Hourras et fanfares ! cris de triomphe et d’espoir, chants de liberté, toute cette musique enivrante salue cette amazone qui passe sur le front des troupes, et dont le petit poignet nerveux ne dresse, dans l’aurore de ce jour sanglant, ni l’épée ni le sabre, mais un archet de violon. L’archet de Réginald !
D’abord, ce fut toute l’armée cigaine qui s’ébranla sur l’aile gauche, Stella et Rynaldo en tête. Comme ils étaient beaux tous deux sur leurs chevaux de bataille ! Les démons qui les suivaient ne les quittaient pas d’un pas, et ce fut tout de suite une ruée farouche sur l’aile droite austrasienne, qu’il s’agissait d’engager à fond dans le combat pour donner le change à l’ennemi pendant que l’aile droite magyare accomplissait son lent mouvement tournant… Toute la matinée, Stella et Rynaldo portèrent le poids de cette fausse attaque à laquelle les troupes de l’archiduc résistèrent du reste avec un ensemble auquel Stella ne s’attendait guère.
La lutte qu’elle soutenait était d’autant plus inégale, à cette heure, qu’elle avait donné l’ordre, au centre, de rester sur les positions et de ne s’ébranler qu’au commencement de l’après-midi, quand le mouvement tournant de l’aile droite magyare serait déjà un fait accompli. La moitié de ses brigands cigains étaient restés sur le terrain, et sa troupe aurait été fort diminuée si les femmes, en hurlant, n’étaient accourues du camp, et arrachant les armes des morts, n’eussent pris leur place au combat. La mêlée avait été atroce et sur ce point l’acharnement des combattants promettait pour l’après-midi un carnage inouï.
Dans cette mêlée, Rynaldo ne s’occupait que d’une chose : protéger Stella dont la folie héroïque ne connaissait pas de bornes. Elle était toujours au plus fort des coups dont elle ne recevait aucun, comme si la baguette d’or de son archet était enchantée, et devait la préserver de toute blessure. C’est du reste le bruit qui courut du camp cigain au camp magyar. La Reine du Sabbat, protégée par sainte Sarah et par l’archet de Réginald, était invulnérable. Quant à Rynaldo, lui, il n’était pas invulnérable. Aussi avait-il recueilli une demi-douzaine d’estafilades qui l’avaient légèrement entamé, mais il avait collé là-dessus des herbes de Ghiska, la paysanne de la Forêt-Noire, et il déclarait ne pas s’en porter plus mal.
C’est ainsi que l’on atteignit midi. L’armée fédérée continuait à être pleine d’espoir. Elle avait remporté quelques succès partiels. Les combats de la matinée faisaient bien augurer de la fin de cette glorieuse journée, quand le moment serait venu de frapper le grand coup.
Mais Stella n’était point sans inquiétude. L’attitude de l’armée austrasienne lui donnait fort à réfléchir. La jeune femme avait pensé que les Austrasiens s’engageraient à fond, dès le début de l’action, du côté de l’attaque cigaine, et que les lourds régiments de l’archiduché n’hésiteraient pas alors à donner… Or, elle n’avait eu affaire pendant toute la matinée qu’à de la cavalerie et de l’infanterie légère, qu’elle avait réussi du reste à disperser après un combat acharné, mais qui n’avaient point été suivies du gros des troupes.
Que signifiait cette quasi-immobilité de l’armée austrasienne ? Qu’attendait donc l’ennemi ? On eût dit que lui aussi attendait, pour engager vraiment l’action, l’heure fixée secrètement aux chefs par Stella.
Événement extraordinaire ! Ce fut le centre austrasien qui s’ébranla en masses profondes, à l’heure même où les armées fédérées devaient marcher droit à l’ennemi… à une heure ! tandis que les troupes fédérées, elles, n’exécutaient point les instructions précises données la veille par Stella. Stella vit que ses troupes du centre, au lieu de courir à l’ennemi, obliquaient vers leur droite, continuant et prolongeant le mouvement tournant des magyars.
Pâle comme la mort, Stella assistait à ce mouvement incompréhensible qui dégarnissait son centre et menaçait de faire couper son armée en deux. Il était impossible cependant qu’on n’eût point compris ses ordres… elle les avait donnés elle-même, répétés cette nuit même… expliqués de sa propre bouche… Mais où allaient-ils ? où allaient-ils ?
– Rynaldo ! hurla-t-elle. Tu vas traverser le champ de bataille, et arrêter ces gens là avant qu’ils ne se soient tous fait massacrer ! Exige que l’on exécute mes ordres, ceux que j’ai donnés cette nuit, les seuls qui vaillent, les seuls qui donneront la victoire. Que les chefs s’en tiennent à la lettre de ce que j’ai dit ! Va ! et je réponds encore de tout !
