CHAPITRE 29

28 août 1963

 

Le taux de bruit dans les mesures de résonance magnétique nucléaire commençait à s’élever. Chaque jour il se faisait plus fort. Généralement, c’était sur le premier relevé du matin que Gordon notait le changement. La première fois, il avait mis cela sur le compte d’une légère défaillance d’un des composants. Il vérifia plusieurs fois les points du circuit incriminés sans rien trouver. Puis tous les autres points sans plus de résultat. Le bruit augmentait régulièrement. Il pensa qu’il pouvait s’agir d’un « effet de résonance spontanée » d’un genre nouveau. Mais le signal était trop haché pour qu’il puisse se prononcer avec certitude. Il consacrait de plus en plus de temps à essayer de diminuer le rapport signal/bruit. Peu à peu, cela lui prit la plus grande partie de sa journée de travail. Il déborda alors sur la nuit. Il restait assis durant des heures devant l’oscilloscope témoin à observer les tracés. Un jour qu’il avait eu une réunion tôt le matin, il s’endormit au labo jusqu’au matin. Une décomposition de Fourier [4] fit apparaître certaines harmoniques, mais cette piste s’avéra ne déboucher sur rien. Et le taux de bruit continuait de croître.

 

« Gordon ? Ici, Claudia Zinnes.

— Oh ! bonjour ! Je ne m’attendais pas à vous entendre aussi tôt.

— Nous avons pris un peu de retard. Pour des tas de raisons. Rien de fondamental, mais je voulais simplement vous faire savoir que nous serons opérationnels dans une semaine.

— Très bien. J’ai bon espoir…

— Mais oui… »

Le vent de Santa Ana soufflait au-dehors, en gifles violentes et sèches dans les passes entre les collines basses de la chaîne côtière. Il était comme la morsure du désert. Des feux de broussailles apparurent dans les collines. C’était le vent rouge, pour les gens du pays. En quittant le labo et son air conditionné, Gordon fut un peu surpris par la lourdeur de l’air, ce soufflç de craie qui lui ébouriffait les cheveux.

Le lendemain, en se dirigeant vers le bâtiment de chimie, il se souvint de cette sensation étouffante, desséchante. Ramsey n’avait pas réussi à le joindre à son bureau et il avait laissé un message à Joyce, la secrétaire du département. Gordon emprunta la passerelle d’hexagones imbriqués qui reliait les deux bâtiments et pénétra dans les effluves aigres-doux du royaume de la chimie dont le système de ventilation ne viendrait jamais à bout. Il découvrit Ramsey dans sa jungle de tubes et de flacons. Il était en compagnie d’un étudiant, lancé dans une démonstration. Tout en parlant, il titrait une solution, montrait les changements de coloration, ajoutant une goutte d’un produit laiteux à la seconde précise. Gordon se laissa tomber sur une chaise. Tous ces tuyaux, ces cornues et ces pinces, autour de lui, lui semblaient plus vivants que les appareils de son labo. Le tic-tac des timers, les coups sourds des pompes donnaient un rythme aux heures fiévreuses de recherche de Ramsey. Sur le mur, un gigantesque poster montrait la chaîne moléculaire qui conduisait du gaz carbonique aux hydrates de carbone : une architecture dessinée par les photons. Un compteur à scintillation cliquetait au-dessus d’une série de flacons d’isotopes. Gordon changea de position, cherchant un point d’appui, et renversa une tasse tulipe. Il n’y avait dedans qu’un reste de café, épais comme de la colle, avec des taches de moisissure. Oui, ici, tout était vivant. Ce temple de verre était une contrée sauvage livrée aux acides nucléiques, un lieu de foisonnement et de mouvement qui s’opposait au vent rouge du dehors. Par comparaison, son labo de résonance magnétique nucléaire était un temple de silence et de stérilité. Ses expériences étaient totalement isolées de la pulsion du monde extérieur. Mais, pour les biochimistes, la vie était un élément de coopération déterminant dans l’étude de la vie. Ramsey lui apparaissait comme plus vivant que lui-même : il s’agitait, parlait, tempêtait, il se comportait comme un animal dans les fourrés et les gîtes de sa jungle chimique.

