CHAPITRE 46

28 octobre 1974

 

Il quitta son hôtel sur Connecticut Avenue avec l’intention de se rendre à pied à la réception. L’invitation disait qu’il s’agissait d’un lunch-buffet et il avait dormi jusqu’à 11 heures. Il avait depuis longtemps appris que, pour les courts voyages dans l’Est, il ne fallait tenir aucun compte du mythe des fuseaux horaires et continuer de vivre selon l’horaire de la côte ouest. Ce qui cadrait parfaitement avec ses rendez-vous. Pour les gens de Washington, il était l’excuse idéale pour traîner sur des entrées en sauce dans des restaurants de luxe, reprendre plusieurs fois du café et se perdre dans des conversations du style maintenant-que-nous-ne-sommes-plus-au-bureau-je-peux-vous-parler-franchement. Et l’on regagnait son lit tard dans la nuit. Mais le lendemain, il arrivait à la F.N.S. en même temps que les employés, même en se levant à 10 heures, simplement parce qu’il ne prenait pas de breakfast.

Il prit par le zoo, ce qui ne l’écartait guère de son itinéraire. Des yeux canins, jaunes et féroces, le regardaient passer derrière les barreaux. Dans leur univers étroit, les singes se balançaient. C’était une enclave du monde naturel, à quelques mètres des roides immeubles de brique et des concerts de klaxons. Gordon savourait la froideur de la brise qui soufflait depuis le Potomac. Elle changeait avec les saisons, c’était un signe du passage des mois inhabituel et agréable après le sempiternel beau temps de la Californie.

Il était venu ici pour la première fois avec son père et sa mère. Des souvenirs qui remontaient à sa préadolescence, à cette période de l’existence qui devait sans doute être l’âge d’or pour n’importe qui. Il se rappelait son émotion en découvrant la forme presque lumineuse du Washington Monument et de la Maison Blanche. Durant des années, il avait acquis la conviction que ces solennels édifices étaient ceux que l’on célébrait en chantant America et que sa grammaire décrivait comme des splendeurs d’albâtre. « Le pays commence vraiment à Washington », lui avait dit sa mère, sans oublier d’ajouter le « D.C. » pédagogique afin que son fils ne risque surtout pas de confondre avec l’État. Et Gordon avait compris ce qu’elle voulait dire au fil des tombes historiques. Au-delà de la ville au dessin français s’étendait un parc rural, un site qui évoquait Jefferson et les boulevards bordés d’arbres. Depuis ce premier voyage, Washington avait toujours été pour lui le seuil d’une vaste république où des champs se déployaient sans fin sous un soleil WASP [13]. Des filles blondes aux yeux bleus sillonnaient les routes dans des roadsters jaunes, fonçant d’une fête campagnarde à une autre dans des sillages de poussière fine, les femmes gagnaient des prix dans des concours de confitures de fraises, les hommes buvaient une bière légère comme de l’eau en embrassant des filles qui avaient été faites au moule de Doris Day.

Au Smithsonian, il avait contemplé le Spirit of St. Louis, pareil à un immense papillon paralysé en plein vol, en se demandant rêveusement comment une ville de planteurs de maïs pouvait déployer ses ailes et décoller [14]. Surtout, comme disait sa mère « une ville qui n’avait même pas un collège digne de ce nom ».

Il glissa les mains dans ses poches et pressa le pas. Un sourire erra au coin de ses lèvres. C’était Penny, surtout, qui lui en avait le plus appris sur ce vaste pays qui s’étendait au-delà de Washington. Après 1963, leurs frictions s’étaient apaisées et ils avaient retrouvé cette chimie qui, dans les premiers temps, les avait placés sur leurs orbites mutuelles. Ils tournaient à nouveau sur ces cercles dont le centre était non pas un point géométrique mais une sorte de petit soleil, un soleil dont la chaleur engendrait une passion plus profonde et permanente que celle que Gordon avait pu éprouver jadis. Ils s’étaient mariés à la fin de 64. Le père de Penny, « appelez-moi Jack », avait voulu des noces fracassantes sous le signe du Champagne. Penny portait la robe blanche traditionnelle et foudroyait du regard les commentateurs sournois. Cet hiver-là, elle l’avait suivi à Washington. Pour la première fois, il approchait la Fondation nationale pour la science en vue d’une subvention. Son discours avait été bien accueilli et Penny était tombée amoureuse de la National Gallery où, chaque jour, elle allait admirer les Vermeer. Ensemble, ils avaient dégusté des coquillages en compagnie d’éminents savants de la Fondation, ils avaient marché du dôme du Congrès jusqu’au monument de Lincoln. Il faisait froid et humide, mais ils étaient heureux car cela faisait partie du décor. Tout, ici, allait avec tout.

Gordon vérifia l’adresse qu’il avait notée et vit qu’il ne lui restait plus qu’un bloc à franchir. Les contrastes de Washington l’avaient toujours intrigué. La rue où il se trouvait était importante, animée, mais elle était coupée par des voies plus étroites où il découvrait de petits magasins, des demeures délabrées et de vieilles épiceries. De vieux Noirs étaient appuyés dans l’angle des portes cochères, observant la foule affairée avec de grands yeux songeurs.

Gordon tourna brusquement dans une cour immense. Elle avait le style français austère des années 50, le Gouvernemental classique. Les conifères taillés en cônes étaient comme des sentinelles. Le regard se perdait dans des perspectives roides de haies alignées comme des régiments à la parade.

Éh bien, se dit-il, même si c’était aussi lourd que prétentieux, c’était bien là. Il leva la tête vers la façade de granit qui se détachait sur le ciel clair. Puis il ôta les mains de ses poches et rejeta en arrière quelques cheveux qui lui tombaient dans les yeux. Il commençait à les perdre sur le haut du crâne. La calotte… Vers la quarantaine, il prendrait sûrement le chemin de son père.