Rynaldo disparut. Stella passa une demi-heure atroce, se mordant les poings, assistant impuissante à l’écroulement de tous ses plans. Enfin Rynaldo revint, couvert de sang et de poussière. Il avait eu deux chevaux tués sous lui. Les troupes du centre n’avaient voulu rien entendre. Les chefs lui avaient déclaré qu’ils exécutaient les derniers ordres donnés par Stella elle-même, cette nuit même, et qu’ils avaient été avertis par elle de n’avoir point à en attendre d’autres, ces autres ordres fussent-ils apportés par le ban lui-même ! Le ban, c’était Rynaldo ! Stella crut qu’il était devenu fou !
– Ils ont dit cela ?
– Et c’est toi qui leur as dit cela, répliqua Rynaldo.
– Trahison ! Trahison !
Mais Stella essaya immédiatement de calmer son délire.
– Écoute, Rynaldo, nous vaincrons tout seuls ou nous mourrons ensemble !
D’un coup d’œil elle embrassa le champ de bataille !
– Il est peut-être encore temps ! ajouta-t-elle, et rien n’est encore perdu ! Si nous pouvions, à nous tous seuls, avec mes cigaines, arrêter la marche en avant du centre austrasien pendant vingt minutes, je réponds de la victoire ! En avant !
Et elle enfonça ses éperons d’or dans le ventre de Darius. La bande cigaine s’élança derrière elle. Quelle chevauchée ! Quelle traînée de chariots ! Quelle cohue ! Ah ! l’ouragan de guerre qui tourbillonna autour de l’archet de la Reine du Sabbat ! On dirait qu’ils veulent vaincre par l’épouvante ! On ne combat pas l’enfer ! Et la Reine de l’Enfer vaincra !
Le mouvement austrasien s’est arrêté. Un instant, il y a eu de l’hésitation sur la ligne des vieux grognards de l’archiduché, et devant ce peuple de démons qui tombait sur eux, certains ont abandonné leurs armes et se sont signés en recommandant leur âme à Dieu ! Encore dix minutes, encore cinq minutes, et si Théodore, fils de Wladimir, est fidèle à l’alliance jurée, il va apparaître tout de suite, derrière la tour de Séverin, et c’en est fait de l’empire !
Debout sur ses étriers d’or, Stella ne combat plus ! Elle regarde ! Autour d’elle les meilleurs succombent. Devant elle, Rynaldo accomplit des exploits que chanteront pendant des siècles les rapsodes de la puzzta… À ses côtés, un long, interminable, élastique héros frappe de pointe et de taille, se baisse, se relève, se défend, en chantant à pleine gorge le chant des Pharaons, que tous les bohémiens reprennent en chœur. C’est Petit-Jeannot, le cigain, le timide Petit-Jeannot qui combat pour sa race ! Et puis, autour de ceux-ci, chevaux et cavaliers s’effondrent, parce que sous le poitrail des bêtes, un nain a passé en enfonçant dans les entrailles, les trois couteaux brandis par ses trois petites mains… Allons ! Allons ! si Théodore Wladimiresco arrive, c’est la victoire. Qu’il arrive donc le fils de Wladimir, car il est deux heures et quart !
Comme elle regarde, la petite Reine du Sabbat, debout sur ses étriers d’or ! Enfin ! le voilà ! Victoire ! À nous ! À nous ! Théodore, fils de Wladimir ! le voilà qui débouche avec sa troupe de bandits et ses Dalmates et ses Italiens, tout là-haut, derrière la tour de Séverin… Voilà toute la petite armée ! On entend son galop de tonnerre qui ébranle la terre ! Et cette tempête déferle dans la plaine ! Ils chantent ! Ils hurlent ! Ils font du bruit comme cent mille ! Ils tombent sur les derrières de l’armée austrasienne… « En avant ! En avant ! Sainte Sarah ! Sainte Sarah ! » clame la Reine du Sabbat en levant l’archet de Réginald, et elle montre aux siens la victoire qui arrive certainement en croupe sur le cheval de ce guerrier farouche qui bondit en avant de ses troupes et qui ne peut être que Théodore, fils de Wladimir.
Mais quoi ! les rangs austrasiens s’écartent ! La troupe hurlante passe au milieu d’eux sans combat, et se rue entre les lignes des fédérés qu’elle enfonce. Aussitôt, des rangs des fédérés, une immense, prodigieuse clameur s’élève ! La Reine du Sabbat… La Reine du Sabbat ! Trahison ! Trahison ! Stella a posé son poing frémissant sur le bras de Rynaldo et l’arrête dans son élan. Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ?
Et tous deux s’arrêtent, et derrière eux ils sentent fléchir la bataille. Un mouvement de troupes chez les fédérés se dessine sur la droite, du côté même d’où viennent les cris, les clameurs ! Et ce mouvement, cette fois, est bien compréhensible. C’est d’abord la retraite, il n’y a plus à en douter… et puis la fuite… et puis la déroute, pendant que tous les échos répètent les hurlements de « Trahison ! » mêlés au nom de la Reine du Sabbat.