« Excuse-moi, Gordon, il fallait que je termine ça…

Éh ! Tu as l’air plutôt crevé. C’est le temps qui t’abat, vieux ? »

Gordon secoua la tête en se levant pour suivre Ramsey jusqu’à un bureau, au fond du labo. Il se sentait vaguement étourdi. Ça doit être l’air que je respire, se dit-il. Ça, et le vent de Santa Ana, et le fait qu’il avait peu dormi la nuit d’avant.

Ramsey avait généralement plusieurs phrases d’avance sur lui avant qu’il entre dans le dialogue.

« Quoi ? demanda-t-il enfin, la voix rauque.

— Je te disais que tous les indices étaient là. J’ai été complètement aveugle.

— Des indices ?

— D’abord, je ne cherchais que des données préliminaires. Enfin, tu vois, quelque chose pour obtenir un petit budget, pour intéresser les sociétés de subvention. Peut-être la Défense. Mais justement, Gordon, tout est là. Ça va bien plus loin que le Département de la Défense. Je crois que ça peut intéresser la F.N.S.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est énorme, voilà pourquoi. Cette ligne, là : Entre en régime simulation moléculaire commence à imiter hôte… C’est ça la clé. J’ai pris une solution comme celle que décrit le message. Enfin, tu vois, les effluents courants : pesticides, métaux lourds — cadmium, nickel, mercure. J’ai ajouté quelques longues chaînes moléculaires. C’est un de mes étudiants qui s’en est occupé. Une chaîne lattitine, comme dit le message. Un de mes amis de chez DuPont m’a prêté quelques-uns de leurs échantillons de longues chaînes.

— Est-ce que tu as trouvé les références de marque du message ? »

Ramsey fronça les sourcils. « Non. C’est ce qui m’ennuie. Mon copain dit qu’ils n’ont rien qui corresponde. Et Springfield m’a répondu qu’ils n’avaient pas le moindre pesticide baptisé AD 45. Ton signal a sûrement été brouillé.

— Alors tu n’as pas pu reproduire la solution ?

— Pas exactement — mais est-ce que c’était vraiment nécessaire ? Parce que nos chères petites longues chaînes sont versatiles.

— Mais comment peux-tu…

— Écoute, j’ai emmené tout le monde chez Scripps. J’ai invité Hussinger à déjeuner et je lui ai parlé du projet. J’ai obtenu qu’il me donne quelques-unes de ses cuves pour les tests en eau de mer. Elles sont de première classe : température et degré de salinité constants, contrôle permanent, tout le truc. Et un sacré éclairage. Et alors… » Il s’interrompit, avec un sourire rentré. « … Tout ce foutu machin s’est réalisé. Jusqu’au moindre détail.

— Tu veux dire la floraison de diatomées ?

— Oui, mais ça, c’est le stade ultérieur. Ces saloperies de longues chaînes se propagent comme du chiendent, je te le dis. L’eau de mer a d’abord réagi de façon ordinaire, elle était sursaturée d’oxygène. Et puis, au bout de deux mois, on a commencé à avoir de drôles de relevés sur la colonne d’oxygène. C’est un système qui permet de mesurer le taux d’oxygène dans une colonne verticale d’eau, trente mètres de haut, peut-être. Et le plancton s’est mis à disparaître. Comme ça. Il mourait ou alors donnait de nouvelles formes bizarres.

— Mais comment ? »

Ramsey haussa les épaules.

« Ton message parle d’“imprégnation de virus”. Pour moi, ça ne voulait rien dire. Qu’est-ce qu’un virus peut avoir à faire avec l’eau de mer ?

— Qu’est-ce qu’un pesticide peut avoir à faire avec le plancton ?

— Oui, exact. On ne sait pas. Mais il y a cette autre phrase : “Peut alors convertir neurine du plancton en sa propre forme chimique en utilisant le contenu d’oxygène ambiant jusqu’à ce que le niveau d’oxygène tombe à des valeurs fatales à la plupart des chaînes alimentaires supérieures.” On dirait bien que quelqu’un sait, non ?

— Apparemment.

— Oui… Parce qu’on est tombés pile dessus.

— Il prend l’oxygène ?

— Et comment. Et si tu voyais cette saloperie se développer. On dirait que le mélange agit sur le plancton jusqu’à le transformer en lui-même. Et il fabrique aussi des produits secondaires plutôt mortels : des chlorures de benzène, des polychlorures de biphényls, toute cette merde. Jette un coup d’œil là-dessus. »

Ramsey, d’un geste spectaculaire, prit une photo dans un dossier et la tendit à Gordon. Il vit un poisson long, les yeux glauques, sur une plaque de ciment, la bouche gonflée, verte, avec des filaments de bleu. Une ulcération blanchâtre apparaissait dans les ouïes.