Il franchit trois portes de verre successivement. Elles ménageaient des sas d’air afin d’entretenir à l’intérieur une chaleur bien sèche. Il aperçut des tables couvertes de nappes somptueuses. Des groupes d’hommes s’étaient déjà formés au centre du foyer. Il s’avança dans le bourdonnement feutré des conversations. De lourdes tentures étouffaient les sons, conférant aux lieux une solennité quelque peu funèbre. Sur sa gauche, il repéra un groupe d’hôtesses. L’une d’elles s’approcha. Elle portait une chose soyeuse et très longue que Gordon aurait pu prendre pour une robe du soir n’eût été l’heure. Elle lui demanda son nom et il le lui épela lentement.

« Oh ! » fit-elle en ouvrant de grands yeux. Elle retourna jusqu’à une table et revint avec un badge à son nom. Il n’était pas en plastique, constata-t-il. C’était une plaque blanche avec son nom soigneusement calligraphié, enfermée dans un cadre de bois. L’hôtesse le lui épingla.

« Nous voulons que nos invités soient encore plus beaux aujourd’hui », dit-elle d’un air grave en époussetant machinalement sa manche. Gordon, flatté, lui pardonna sa froideur efficace. La plupart des hommes rassemblés dans le foyer, nota-t-il, portaient de simples complets noirs de bureau. Les hôtesses se précipitaient sur les nouveaux arrivants avec des poignées de badges — en plastique — des cartes d’admission et des numéros de place. Dans un coin, une femme aux allures de secrétaire débarrassait un vieux monsieur frêle, aux cheveux blancs, de son lourd manteau. Il s’avança dans la pièce avec des gestes hésitants, délicats, et Gordon reconnut brusquement Jules Chardaman, le physicien nucléaire qui avait découvert une particule — il ne savait plus laquelle — et reçu le Nobel. Je le croyais mort, songea-t-il.

« Gordon ! J’ai essayé de vous appeler la nuit dernière ! »

Il se retourna, hésita brièvement, puis serra la main de Saul Shriffer.

« Je suis rentré tard et je suis allé faire un tour.

— En ville ?

— Il n’y a aucun danger. »

Saul secoua la tête.

« Peut-être qu’ils n’attaquent pas les rêveurs.

— Ou bien je n’ai pas l’air assez riche. »

Saul eut son sourire nationalement célèbre.

« Pas du tout. Vous avez une mine splendide. Et comment va votre femme ? Elle est ici ?

— Elle va bien. Elle est allée voir ses parents. Pour montrer les enfants. Vous savez ce que c’est. Elle arrive aujourd’hui. » Il jeta un coup d’œil à sa montre. « En fait, elle ne devrait pas tarder.

— Formidable, ça me fait plaisir de la revoir. Qu’est-ce que vous diriez si on dînait ensemble ?

— Navré, mais nous sommes déjà pris. » Il vit qu’il avait dit cela beaucoup trop vite et ajouta : « Peut-être demain. Vous restez combien de temps ?

— Il faut que je file à New York demain à midi. On se voit dès que je serai de retour en Californie.

— D’accord. »

Saul plissa les lèvres machinalement, comme s’il cherchait ses mots. « Vous savez, ces parties de l’ancien message que vous avez gardées pour vous… »

Rien n’apparut sur le visage de Gordon.

« Les noms, c’est tout. J’ai déclaré en public qu’ils étaient perdus dans le bruit. Ce qui est partiellement vrai. »

Saul l’étudia un instant. « Oui… Écoutez, après tout ce temps, il me semble… Enfin, ça pourrait donner un nouvel aperçu sur toute l’histoire. Ça serait intéressant.

— Non. Allons, Saul, nous avons déjà discuté de cela.

— Mais ça fait des années. Je ne comprends pas pourquoi…

— Je ne suis même pas certain d’avoir des noms exacts.

Une lettre par-ci, une lettre par-là et ce n’est pas la même personne.

— Mais écoutez…

— Laissez tomber. Jamais je ne communiquerai les parties dont je ne suis pas sûr. »

Gordon eut un sourire pour essayer d’adoucir le ton. Bien sûr, il avait d’autres raisons, mais il n’avait pas l’intention de les aborder.

Saul haussa les épaules d’un air débonnaire en lissant du doigt sa moustache toute récente.

« O.K., O.K… J’ai essayé. Je pensais que vous seriez d’une humeur agréable… Comment se passe l’expérience ?

— On se bat toujours contre la sensibilité. Vous connaissez le problème.

— Vous avez des signaux ?

— Je ne saurais le dire. On a une bouillie incroyable. »

Saul plissa le front. « Mais il doit y avoir quelque chose.

— Oh ! c’est certain !

— Non, je veux dire, quelque chose en plus de ce que vous avez reçu en 67. Je reconnais que le message était clair. Mais il ne correspondait à aucun code ni langage connu.

— L’univers est grand.

— Vous pensez que ça venait de très loin ?

— Écoutez, je ne fais qu’émettre des suppositions. Mais c’était un signal puissant, bien aligné. Nous avons pu démontrer qu’il avait duré trois jours avant de disparaître par suite du passage de la Terre dans un faisceau de tachyons. À mon avis, nous avons traversé le réseau de communications de quelqu’un d’autre.

— Mmm… Vous savez, si seulement nous pouvions être certains que ces messages que nous n’avons pas réussi à décoder ne venaient pas d’un émetteur humain, loin dans l’avenir… »

Gordon sourit. Saul, à présent, était l’une des plus éminentes figures scientifiques, du moins pour le public. Ses bouquins de vulgarisation étaient dans la liste des best-sellers et ses émissions de télé passaient aux heures de grande écoute.

« Vous voulez dire, fit Gordon lentement, que nous aurions alors la preuve de l’existence d’une technologie extraterrestre.

— C’est certain. Ça vaut le coup de tenter, non ?

