CHAPITRE 33

25 septembre 1963

 

Gordon regagnait son labo. Il arpentait le couloir lorsqu’il surprit un fragment de conversation de deux professeurs.

« … comme disait Pauli, ce n’est même pas faux ! »

Ils le virent au même instant et se turent immédiatement. Gordon connaissait l’histoire par cœur. Wolfgang Pauli avait été, dans la première moitié de ce siècle, un physicien aussi brillant que critique. Et il lui était advenu de déclarer, à propos d’un article scientifique : « C’est tellement mauvais que ce n’est même pas faux. » Entendant par là qu’il était dans le flou du début à la fin, qu’il était si mal formulé que personne ne pouvait le tester. Bien entendu, Gordon comprit instantanément qu’il était question de lui. L’article dans Life avait produit son effet. Il atteignait l’extrémité du couloir quand les deux hommes se remirent à murmurer, pour finalement éclater de rire.

 

Penny lui avait laissé un numéro du National Enquirer, dans l’intention évidente qu’il le lise en rentrant tard. Le titre, en première page, proclamait : UN MESSAGE NUCLÉAIRE VENU DE L’ESPACE. En sous-titre : Des savants éminents sont en contact avec dautres mondes. Les deux photographies de Saul et de Gordon étaient dues à l’envoyé de Life, sans le moindre doute. Gordon jeta le journal à la corbeille sans se donner la peine de lire l’article.

 

La rentrée des cours fut marquée par une soirée de la faculté des sciences physiques, pour fêter l’inauguration du nouveau bâtiment de l’Institut de géophysique. Le bassin de la fontaine avait été stérilisé et Hugh Bradner et Harold Urey le remplirent d’un mélange robuste de vodka et de jus de fruits. Gordon avait jeté son invitation à la corbeille en même temps que les autres paperasses universitaires. Penny la retrouva et exigea qu’ils se rendent à la soirée. Gordon, quant à lui, se sentait plutôt fatigué. Il avait envie de passer une soirée tranquille, mais Penny le persécuta jusqu’à ce qu’il enfile une veste et, pour la première fois, passe une cravate. En Californie, de tels détails étaient vraiment sans importance.

« Comme ça, c’est plus chic », dit Penny en mettant une capeline de paille brune qui lui cachait à moitié le visage. Cette touche de mystère réveilla quelque peu l’intérêt de Gordon. Il réalisa que ces dernières semaines avaient été plutôt saturées, entre la préparation des cours et le temps qu’il passait sur le dispositif de résonance. Il y avait là quelque chose qui l’attristait. Il lui semblait qu’ils avaient oublié peu à peu les premiers temps de leur vie en commun. De dispute en dispute, leurs illusions s’étaient érodées.

Il adressa la parole à plusieurs membres du Département de physique sans vraiment engager la conversation. Il errait de groupe en groupe tandis que Penny plongeait dans la conversation des littéraires. Les gens du Département d’anglais semblaient déjà complètement ivres, citant pêle-mêle poètes modernes et titres de vieux films. Il y avait des types sophistiqués et brillants, de blonds princes goyim à l’assurance insupportable, le genre à avoir des réfrigérateurs bourrés de Champagne et de yaourt. Il repéra un visiteur de Berkeley, grand, élégant. Il avait eu le prix Nobel quelques années auparavant. Gordon l’avait déjà rencontré. Il se fraya un chemin dans le groupe qui s’était formé autour du Nobel et, lorsqu’il rencontra son regard, il lui fit un signe de tête. Mais l’homme ne réagit pas. Il regardait déjà ailleurs, et Gordon resta planté avec sa coupe de plastique dans la main, un sourire figé sur le visage. Une fois encore, le regard de l’autre l’effleura. Rien. Gordon s’éclipsa, le rouge au front. Peut-être qu’il ne m’a pas reconnu, se dit-il. Il se resservit une coupe de vodka. Mais il se peut aussi qu’il m’ait bel et bien reconnu.