« Cancer buccal, tumeurs, asymétries. Hussinger s’est presque évanoui en voyant ce qui était arrivé aux échantillons. Tu comprends, généralement, il ne s’en fait pas trop pour les agents pathogènes qui s’introduisent dans ses cuves. L’eau de mer est froide et salée et elle élimine les germes. Tous sauf… »

Il s’interrompit et Gordon demanda : « Sauf ?

— Sauf certains virus, selon Hussinger.

— Je vois… “Imprégnation de virus” Et ces poissons…

— Hussinger a isolé mes cuves et tout arrêté. Tous les poissons sont morts. »

Ils se regardèrent.

« Je me demande qui peut utiliser ça dans l’Amazone, dit Ramsey d’une voix très douce.

— Les Russes ? »

Cette hypothèse semblait tout à coup très plausible pour Gordon.

« Mais quel avantage stratégique pourraient-ils en tirer ?

— C’est peut-être une sorte d’accident…

— Je ne sais pas… Aucune idée à propos de ces messages ?

— Non.

— Toutes ces conneries qu’a racontées Shriffer… »

Gordon leva la main. « Ça n’était pas mon idée. Laisse tomber.

— Mais on ne peut pas laisser tomber ça ! fit Ramsey en montrant la photo.

— Non, on ne peut pas.

— Hussinger veut que nous fassions publier ça immédiatement.

— Allez-y.

— Tu es vraiment certain que le Département de la Défense n’a rien à voir là-dedans ?

— Non. Écoute… C’était ce que toi tu pensais.

— Tu ne m’as pas contredit.

— Admettons que je ne voulais pas révéler ma source. Tu as vu ce qui est arrivé dès que Shriffer est tombé dessus.

— Ouais », fit Ramsey avec un regard lointain et songeur. « Tu es plutôt rusé dans ton genre.

— Ah ! non, c’est toi qui as mêlé la Défense à cette histoire. Moi, je nai rien dit.

— O.K., O.K… Mais c’est quand même assez bien joué. »

Gordon, une seconde, se demanda si Ramsey n’était pas en train de se dire : Ces Juifs… toujours aussi roublards ! Et il ajouta pour lui-même : Seigneur ! Complètement paranoïaque… Il était en train de raisonner comme sa mère, toujours persuadée que les goyim en avaient après elle.

« Excuse-moi, dit-il, mais je craignais que tu ne travailles pas là-dessus si je… Éh bien…

— Éh, tout va bien, Gordon ! Pas de problème. Bon Dieu ! mais tu m’as mis sur un coup fantastique. Réellement très important. »

Il tapota la photo. Les deux hommes échangèrent à nouveau un regard lourd de pensées. Le silence s’installa entre eux. Les lèvres du poisson étaient comme deux bulles de bubble-gum. Les couleurs étaient atrocement anormales. Gordon reprit conscience du rythme du laboratoire, des cliquetis et des claquements, des forces au travail, des échanges incessants des acides nucléiques dans les capillaires de verre, du parfum corrosif qui flottait dans l’air. La lumière prenait des tons liquides et jamais le bruit ne cessait.

Sur la couverture de Life, Saul Shriffer avait le regard tranquille et assuré, le bras posé sur l’oculaire d’un télescope de Palomar. L’article était intitulé QU’EST-CE QUI FAIT COURIR UN EXOBIOLOGISTE ? Sur les photos, Saul observait un cliché de Vénus, inspectait un modèle de Mars, surveillait le panneau de contrôle du radiotélescope de Green Bank. Dans l’un des paragraphes, il était question du message capté durant une expérience de résonance magnétique nucléaire. Sur la photo, Saul était bien là, campé entre les deux grands aimants. On apercevait Gordon tout au fond. Il regardait l’espace vide entre les deux pôles des aimants. Apparemment, il ne faisait pas grand-chose. La main de Saul était levée au-dessus d’un câblage. Il s’apprêtait à rectifier quelque chose. Les signaux de résonance étaient décrits comme « controversés » et « fortement mis en doute par la plupart des astronomes ». On citait Saul : « Dans ce domaine, il faut savoir saisir sa chance. Parfois on perd. Parfois on gagne. »

 

« Gordon, ton nom est cité une fois, c’est tout, déclara Penny.