— Peut-être. »

Les grandes portes de bronze, à l’autre bout du foyer, furent ouvertes en grand. La foule s’avança vers la salle de réception. Gordon avait souvent remarqué que les gens rassemblés en groupe se déplacent comme sous l’effet d’un lent processus de diffusion. Il vit des têtes familières : Chet Manahan, un physicien des solides qui portait toujours une veste avec cravate assortie. Il parlait cinq langues et tenait à vous le faire savoir dans les cinq minutes qui suivaient une rencontre avec lui. Sydney Roman, un personnage noiraud, aussi fluet que délicat dont les équations inflexibles conduisaient à des conclusions bouleversantes, dont certaines s’étaient révélées exactes. Louisa Schwartz qui, pour faire mentir son nom, avait la peau d’une blancheur de lis et un esprit qui était un véritable catalogue de l’astrophysique, y compris les potins impubliables. George Maklin, le visage rougeaud, roulant des épaules, qui poursuivait des expériences sur des filaments plongés dans un milieu d’hélium liquide dont il mesurait les variations de torsion. Douglas Karp, qui régnait comme un tsar sur une bande d’étudiants de troisième cycle qui crachaient deux articles par mois sur la structure de bande de divers solides ce qui lui permettait d’aller donner des conférences dans les collèges ensoleillés de la Méditerranée. Brian Nantes, à l’énergie énorme et débordante qui mettait dans tous ses papiers des équations laconiques et adroites, dépourvues de tout commentaire ou argument à l’usage de ses contemporains, avec un résumé hautain pour accompagner le texte, dans le style perles-aux-pourceaux.

Il y en avait bien d’autres encore, certains que Gordon avait entrevus à des conférences, d’autres qu’il avait affrontés dans les réunions passionnées de l’Association des sciences physiques. La plupart des visages étaient associés à des images floues : deux initiales au bas d’un article qui avait éveillé son intérêt, un lunch sandwiches-bière dans une université, juste avant un séminaire… Saul ne le quittait pas. Il lui décrivait un plan pour dénicher les extraterrestres dans le spectre tachyonique. Gordon pourrait se charger des observations s’il était d’accord, et lui, Saul, analyserait les signaux pour chercher à les comprendre.

Gordon s’esquiva en diagonale, s’arrangeant pour qu’un groupe bavard de physiciens des particules se retrouve entre lui et Saul. Le buffet était droit devant lui. C’était très caractéristique des scientifiques : ils ne perdaient pas leur temps à attendre poliment avant de s’approcher du buffet. Gordon empila quelques tranches de rosbif sur du pain et se confectionna un sandwich très acceptable. Lorsqu’il y mordit, le raifort lui monta immédiatement au nez. Ses yeux s’emplirent de larmes mais, l’instant d’après, il respirait mieux. Le punch était un Champagne de qualité avec du jus d’orange.

Shriffer se trouvait maintenant au centre d’un groupe d’admirateurs. La science, de façon étrange, était depuis quelque temps touchée par le concept de célébrité. Une apparition au Johnny Carson Show impressionnait plus la F.N.S. que la publication d’une série d’articles brillants dans la Physical Review.

Pourtant, se dit-il, en fin de compte, les médias avaient tout fait. À la fin de la conférence de Ramsey et Hussinger, Gordon avait senti cette vague de chaleur étouffante passer en lui, comme si elle déferlait à travers la pièce. Et il l’avait sentie à nouveau en regardant Cronkite à la télévision, le 22 novembre. Était-ce donc là la signature d’un paradoxe véritable et inévitable ? Était-ce la preuve que l’avenir avait été radicalement altéré ? Impossible de le dire, du moins pas encore. Il s’était plongé dans des tables de relevés de phénomènes atmosphériques de rayons cosmiques, des relevés de bruit radio et de variations de la lumière stellaire — sans rien trouver. Il n’existait encore aucun instrument qui fût à même de mesurer l’effet. Il avait pourtant la certitude qu’il avait eu la perception subjective du phénomène lorsqu’il s’était produit. Peut-être parce qu’il se trouvait à proximité du lieu où aboutissaient les paradoxes ? Ou peut-être, comme l’aurait dit Penny, parce qu’il était tendu ? Accordé ? Il se pouvait bien qu’il ne le sache jamais.

Il entrevit un visage connu.

« Quelle journée ! » fit Isaac Lakin avant de s’éloigner. Gordon acquiesça. La remarque était d’une ambiguïté qui convenait parfaitement. Lakin, en dirigeant les travaux sur la résonance magnétique, était devenu l’un des directeurs de la Fondation nationale. Le domaine controversé de Gordon, la détection des tachyons, dépendait d’un autre. Lakin était désormais surtout connu comme coauteur de l’article sur la « résonance spontanée » dans la Physical Review Letters. Comme une bouée, il avait été porté par le flot de gloire partagée. Jusqu’à son poste actuel.

Quant à l’autre coauteur, Cooper, il s’était plutôt bien débrouillé, lui aussi. Dès qu’elle avait été débarrassée des effets de résonance spontanée, sa thèse ayait passé l’examen du comité avec aisance et rapidité. C’est avec un soulagement évident qu’il était parti pour la Pennsylvanie. Là, il avait employé son doctorat à des travaux de recherche raisonnables sur le spin de l’électron qui lui avaient permis d’accéder à un poste à la faculté. À présent, en toute sécurité, il torturait divers composés III-V pour qu’ils avouent leur coefficient de transport. Gordon l’avait vu dans des réunions, ils avaient pris un verre de temps en temps et bavardé avec réserve.

