez-vous ! lui répondit-on encore, fort rudement.

Tout là-haut, au sommet des monts, la tour flamboyait et l’on percevait comme un bruit de musique.

– On s’amuse là-dedans… grogna l’homme.

– C’est l’affaire du seigneur Karl, répliqua sagement le maître horloger que l’on appelait maître Mathias. Il fait comme tous les jeunes gens qui vont se marier, il enterre sa vie de garçon.

– Ah ! ah ! il va se marier ?

– Si vous étiez du pays, vous sauriez que le seigneur Karl est fiancé à l’une des jumelles de Carinthie et que les noces devront avoir lieu en grande pompe dans la capitale de l’empire. Alors, avant ce grand événement, notre duc a réuni, comme il convient, ses joyeux compagnons et amis de jeunesse pour quelques chasses et festins…

À ce moment, dans le lointain, l’écho se fit entendre de fanfares et de clameurs joyeuses. Et tout ce bruit parut glacer d’effroi les voyageurs, si bien que nul ne prononça plus une parole tout le temps que la diligence se trouva en vue du château et à portée des cris qui s’étaient rapprochés et qui étaient devenus si sauvages qu’on ne savait plus si l’on devait les attribuer au plaisir ou à la douleur… Enfin, tout ce tumulte se calma et l’on n’entendit plus que l’aboiement des chiens. Quelqu’un dit alors tout bas :

– Ils doivent rentrer de la chasse…

Une autre voix se risqua :

– Ils en rentrent ou ils y vont…

– Ça n’est pas possible… Qu’est-ce qu’ils chasseraient, la nuit ?

– C’est pour s’amuser. On raconte qu’ils appellent ça la chasse aux fantômes ! C’est une idée du duc Karl, qui veut distraire son hôte, le roi Léopold-Ferdinand, qui s’ennuie.

– Ah ! bien, s’ils veulent chasser tous les fantômes du Val-d’Enfer et toutes les sorcières qui dansent à minuit au creux des Géants, dit une voix frissonnante, c’est pas le gibier qui leur manquera !

Une voix soupira :

– Tout ça, c’est les affaires du diable !

Et l’on se tut. Le marchand de parapluies s’était endormi et Petit-Jeannot, profitant du départ de dame Rosa et de sa fille, s’était glissé sournoisement à côté de l’homme et de son sac et là, tout doucement, essayait de tirer de la toile cirée le parapluie dont le manche lui avait paru le plus soigné et le mieux garni d’argent. Cette délicate opération ne l’empêchait point d’être fort occupé à considérer le profil un peu joufflu de Mlle Berthe qui, dès le premier abord, avait produit sur le jeune homme une importante impression.

Une grande paix régnait donc dans la voiture quand, tout à coup, on vit se dresser le garde-forestier si brusquement que tout le monde crut à un malheur. En même temps que l’homme avait poussé une sourde exclamation, Mlle Berthe, elle aussi, s’était levée et n’avait pu retenir un cri. Petit-Jeannot lâcha du coup l’objet de sa convoitise et, innocemment, se fourra les doigts dans le nez. Le garde, extraordinairement ému, disait :

– Vous n’avez pas vu ?

– Quoi ? Quoi ? demandèrent tous les voyageurs.

– Là… sur la route… la forme noire ?

– Quelle forme noire ?

– Eh ! je ne rêve pas… Je l’ai vue… comme je vous vois… Elle courait sur la route.

– Mais qui ? Quoi ?

– La Dame de minuit !

Il y eut vingt exclamations. Dans le moment, la voiture s’était arrêtée ; une rumeur venait de l’impériale. Des voyageurs descendirent, en proie à une excessive agitation. Alors les horlogers, impressionnés, vidèrent la diligence… et il y eut tout un groupe sur la route, agitant les bras et discourant.

– Elle est passée par là !

– Non, par ici !

– Elle s’est enfoncée sous les arbres, là…

– Et moi, je vous dis qu’elle a disparu devant les chevaux, comme si elle s’était enfoncée dans la terre.

– Le garde a peut-être raison : c’est la Dame de minuit !

– En tout cas, ça lui ressemble, déclara le garde.

– Vous l’avez donc déjà vue ?