Et cela… sur le passage de l’armée qui devait apporter la victoire, sur le passage formidable de Théodore et de ses soldats… Ah ! Les voilà ! Les voilà ! Ils arrivent ! Le galop de leurs chevaux fait trembler la terre. Mais… mais… devant cette cavalerie… qui donc apparaît, debout sur les étriers d’or, vêtue de la robe de flamme de la Reine du Sabbat, bottée de jaune et portant sur sa chevelure de soleil le bonnet d’astrakan du Grand Coesre ? Ce n’est pas Théodore Wladimiresco… C’est la Reine du Sabbat elle-même ! Qui donc pourrait s’y tromper ! C’est elle ! C’est Stella ! C’est l’élue de sainte Sarah qui mène contre les troupes fédérées le plus cruel et le plus sanglant assaut… Et ces régiments, déjà éprouvés par l’incohérence des cent ordres contradictoires, comprenant qu’ils sont trahis par l’élue même de sainte Sarah, jettent leurs armes en hurlant le « sauve qui peut ». Seuls, les Illyriens et les Italiens préfèrent la mort à la fuite.
Quant aux cigains qui peuvent voir, devant eux, à leur tête, leur reine, et qui aperçoivent dans le même temps la même reine qui se rue sur eux, ils ont jeté vers les cieux la clameur d’épouvante des peuples enfants, à l’apparition du miracle… et ils fuient devant ce dédoublement fantastique en fouettant éperdument leurs petits chevaux de race qui les emportent…
– Tania !
Stella a vu, Stella a compris, Stella a crié : « Tania » ! Cri d’angoisse, de désespoir, de terreur et de rage !
Plus rapide que l’éclair, Tania arrive sur elle, sur Rynaldo qui s’est jeté, comme toujours, devant Stella, et c’est Rynaldo qui reçoit le choc formidable où devaient se heurter les deux jumelles de Carinthie…
Et comme il n’a pas eu le temps de parer le coup que lui destinait Tania – car le poing de la jeune guerrière n’est pas armé d’un archet, mais bien du glaive flamboyant, – il tombe percé de part en part, et vomissant le sang à gros bouillons… il tombe dans les bras de son épouse à la mode de la Porte-de-Fer…
Stella tient Rynaldo râlant dans ses bras et ses larmes coulent sur le front du bien-aimé… La partie est perdue ! Elle n’a plus qu’à pleurer son amant ! Ah ! Tania l’a bien frappé à mort ! Tania, le coup accompli, a arrêté net son cheval, et le front rayonnant, les yeux enflammés par la victoire, penchée sur le col de la bête, elle regarde le couple funèbre… et dit :
– Ainsi as-tu fait de mon Ethel ! Nous voilà veuves toutes les deux !
Mais Régina ne l’entend pas… Ses oreilles sont pleines du râle expirant de Rynaldo. Et elle n’entend rien des bruits de la déroute, des hurlements des blessés, de la clameur qui monte, qui escalade le ciel : « Nous sommes trahis ! La Reine du Sabbat nous a trahis ! » Elle n’entend que les malédictions des mourants qui expirent en criant : « Trahison ! » Et elle ne voit rien de la fin de l’abominable carnage.
Elle a Rynaldo dans ses bras… et elle pleure. C’est la première fois que coulent ses larmes depuis la nuit terrible où son père Réginald est venu expirer sur sa bouche…
Tania regarde sa sœur pleurer et Rynaldo mourir. Si bien qu’elle non plus ne voit pas autre chose et qu’elle ne s’aperçoit point qu’elle a perdu contact avec ses troupes, et qu’un groupe de cigains, honteux de leur lâcheté, sont revenus à la rescousse pour sauver Stella, conduits par le nain Magnus et Petit-Jeannot montés sur le même cheval. Si bien qu’elle ne voit pas non plus Théodore Wladimiresco qui arrive comme la tempête, traversant, trop tard, hélas ! le champ de carnage avec ce qui lui reste de ses deux mille hommes, mais assez tôt encore pour tailler en pièces la petite garde de Tania et faire celle-ci prisonnière au cœur de son armée victorieuse et dont les états-majors la cherchent… Théodore Wladimiresco, dont l’arrivée sur le champ de bataille a été retardée sur l’ordre même de celle qu’il croyait être la Reine du Sabbat, et qui n’était autre que Tania.
Car Tania a passé les heures de cette nuit historique à démolir tout ce que sa sœur avait bâti, à démentir et à confondre l’œuvre de Stella et à surprendre toute sa tactique. Les chefs croyaient avoir affaire à une Reine du Sabbat… Il y en avait deux ! Tania est victorieuse et elle a frappé Rynaldo, mais Tania est prisonnière.
Et voilà que les deux bandes, celle des cigains et celle de Théodore, s’unissent dans un suprême effort pour la retraite et réussissant à gagner le bord le plus escarpé du Danube. Du reste, Stella n’a dit qu’un mot, un seul, sur la claie d’osier où elle s’est étendue avec son Rynaldo : « La Porte-de-Fer ! » Et c’est à la Porte-de-Fer qu’on va, mais par des chemins que connaît seul Théodore, fils de Wladimir.