Il surprit quelques mots sur la relance du projet Orion et les nouveaux travaux de Dyson. Il prenait un autre sandwich tout en discutant avec un journaliste quand un physicien des particules s’approcha. Il voulait lui parler des plans d’un nouvel accélérateur qui avait toutes les chances de produire une cascade de tachyons. L’énergie requise était énorme. Gordon l’écouta poliment. Il réprima le sourire sceptique qui allait bientôt se lire sur son visage et assuma une attitude de profond intérêt professoral. Les types de hautes énergies se battaient pour produire des tachyons, désormais, mais la plupart des observateurs extérieurs considéraient que c’était là une initiative prématurée. Mieux valait renforcer la théorie. Gordon avait donné plusieurs conférences sur le sujet et les propositions de financement commençaient à le tanner sérieusement. Les physiciens des particules étaient totalement intoxiqués par leurs monstrueux accélérateurs. L’homme qui ne dispose que d’un marteau apprend que chaque problème nécessite un clou nouveau.

Il circulait, l’air aimable, buvait du champagne, parlait peu.

L’existence des tachyons était maintenant largement prouvée, mais ils ne cadraient pas avec le programme standard de physique. Ils étaient plus qu’une nouvelle sorte de particules. On ne pouvait pas les ranger sur un rayon à côté des mésons, des hypérons et des kaons.

Auparavant, les physiciens, tels des comptables, avaient décomposé le monde en une espèce de zoologie rassurante. Les autres particules, plus simples, ne présentaient que des différences mineures. On pouvait toujours les faire entrer dans l’univers, comme des dés dans un sac. Il suffisait de les entasser. Elles ne risquaient pas d’en déchirer le tissu. Mais pas les tachyons. Ils rendaient possibles des théories nouvelles. Par leur simple existence, ils balayaient la poussière de questions cosmologiques très anciennes. On travaillait sur les implications.

Au-delà, cependant, il y avait les messages eux-mêmes. Ils avaient cessé en 1963, avant que Zinnes ne soit parvenue à une confirmation suffisante. Certains physiciens considéraient qu’ils étaient réels. D’autres, toujours méfiants à l’égard des phénomènes sporadiques, pensaient qu’ils étaient dus à une erreur fortuite. La situation rappelait beaucoup celle de Joe Weber en 1969, lorsqu’il avait détecté les ondes de gravité. Des expériences faites ultérieurement n’avaient rien permis de relever. Cela signifïait-il que Weber s’était trompé ou bien que les ondes arrivaient par rafales intermittentes ? Il pourrait s’écouler des dizaines d’années avant qu’une autre pluie d’ondes permette de régler la question. Gordon avait parlé avec Weber. C’était un homme tout en nerfs, le cheveu gris, qui considérait tout ce qui était arrivé comme une comédie inévitable. Dans le domaine de la science, lui avait-il dit, on ne peut généralement pas convertir ses adversaires : il faut leur survivre. Pour Weber, l’espoir subsistait. Mais Gordon avait le sentiment que jamais personne ne pourrait, dans son cas, avancer la moindre preuve.

La nouvelle théorie de Tanninger indiquait certainement le chemin. Tanninger avait inscrit les tachyons dans la théorie de la relativité généralisée d’une façon hautement originale. La vieille question soulevée par la mécanique quantique, à savoir qui était l’observateur, avait finalement été résolue. Les tachyons étaient une nouvelle forme de phénomène ondulatoire, des ondes de causalité en boucle entre le passé et l’avenir. Et les paradoxes qu’elles engendraient constituaient un nouveau type de physique. L’essence du paradoxe était la possibilité d’issues mutuellement contradictoires, et l’image d’une boucle de causalité selon Tanninger ressemblait à celle des ondes de mécanique quantique. La différence n’apparaissait que dans l’interprétation de l’expérience. Dans l’image de Tanninger, une sorte de fonction ondulatoire, semblable à la vieille fonction quantique, donnait les différentes issues de la boucle de paradoxe. Mais la nouvelle fonction ondulatoire ne décrivait pas des probabilités — elle révélait des univers différents. Quand une boucle se formait, l’univers était partagé en deux univers nouveaux. Si la boucle était du type simple « quelqu’un-retourne-dans-le-passé-tuer-son-grand-père », il en résultait un univers où le grand-père vivait tandis que le petit-fils disparaissait. Il réapparaissait dans un second univers, ayant remonté le Temps, où il avait abattu son grand-père et continué sa vie, traversant des années à jamais transformées par son acte. Nul, dans l’un ou l’autre univers, ne pouvait penser que le monde où il vivait était paradoxal.

Tout cela si l’on utilisait les tachyons afin de produire un type de boucle temporelle à onde latente. Sans les tachyons, les univers ne se partageaient pas. Ainsi, le monde de l’avenir qui avait envoyé les messages à Gordon, ce monde était inatteignable, disparu. Les univers s’étaient séparés quelque part aux alentours de l’automne 1963. Gordon était certain de cela. Un événement avait dû rendre l’expérience de Renfrew impossible ou inutile. Ce pouvait être la conférence de presse de Ramsey-Hussinger, ou bien le message déposé à la banque, ou encore l’attentat contre Kennedy. L’un de ces événements. Mais lequel ?

Il se déplaçait dans la foule, laissant errer ses pensées. Au passage, il saluait des amis, des connaissances. Il savait qu’un être humain, qui se nourrissait et se déplaçait, fournissait 200 watts de puissance. Il était certain que la salle était saturée. Il était baigné de sueur et sa pomme d’Adam était désespérément coincée contre son nœud de cravate.

« Gordon ! »

Une voix musicale par-dessus le brouhaha. Il se retourna. Marsha venait vers lui en se frayant un chemin dans la foule moite. Elle portait une petite mallette de voyage qu’elle agitait sans cesse en se retournant à droite à gauche pour adresser des signes amicaux à tous ceux qu’elle connaissait. Il se pencha pour l’embrasser. Elle avait pris la navette depuis La Guardia pour tomber dans les bouchons de la circulation, lui expliqua-t-elle. Elle haussait les sourcils pour souligner un mot et ses mains voleraient littéralement pour décrire toutes les collisions qu’elle avait évitées. La perspective de quelques jours de liberté loin des enfants l’avait rendue tellement surexcitée et heureuse que Gordon lui emprunta un peu de son humeur. Il se rendait compte qu’il était devenu de plus en plus sombre dans cette ambiance surchauffée et sophistiquée. Marsha lui apportait un soulagement passager. Lorsqu’il était loin d’elle, c’était toujours à sa vitalité bouillonnante qu’il pensait.