— Mais l’article concerne Saul, ne l’oublie pas.

— C’est justement pour ça qu’il est là-dedans. Il profite de ton…

— De mon succès ? fit Gordon d’un ton railleur.

— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, mais… »

Gordon jeta le dessin sur le bureau de Ramsey et demanda : « Je t’ai donné une copie de ça ?

— Non, qu’est-ce que c’est ?

— Une autre partie du signal.

— Oh ! oui, ça me revient. La télé l’a passé.

— Exact. C’est Shriffer qui l’a montrée. »

Ramsey se pencha sur les entrelacs de courbes.

« Tu sais, sur le moment je n’ai pas du tout songé à ça, mais…

— Oui ?

— Eh bien, je trouve que ça ressemble à une chaîne moléculaire. Ces points…

— Ceux que j’ai reliés ?

— Oui, je crois… C’est toi qui as fait cela ?

— Non. Saul a décrypté ça à partir d’une séquence codée. Et alors ?

— Ma foi, peut-être que ce n’est pas seulement un embrouillamini de courbes. Peut-être que les points correspondent à des molécules. Ou des atomes. Azote, hydrogène, phosphore.

— Comme dans l’A.D.N.

— Ce n’est pas l’A.D.N., en tout cas. C’est plus compliqué.

— Plus compliqué ou plus complexe ?

— Merde, je ne sais pas. Quelle différence ?

— Tu crois que c’est en rapport avec ces molécules à longue chaîne ?

— Ça se pourrait.

— Et ces noms de marques. DuPont et Springmachin ?…

— DuPont Analagan 58. Springfïeld AD 45.

— Ça peut être un de ces produits ?

— Ils n’existent pas. Je te l’ai déjà dit.

— D’accord. Mais est-ce que ça pourrait être ce genre de chose ?

— Peut-être, peut-être… Écoute, pourquoi je n’essaierais pas de voir ce que je peux en tirer ?

— En faisant quoi ?

— Éh bien, en essayant de disposer les atomes sur les chaînes. On verra bien ce qui marche.

— Comme Crick et Watson ont fait l’A.D.N. [5] ?

— Éh bien, oui, un peu comme ça…

— Formidable. Peut-être que ça nous permettra d’éclaircir un peu les…

— Ne compte pas là-dessus. Ce qui compte avant tout, c’est l’expérience. La perte d’oxygène, le poisson… Hussinger et moi, nous allons publier ce truc dès maintenant.

— Bien, très bien et…

— Ça ne te fait rien ?

— Moi ? Pourquoi ?

— Éh bien, ce que je veux dire, c’est que Hussinger estime que nous devrions publier ça ensemble. Si toi et moi nous voulons faire un papier sur le message, par contre, pour lui c’est un autre…

— Oh ! je vois !… » dit Gordon en se balançant sur sa chaise.

Il se sentait abattu.

« Écoute, je ne suis pas d’accord avec lui à ce sujet mais…

— Non, ne t’en fais pas. Ça ne me fait rien. Publie ce truc, bon Dieu !

— Ça ne t’embête pas ?

— Je t’ai seulement demandé de te pencher un peu là-dessus. Et tu as trouvé quelque chose. C’est très bien.

— Le truc de Hussinger, ça n’était pas mon idée.

— Je sais bien.

— Éh bien… Merci. Vraiment. Tu sais, je vais me coller sur ce dessin que tu m’as amené, cette chaîne…

— Si c’est vraiment une chaîne…

— Oui… Mais ce que je veux dire, c’est qu’on pourrait publier ça ensemble, non ?

— Bien sûr. Formidable. »

 

Les courbes de résonance demeuraient régulières. Cependant, le niveau de bruit s’élevait. Gordon passait de plus en plus de temps au labo à essayer de faire disparaître la friture électromagnétique. La plupart de ses notes pour le cours d’électromagnétisme classique étaient prêtes et il avait donc un peu de temps devant lui pour la recherche. Il délaissa quelque peu la préparation des échantillons pour se consacrer au montage de résonance. Cooper était encore occupé à digérer ses propres relevés. Et le bruit n’avait en rien diminué.