– Oui, répondit-il sourdement. Mais on ne peut pas en approcher. Elle court comme une folle ! Je l’ai appelée. Et elle s’est sauvée…

Pendant que les chevaux soufflaient à mi-côte, les voyageurs prirent lestement de l’avance, groupés curieusement autour du garde-forestier.

– Vous l’avez vue souvent ? interrogea l’un des voyageurs descendus de l’impériale.

– Si l’on vous interroge là-dessus, répliqua rudement le garde, vous répondrez que vous n’en savez rien.

Il y eut un silence et puis quelqu’un, dans l’ombre :

– On dit qu’il y a deux ans que la Dame de minuit est descendue dans la forêt, le soir du sabbat qui a précédé le jour de Noël. Ceux qui revenaient de la messe de minuit, à Büchen, l’ont rencontrée au carrefour du Val-d’Enfer. Elle a poussé un grand cri et s’est envolée dans la montagne, comme un hibou.

C’était un charcutier de Feld qui disait cela, très sincèrement. Mais on le pria de se taire pour écouter le garde qui, sans voir personne, racontait des choses tout haut, comme se parlant à lui-même :

– Moi, je ne l’ai pas vue voler, mais je l’ai vue courir comme je n’ai jamais vu courir personne. Elle glissait tantôt dans les clairières, et tantôt au milieu des bois les plus touffus, comme si elle avait le pouvoir de traverser le tronc des arbres. Ah ! elle connaît la forêt mieux que moi ! Et la lune, pour l’éclairer, marchait devant elle aussi vite, ma parole, tandis que, derrière… (Ici, le garde hésita.)

– Eh bien ! qu’est-ce qu’il y avait derrière ? demanda d’une voix douce le petit vieillard aux yeux tristes.

– Ah ! maître Mathias, c’est vous maintenant qui m’interrogez… Eh bien ! reprit le garde avec effort, j’ai vu la fée dorée et son cheval blanc aux sabots d’or…

– Ça, répliquèrent plusieurs voix, tu n’es pas le seul à avoir vu la fée dorée et le cheval blanc aux quatre sabots d’or… Mon arrière-grand-père… ma vieille grand-mère… mon trisaïeul, il y a cinquante ans, il y a vingt ans, il y a cent ans… ont vu la fée dorée.

– Tout ça, c’est des bêtises, entendez-vous, maître Mathias ? Mais moi, poursuivit-il à mi-voix, j’ai vu ce que personne n’a vu : la fée dorée poursuivant à cheval la Dame de minuit. Cette fée était toute jeune, avec une chevelure de feu qui traînait dans les étoiles.

– Notre vieille fée dorée aussi est toute jeune, répliquèrent les autres. Tout le monde la connaît depuis le commencement de la forêt. Et elle s’appelle ni plus ni moins Élisabeth.

– Et la Dame de minuit, sait-on comment elle s’appelle ? répliqua d’une voix dure, et subitement changée, le garde-forestier.

– Ah ! ça, non ! Personne ne sait encore cela. Le garde se pencha à l’oreille de M. Mathias.

– Et vous, maître Mathias, vous ne savez pas comment elle s’appelle, la Dame de minuit ? Ça n’est pas moi qui vous demande ça, maître Mathias (maintenant la voix du garde tremblait), c’est notre ami Jacques.

Maître Mathias tressaillit. Il saisit le bras du garde, le pressa fortement et arrêta l’homme tout net, laissant les autres continuer leur chemin.

– Martin, demanda le maître horloger, tu vas me dire ce que c’est que cette hantise de la Dame de minuit et pourquoi tu veux que je sache son nom et aussi pourquoi tu as prononcé le nom de l’autre ? Martin, Martin, Jacques Ork, le frère de Marie-Sylvie, est mort et il ne peut plus rien demander à personne…

– Maître Mathias, Jacques Ork est mort pour tout le monde, excepté pour nous. Et puis, vous savez bien que les morts ressuscitent quelquefois dans la Forêt-Noire, ne serait-ce que pour venir demander l’heure qu’il est ! Ah ! Mathias, quand je veille et qu’arrive une certaine heure de la nuit, j’écoute la chanson du vent dans les feuilles et, bien des fois, j’ai cru entendre sa voix…

– Et qu’est-ce qu’elle te dit, sa voix ? interrogea maître Mathias avec un grand soupir.

– Toujours la même chose depuis tant d’années : « Martin ! Martin ! Martin ! les cercueils sont-ils prêts ? »