« Bon Dieu, voilà Lakin ! » fit-elle en roulant des yeux dans une parodie de terreur. « On se replie. Je ne tiens pas à engager le combat avec lui. »

Loyauté de femme. Elle pilota Gordon jusqu’à la salade de crevettes qu’il n’avait pas vue, sans doute parce qu’il obéissait d’instinct aux axiomes de régime gravés dans son code génétique. Au passage, Marsha captura quelques amis — afin, expliqua-t-elle, de former un rempart contre Lakin. Et tout cela sous le signe de la caricature, de l’exagération, jusqu’à ce que les visages se détendent, jusqu’à ce que les rires éclatent.

Un serveur leur présenta des coupes.

Marsha but une gorgée de Champagne et plissa les lèvres en une moue d’approbation.

« Mmmm… Rien à voir avec le truc qui est dans le punch », fit-elle.

Le serveur n’hésita qu’une seconde avant d’approuver.

« Le président, dit-il, a fait monter quelques bouteilles de la réserve privée. »

Il s’éclipsa aussitôt, sans doute effrayé d’en avoir trop dit.

Gordon remarqua que Marsha polarisait vraiment l’attention. Des gens venaient des quatre coins de la salle pour se joindre à leur groupe. Carroway fit son apparition, souriant, serrant des mains à droite et à gauche. Gordon se sentait heureux, comme si ses piles se rechargeaient auprès de Marsha. Avec Penny, se souvint-il, il n’avait jamais vraiment pu se relaxer. Et peut-être aurait-il dû comprendre depuis le début. En 1968, alors que Penny et lui traversaient encore une fois une période de disputes, ils étaient venus à Washington. C’était l’hiver et la ville disparaissait sous les voiles de brume du Potomac. Il se souvenait d’avoir évité les invitations à dîner de ses collègues, surtout parce que Penny les trouvait particulièrement ennuyeux, et il ne pouvait jamais prévoir à quel moment elle se lancerait dans une discussion politique, ou pis, déciderait de ne plus ouvrir la bouche. Ils avaient décidé de ne plus aborder certains sujets, mais ces sujets ne faisaient que se multiplier avec le temps. Et chacun d’eux avait un intérêt. Tu es un collectionneur d’injustices, l’avait accusé Penny. Mais, de manière perverse, les bonnes périodes s’étaient peu à peu révélées comme rayonnantes d’énergie nouvelle. De 1967 à 1968, son humeur avait oscillé. Il n’acceptait pas les recettes freudiennes de Penny mais, par ailleurs, il ne leur découvrait aucune solution de rechange.

Est-ce que ce n’est pas un aveu d’être à ce point hostile à l’analyse ? lui avait-elle dit une fois. Il avait réalisé qu’elle avait raison. Il avait le sentiment que le langage mécanique, automatique, était un piège, une trahison. La psychologie s’était modelée sur les sciences dures. La physique avait été son phare. Mais l’exemple absolu avait été le vieux mouvement d’horlogerie newtonien. Pour la physique moderne, il n’y avait pas de monde à tic-tac indépendant de l’observateur, il n’existait aucun mécanisme inviolé, aucun moyen de décrire un système sans en faire partie. Son intuition lui disait qu’aucune analyse extérieure de ce genre ne lui permettrait jamais de comprendre ce qui grinçait entre Penny et lui. Et ainsi, dans les derniers jours de 1968, son noyau personnel avait fissionné. Un an plus tard, il avait rencontré Marsha Gould, Marsha du Bronx, petite femme au teint mat, et ç’avait été comme si quelque paradigme inévitable était intervenu dans sa vie. À présent qu’il s’en souvenait, tous ces événements lui apparaissaient comme pris dans l’ambre, et il sourit à Marsha.

Les fenêtres orientées à l’ouest laissaient à présent filtrer une lumière de cuivre. Les notables des fondations venaient à peine d’arriver, en retard, selon la coutume. Gordon serra des mains, délivra quelques petites phrases toutes faites, fit des signes de tête. Ramsey entra dans le cercle des fidèles de Marsha, un cigarillo aux lèvres. Gordon lui fit un clin d’œil. Quelqu’un lui dit : « Je voulais vous rencontrer, mais je crains de m’être cassé le nez. »

Gordon sourit sans que son intérêt fût éveillé, absorbé par ses réflexions, puis nota soudain le nom du jeune homme, inscrit sur son badge : Gregory Markham. Il se figea, la main levée. Il eut l’impression que les bavardages s’estompaient et qu’il entendait distinctement les battements de son cœur.

« Je… euh, je vois, dit-il stupidement.

— Ma thèse portait sur la physique des plasmas, mais j’ai lu les articles de Tanninger, et les vôtres aussi, bien sûr. Je… Éh bien, je crois que c’est là que se trouve la vraie physique. Je veux dire que je pense que les conséquences cosmologiques sont multiples, ne croyez-vous pas ? Il me semble… »