« Alors, on picole ? dit son voisin. Essayez de répéter “spectroscopie” trois fois, très vite. »

Gordon essaya sans y parvenir. L’homme s’appelait Book. Ce qui lui allait très bien. Il était de General Atomic et se révéla infiniment plus sympathique que les universitaires. Ils se mirent à discuter sous une affichette qui proclamait si vous ARRIVEZ À LIRE CELA, C’EST VOTRE PROF QU’IL FAUT REMERCIER. La bonne humeur et l’esprit de Book ne parvenaient pas à entamer la morosité de Gordon. Pourtant, après quelques instants, la vodka le soulagea un peu du poids du monde. Il commençait à comprendre pourquoi les goyim buvaient autant. Book disparut et Gordon noua la conversation avec un physicien des particules venu en invité, Steingruber. Ils avaient un point commun : ils appréciaient tous deux la vodka. Ils se lancèrent sur un sujet éternel : les femmes. Gordon se surprit à émettre quelques déclarations à propos de Penny. Sans qu’il pût vraiment comprendre pourquoi, il inversait les rôles. Penny devenait la débutante sexuelle que lui, New-Yorkais blasé, avait fait entrer dans le monde adulte. Steingruber accepta cette version avec réserve. Un ou deux verres plus loin, il décida que Steingruber était un type bien, psychologiquement très doué. Il scella son jugement avec une autre vodka. Steingruber lui désigna une blonde, non loin d’eux, et lui demanda : « Quelle est votre opinion ? »

Gordon observa la fille et déclara : « Elle a l’air plutôt vulgaire… Oui, vulgaire. »

Steingruber se tourna vers lui. « C’est ma femme », déclara-t-il sèchement.

Il disparut avant que Gordon ait trouvé une réponse convenable.

Lakin s’approcha en souriant aimablement. Il était en compagnie de Bernard Carroway.

« J’ai entendu dire que vous répétiez l’expérience de Cooper, lâcha-t-il sans préambule.

— Qui vous a dit ça ?

— Je l’avais compris tout seul. »

Gordon prit son temps. Il porta la coupe à ses lèvres et s’aperçut qu’elle était vide. Il regarda Lakin.

« Allez vous faire foutre », dit-il calmement. Et il s’éloigna.

Il retrouva Penny dans le groupe qui se pressait autour de Marcuse.

« Le nouveau communiste de service ? » demanda-t-il lorsqu’ils furent présentés. À sa grande surprise, cela fit rire Marcuse. Une étudiante noire, par contre, ne trouva rien de drôle à cela. Il finit par apprendre que son nom était Angela [8] et que ce n’était pas dans les cocktails que se faisait la révolution. C’est du moins ce qu’il parvint à retenir de leur conversation. Il finit par prendre la main de Penny et à l’attirer au large.

Jonas Salk était seul dans un coin. Gordon hésita à engager la conversation avec lui. Il pourrait peut-être connaître son opinion sur Sabin. Lequel des deux avait mis au point le vaccin ? Une question très intéressante, après tout [9]. « Une parabole de la science », murmura Gordon pour lui-même.

« Quoi ? » fit Penny. Il évita de répondre en la dirigeant vers un agglomérat de physiciens. Tous ces gens lui semblaient à la fois vagues et distants. Il en vint à se demander si c’était propre à lui ou bien à eux. Éternel problème de la relativité. Marcuse connaissait peut-être la réponse. Il se retrouva en compagnie de plusieurs Français qui lui posèrent des questions sur ses expériences. Il résuma consciencieusement ses convictions. Ce qui lui apparut comme très difficile, à sa grande surprise. Sa langue était moins épaisse mais le problème de ce qu’il considérait comme la vérité restait entier. Les Français l’interrogèrent sur Saul. Il esquiva la question. Il ne voulait pas s’écarter du sujet principal : le résultat de ses travaux.

« Comme disait Newton : “Je ne forme aucune hypothèse”. Pas encore, du moins. Je ne peux parler que des données. »

Sur ce, il partit en quête de vodka. Malheureusement, la fontaine était à sec. Tristement, il se rabattit sur les restes de pâté et de crackers. À son retour, il trouva Penny solitaire, à quelques mètres des Français. Elle contemplait le panorama de La Jolla sous la lune. Les Français parlaient français. Penny avait une expression de colère sur le visage. Il l’entraîna plus loin et elle le suivit avec un dernier regard courroucé en direction des Français.

Elle insista pour prendre le volant. Gordon ne voyait pas pour quelle raison. Durant un moment, ils roulèrent en silence entre les clubs de plage et les grandes maisons.

« Bande de salauds ! dit brusquement Penny avec véhémence.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Dès que tu t’es éloigné, ils t’ont traité de bousilleur.

— Ils te l’ont dit ?

— Mais non, idiot. Ils se sont mis à parler en français. Ils ont pensé, comme d’habitude, que les Américains sont incapables de comprendre une langue étrangère.

— Oh…

— Ils ont dit que tu étais un fumiste. Un escroc.

— Oh…

— Ils ont dit aussi que tout le monde disait cela de toi.

— Tout le monde ?

— Ouais », fit-elle avec amertume.