Et Markham, qui devait avoir une dizaine d’années de moins que Gordon, était lancé sur ses idées à propos des travaux de Tanninger. Il avait des notions intéressantes sur les solutions non linéaires, des notions que jamais encore Gordon n’avait entendu formuler. En dépit du choc initial, il s’aperçut qu’il était captivé par les détails techniques. Il avait la certitude que Markham avait une bonne approche de la recherche. Tanninger utilisait le nouveau calcul infinitésimal des formes différentielles extérieures, ce qui rendait ses idées abruptes pour la génération précédente, mais pour Markham cela ne semblait poser aucun problème. Il n’était pas entravé par l’habitude du vieux système tortueux de notation. Il avait réussi à maîtriser les images essentielles conçues par l’imagination, celles de courbes paradoxales descendant avec une logique elliptique vers le plan de la réalité physique. Gordon finit par ressentir une certaine excitation. Il lui fallait un endroit où s’asseoir pour écrire quelques-uns de ses arguments personnels. Seuls les symboles mathématiques pouvaient parler pour lui. Mais un appariteur s’approchait d’eux. Il portait des gants blancs. Respectueusement mais fermement, il déclara : « Docteur Bernstein, votre présence est requise. » Markham eut un haussement d’épaules, grimaça un sourire et, la seconde d’après, il avait disparu dans la foule. Gordon se maîtrisa et prit le bras de Marsha. L’appariteur leur fraya un chemin. Gordon avait failli rappeler Markham, l’inviter à dîner ce soir. Il ne voulait pas qu’il lui file entre les doigts. Mais quelque chose l’en avait empêché. Il se demanda si ce n’était pas cet événement, cette rencontre, qui avait pu créer le paradoxe mais… non, cela n’avait pas de sens. La rupture était intervenue en 1963, c’était certain. Ce Markham ne pouvait être l’homme qui calculerait plus tard, à Cambridge. Le Markham qu’il venait de voir ne mourrait pas dans un accident d’avion. L’avenir serait différent.

Il s’avançait, la démarche roide, une expression perplexe sur le visage.

Ils furent présentés au secrétaire à la Santé et à l’Éducation, un personnage au long nez, à la bouche en cul-de-poule dont les traits évoquaient un point d’exclamation. L’appariteur les poussa jusqu’à un ascenseur exigu. Ils se serrèrent les uns contre les autres — à lintérieur de nos espaces privés, songea Gordon de manière abstraite —, et le secrétaire émit quelques remarques spirituelles et particulièrement élégantes. Gordon se souvint que son poste, en particulier, était hautement politique.

La porte de l’ascenseur s’ouvrit sur un couloir étroit empli d’une foule immobile. Quelques personnages leur décochèrent un bref regard avant de détourner la tête de manière ostensible. Service de sécurité, se dit Gordon. Le secrétaire les précéda jusqu’à une nouvelle pièce. Une femme de petite taille se précipita sur eux. Elle était habillée comme pour une soirée à l’opéra. Gordon supposa qu’elle devait triturer son collier de perles et soupirer avant chaque phrase. C’est ce qu’elle fit aussitôt.

« L’auditorium est déjà complet. Nous n’aurions jamais pensé qu’il pourrait y avoir autant de monde si tôt ! Mais ne restons pas ici, monsieur le Secrétaire, passons par là, tout le monde est arrivé ou presque, venez ! ».

Le secrétaire lui obéit. Marsha posa la main sur l’épaule de Gordon.

« Gordon, ta cravate. On dirait que tu cherches à t’étrangler. »

Avec ses doigts agiles, elle desserra le nœud, remit son col en place. Elle se mordait la lèvre, l’air concentré.

« Allons, allons ! » fit la dame aux perles. Ils traversèrent un espace nu, dallé de marbre et surgirent brusquement sur une estrade. Des visages se dessinaient sous les projecteurs. Ils semblaient innombrables. Il y eut des grincements de chaises. Un nouvel appariteur surgit, avec les mêmes absurdes gants blancs que le premier. Il prit le bras de Marsha. Ils s’avancèrent dans le cercle de lumière. Gordon vit que les sièges, sur l’estrade, étaient disposés sur trois rangs. Presque tous étaient déjà occupés. L’appariteur aida Marsha à prendre place à l’extrémité du premier rang. Gordon s’installa à côté d’elle. L’appariteur disparut. Marsha portait une robe assez courte, à la mode. Elle tentait désespérément, pour l’instant, de la tirer sur ses genoux. Il éprouva un sentiment agréable de possession. Cette cuisse qu’elle cachait à l’assistance était à lui, elle pouvait être à lui cette nuit même, sans qu’il ait à dire un mot.

Il plissa les yeux dans la lumière des projecteurs. Il vit tous les visages de plus en plus nombreux devant l’estrade, les regards impatients — certainement pas à cause de lui, songea-t-il — et la caméra de télé, sur la gauche, qui se braquait sur le dais encore vide. Un ingénieur du son testait les micros.

Le regard de Gordon explorait l’assistance. Il se demandait si Markham était là, quelque part ? Il essaya de le reconnaître. Il avait toujours été frappé par la similitude des visages, mais aussi par tous ces infimes détails qui établissaient l’individualité, qui faisaient qu’un ami, une connaissance, se différenciait d’un inconnu, d’un étranger. Un visage, son regard. Il essaya de mieux voir dans la lumière éblouissante. Non, c’était Shriffer. Il se demanda avec un certain amusement ce que pourrait penser Saul s’il savait que Markham n’était probablement qu’à quelques mètres de distance. Markham, qui ignorait et ignorerait toujours qu’il était le lien avec le monde disparu d’où étaient venus les messages. Jamais, il le savait, il ne révélerait les noms. La presse s’en emparerait et tout serait confus sans que rien ne soit prouvé.

Ce n’était pas seulement pour garder ces noms secrets qu’il n’avait pas rendu publics tous ses relevés. Ce qu’il avait considéré comme du bruit lors de ses premières expériences était en réalité des messages, des signaux indéchiffrables. Ces messages venus d’un avenir inimaginablement lointain remontaient le Temps. La densité de matière dans l’univers était trop faible pour qu’ils soient notablement absorbés. Mais, comme ils remontaient le Temps, ce qui était pour l’homme un univers en expansion devenait pour eux un univers en contraction. Les galaxies se rapprochaient dans un volume d’espace de plus en plus réduit. Cette matière plus dense absorbait mieux les tachyons. Plus ils se propageaient dans cet univers en implosion, plus ils étaient absorbés. Finalement, un instant avant d’être réduit à un point, l’univers absorbait tous les tachyons venus de chacun des points de son propre avenir. Les mesures du flux tachyonique que Gordon avait effectuées, intégrées dans le Temps, montraient que l’énergie produite par l’absorption des tachyons était suffisante pour échauffer la masse comprimée de l’univers. C’était elle qui avait alimenté l’expansion originelle. Ainsi, aux yeux de l’homme, l’univers explosait à partir d’un point initial à cause de ce qui serait et non de ce qui s’était passé. L’origine et la destinée se mêlaient. Le serpent se mordait la queue.

Mais Gordon voulait avoir une certitude avant de faire un quelconque rapport sur le flux et de présenter ses conclusions. Il savait que la chose ne serait pas bien acceptée.

Le monde refusait le paradoxe. L’esprit humain refusait qu’on lui rappelle que les vastes mouvements du Temps étaient des boucles qu’il ne pouvait percevoir. Une bonne part de l’opposition scientifique que rencontraient les messages était fondée sur ce simple fait, il en avait la certitude. Les animaux avaient évolué de façon telle que les voies de la nature leur semblaient simples. C’était là un trait essentiel de survie. C’étaient les lois qui avaient fait l’homme, et non le contraire. Le cortex refusait un univers qui allait à la fois en avant et en arrière.

Ainsi, il ne prendrait pas le risque de gâcher ses résultats en révélant quelques noms douteux, surtout pas pour la gloire de Shriffer. Il en parlerait peut-être à Markham, tout comme il publierait inévitablement les faibles messages qu’il avait captés, en provenance d’Epsilon d’Eridan, à 11 années-lumière de distance. Des voix venues d’un futur immensurable et qui parlaient de divers détails de maintenance d’un vaisseau. Là, aucun paradoxe. À moins, bien sûr, que l’information ne freine le programme de fusées qui venait d’être lancé et ne fasse avorter les projets de stations spatiales par quelque effet contraire. Il supposait que c’était possible. L’univers, alors, se partagerait à nouveau, le fleuve aborderait un autre delta. Mais quand ils auraient compris tout cela, quand les pattes de mouche de Tanninger auraient écorché un peu plus l’énigme, ils pourraient peut-être savoir s’il fallait éviter les paradoxes. Après tout, les paradoxes ne causaient aucun dommage. Cela revenait à regarder un frère jumeau dans un miroir. Et la nature même des tachyons rendait les paradoxes improbables, de toute façon. Un vaisseau interstellaire utiliserait des faisceaux étroits pour communiquer avec la Terre. Il était improbable que la frange d’un faisceau intercepte la Terre du présent dans son tourbillon, sa gavotte autour de la galaxie.

Ramsey apparut dans le champ de vision de Gordon et interrompit sa rêverie. Ramsey avait l’air nerveux, il remuait son cigarillo comme s’il tenait un insecte prisonnier. La musique éclata soudain. Hail to the Chief. Sur l’estrade, tous se levèrent, certains que l’homme qui venait d’entrer en souriant et en agitant la main d’un geste désinvolte était un serviteur du peuple. Le président Scranton serra d’abord la main du secrétaire avec toute la chaleur que requéraient les médias, puis s’avança sans se départir de son sourire. Malgré lui, Gordon ressentit une certaine émotion. Le Président était plein d’assurance, levant la main pour répondre aux applaudissements. Il prit place à côté du secrétaire. Scranton avait réussi à discréditer Robert Kennedy en le faisant impliquer dans un scandale d’écoutes téléphoniques. Il avait accusé les démocrates d’avoir employé les Services secrets et le F.B.I. contre les républicains. Gordon, à l’époque, avait été sceptique devant les charges retenues, d’autant plus que c’était Goldwater qui semblait avoir lancé l’affaire. Mais, à bien y réfléchir, ce n’était pas un mal d’être débarrassé de la dynastie des Kennedy et du régime présidentiel impérialiste.

À présent, le secrétaire était sous le dais. Il faisait les présentations d’usage sans manquer de gonfler le rôle de l’Administration, ce qui était inévitable. Gordon se pencha vers Marsha.

« Seigneur ! souffla-t-il, je n’ai rien préparé.

— Parle-leur de l’avenir, Gordelah, fit-elle.

— Mais cet avenir n’est plus qu’un rêve, maintenant.

— Triste mémoire que celle qui ne fonctionne qu’à rebours. »

Il répondit à son sourire. Elle avait péché ça dans ses lectures aux enfants. Le miroir d’Alice, la scène du temps à l’envers, la Reine Blanche. Gordon hocha la tête en se calant sur son siège.

Le secrétaire avait terminé son discours et le Président se levait au milieu des ovations. Il lut la proclamation du prix de Ramsey et Hussinger. Les deux hommes s’avancèrent, essayant tant bien que mal de marcher de concert. Le Président leur remit leurs deux plaques sous les applaudissements. Ramsey jeta un coup d’œil à la sienne et l’échangea contre celle de Hussinger, ce qui déchaîna les rires. Ils regagnèrent leur place. Le secrétaire s’avança de nouveau avec une liasse de feuillets et en tendit quelques-uns au Président. Le deuxième prix allait à des travaux de génétique dont Gordon n’avait jamais entendu parler. La lauréate était une Allemande. Elle disposa plusieurs feuillets devant elle et se tourna vers l’assistance. Elle avait apparemment l’intention de faire un exposé détaillé de ses recherches. Scranton jeta un regard de biais au secrétaire, puis se rassit. Il avait l’habitude de ce genre d’épreuve.

Gordon essaya de se concentrer sur ce que racontait la généticienne mais perdit tout intérêt quand elle salua tous ses autres confrères et consœurs qui auraient dû être présents dans des circonstances aussi augustes.

Il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir dire. Il n’aurait sans doute jamais plus la chance d’approcher le Président, ni de se faire entendre d’un homme aussi influent que le secrétaire. S’il essayait de leur faire comprendre ce que tout cela impliquait… Son regard se promena sur l’assistance.

Il avait le sentiment soudain que le Temps était ici. Ce n’était pas une relation entre des événements, mais une chose. C’était tellement confortable, tellement humain de considérer le Temps comme immuable, comme un poids auquel on ne pouvait se soustraire.

L’homme qui vivait dans cette croyance cessait de nager à contre-courant, il se laissait emporter, il ne se cognait plus contre la face immuable du Temps comme un insecte pris dans la lumière. Si seulement…

Il regardait Ramsey qui lisait le texte inscrit sur sa plaque. Il n’avait plus conscience du discours de la généticienne allemande. Il se souvenait des vagues écumantes de La Jolla qui venaient depuis l’Asie lointaine pour se briser sur la grève. Il secoua la tête sans vraiment savoir pourquoi et prit la main de Marsha. Il avait besoin de ce contact.

Il pensa à tous ces gens, à tous ces noms de l’avenir modifié, à ceux qui avaient envoyé un signal dans l’obscurité de l’Histoire et qui avaient récrit cette Histoire. Il fallait du courage pour lancer ces lucioles d’espérance dans les ténèbres, ces flèches de feu à travers ces abîmes de velours. Mais ils auraient besoin de courage, car la calamité dont parlaient ces hommes pourrait bien ravager le monde.

Des applaudissements polis. Le Président remit sa plaque à la généticienne — le chèque viendrait ultérieurement, songea Gordon — et elle regagna sa place. Puis Scranton chaussa ses lunettes et se mit à lire, avec l’accent carré de Pennsylvanie, la citation de Gordon Bernstein.

« … pour ses recherches dans le domaine de la résonance magnétique nucléaire qui ont permis de découvrir un effet nouveau et surprenant… »

Gordon se dit à cet instant même que Einstein, après tout, avait reçu le prix Nobel pour l’effet photo-électrique, qui n’était raisonnablement plus mis en doute en 1921, et non pour la théorie de la relativité qui, elle, était très controversée. Il était en bonne compagnie.

« … par une série d’expériences définitives en 1963 et 1964 a montré qu’il ne pouvait être expliqué que par l’existence d’un nouveau type de particule. Cette particule étrange, le tac-tac… »

Le Président venait de buter sur la prononciation et des rires s’élevèrent de l’assistance. Quelque chose s’éveilla dans la mémoire de Gordon et ses yeux coururent entre les visages. Un rire. Était-ce quelqu’un qu’il connaissait ?

« tachyon, est capable de se déplacer plus vite que la lumière. Ceci implique… »

Le chignon bien serré, le menton en avant, presque effronté. Sa mère était au troisième rang. Elle avait mis un manteau sombre pour assister à ce moment d’histoire où son fils était au pinacle.

« … les particules peuvent voyager en arrière dans le Temps. Les implications de cette découverte sont d’une importance fondamentale pour de nombreux domaines de la science moderne, de la cosmologie à… »

Il se leva à demi, les mains tendues. Elle rayonnait, tout entière tendue vers ces paroles.

« … la structure des particules subnucléaires. Ceci est réellement un immense… »

Mais dans les mois fiévreux qui avaient suivi novembre 1963, elle était morte à l’hôpital Bellevue sans qu’il l’eût revue.

« … échelle, faisant écho à la connexion croissante… » La femme du troisième rang était probablement une vieille secrétaire venue applaudir le Président. Pourtant, dans son regard alerte… La pièce semblait vaciller sous son regard, les lumières devenaient floues.

« … entre le microscopique et le macroscopique, un thème…

Ses joues étaient humides. La silhouette du Président n’était plus qu’une tache sombre sur le fond des projecteurs éblouissants. Et au-delà, non moins réels, il y avait ces noms de Cambridge, et chacun était un visage, un personnage lié aux autres sans jamais être vraiment visible. Ces formes d’ombres s’éloignaient maintenant, elles échappaient à son emprise, elles allaient vers leurs destinations, tout comme lui, et Ramsey, et Marsha, Lakin et Penny. Mais elles n’étaient que des formes, de simples formes. Et elles étaient prises dans une aveuglante clarté, comme pétrifiées. C’était le paysage lui-même qui changeait, Gordon le comprit enfin, réfracté par des lois qui lui étaient propres. Le Temps et l’Espace jouaient eux-mêmes un rôle, de vastes territoires engloutissaient les formes, un tissu fait du passé et de l’avenir. Les années ne s’écoulaient pas. Les boucles immuables de causalité allaient d’avant en arrière. Des vagues plissaient le paysage du Temps, fléchi, troublé, telle une bête énorme dans la mer sombre.

Le Président avait fini. Gordon se leva et se dirigea vers le dais. Ses pieds étaient en bois. « Le prix Enrico Fermi de… »

Il ne parvenait pas à lire la citation. Tous ces visages. Tous ces yeux. La lumière…

Il se mit à parler.

Il voyait la foule devant lui et pensait aux vagues qui déferlaient et se brisaient en écume qui venait recouvrir tous ces visages. Tous ces êtres qui devinaient à peine les remous comme des paradoxes, des énigmes, et qui écoutaient le tic-tac du Temps sans savoir ce qu’ils percevaient, qui se cramponnaient à leurs illusions linéaires de passé et d’avenir, de progression, de flot s’écoulant de la naissance à la mort.

Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Il reprit. Il songeait à Markham, à sa mère, à ces gens innombrables qui jamais ne relâchaient leur emprise sur leurs espoirs, à ce sens humain étrange, cette ultime illusion qui fait que, quelle que soit la façon dont passent les jours, il demeure cette pulsion des choses à venir, cette certitude que, même à présent, il leur restait du temps.