CHAPITRE 20

31 mai 1963

 

L’examen d’Albert Cooper débuta plutôt bien. Gates, qui était un physicien des hautes énergies, commença par un problème standard : « Monsieur Cooper, nous considérons deux électrons dans une chambre unidimensionnelle. Pouvez-vous nous donner la fonction d’onde de cet état ? »

Gates avait un sourire amical. Il cherchait à dissiper la tension qui présidait habituellement à l’examen oral. Presque inévitablement, les candidats se bloquaient quelque part et leur nervosité les rendait incapables de retrouver les plus élémentaires notions de physique.

Cooper se débrouilla plutôt bien dans les préliminaires et dessina un graphique d’onde correspondant au plus bas état d’énergie. Et il cala à cet instant. Gordon se demanda si ce n’était pas une tactique délibérée. Depuis quelque temps, les étudiants pratiquaient beaucoup le froncement de sourcils et la pause silence dans l’espoir d’un coup de pouce du comité. C’était souvent payant. Au bout d’un moment, Gates intervint : « Éh bien… la partie spatiale de la fonction d’onde doit-elle être symétrique ? »

En hésitant, Cooper répondit : « Je… Non, je ne crois pas. Les spins devraient être… » Ensuite, tant bien que mal, il s’en tira avec succès. Gates posa ensuite à Cooper une série de questions de routine destinées à vérifier les connaissances générales du candidat sur le problème particulier qu’il avait choisi pour sa thèse. Gordon se sentit mal à l’aise. Le climatiseur bourdonnait doucement et la craie de Cooper grinçait parfois sur le tableau. Gordon regarda dans la direction de Bernard Carroway, l’astrophysicien. De ce côté-là, pas de danger : Carroway avait l’air de s’ennuyer. Il n’avait qu’un désir : en finir avec la cérémonie pour retrouver ses chers calculs. En fait, le seul problème venait du quatrième et dernier membre du comité, Isaac Lakin. En tant que professeur doyen en physique, domaine de la thèse de Cooper, sa présence au sein du comité était inévitable.

Gates en avait fini avec ses questions simples et Carroway, l’air endormi, se tourna vers Lakin. Nous y voilà, se dit Gordon.

Mais Lakin n’attaqua pas directement. Il entreprit Cooper dans une discussion à propos de son expérience — c’était généralement un terrain sans danger pour les candidats puisqu’il devait leur être le plus familier. Lakin insista tout particulièrement sur le soubassement théorique des effets de résonance nucléaire. Cooper, très rapidement, se mit à écrire les invariantes d’échelle. Lakin alla encore un peu plus loin et Cooper réagit plus lentement, puis s’interrompit. Il essayait la tactique du blocage. Lakin en était parfaitement conscient et il resta muet. Carroway manifesta pour la première fois quelque intérêt. Il se redressa dans son fauteuil. Gordon se demanda pourquoi il en était ainsi chaque fois qu’un étudiant se trouvait en difficulté. Était-ce l’instinct de chasse ? Ou bien le seul souci professionnel de voir un étudiant, présumé capable, trahir soudain une ignorance fatale ? Les deux réponses étaient bien trop simples, se dit-il.

Et maintenant, Lakin traquait Cooper. Il lui fit décrire avec précision le modèle théorique et les hypothèses sous-jacentes avant de réduire ses explications en lambeaux. Ses énoncés étaient vagues, son raisonnement mou, et il avait négligé deux effets importants. Gordon se taisait. Il ne voulait pas interrompre Lakin et il s’accrochait encore à l’espoir que Cooper allait se remettre sur pied après cette tempête. Mais cet espoir s’évanouit. Et Gordon se souvint d’un commentaire de Lakin sur une thèse, quelques années auparavant : « Jeune homme, une part de ce travail est originale, une autre est exacte. Malheureusement, celle qui est exacte n’est pas originale et celle qui est originale n’est pas exacte. »

Carroway, à son tour, posa quelques questions incisives. Tout d’abord, Cooper parut foncer, puis il revint à sa tactique de repli, cherchant à gagner du temps. Mais un examen de deux heures suffit à mettre en évidence toutes les faiblesses d’un candidat. Carroway, les yeux mi-clos, écouta les explications bancales de Cooper. Il semblait plus éveillé, se dit Gordon, avec une trace d’irritation sur le visage. Quant à Gates, il gardait les yeux fixés sur Cooper comme s’il se demandait comment un étudiant qui lui avait paru si brillant d’entrée pouvait maintenant en être à ce point. Lorsque Cooper se retourna pour répondre à une saillie de Lakin, il secoua la tête d’un air lourd.

Gordon décida alors d’intervenir. Ce n’était pas très adroit, généralement, de prendre la défense de son candidat devant le comité d’examen. D’abord parce que c’était trop évident mais aussi parce que cela pouvait laisser entendre que l’on acceptait ses failles.

Gordon interrompit Carroway au beau milieu d’un flot de questions pour faire remarquer que, durant le temps qui restait, le comité devait examiner le concept ainsi que les détails de l’expérience de Cooper, que l’on n’avait pas abordés jusque-là. Il avait touché juste : Gates approuva. Cooper, appuyé au tableau noir, eut une expression de soulagement intense et sourit. La pièce s’emplit tout à coup de bruits de froissements de papier, de grincements de sièges : l’ambiance était rompue et Cooper allait peut-être avoir une chance de limiter les dégâts.

Les cinq premières minutes furent faciles. Cooper fit la description de son expérience et des éléments de son installation avant de distribuer quelques exemplaires des premiers résultats.

Lakin n’y jeta qu’un vague coup d’œil. Il sortit plusieurs feuillets de son propre dossier et les tendit à Cooper. « Monsieur Cooper, ce qui m’intéresse ici, ce ne sont pas seulement les résultats évidents. Je suis bien certain que le comité en prendra connaissance sans surprise. Ce que je désire savoir, c’est s’ils sont exacts.

— Pardon ? demanda Cooper d’une voix ténue.

— Eh bien, nous savons tous que votre travail comporte certains détails… bizarres.

— Je…

— Pourriez-vous nous expliquer cela ? »

Lakin désignait les feuillets dispersés sur la table. Il avait souligné les interruptions des ondes de résonance régulière et Gordon se sentit gagné par le désespoir.

Le reste de la séance parut se dérouler très rapidement. Cooper avait perdu toute trace de la réserve et du calme qu’il avait eu pour les premières questions. Il expliqua l’effet de résonance avec des phrases boiteuses. Il se lançait dans une explication qu’il connaissait parfaitement et, lorsqu’il l’avait terminée, il laissait de côté les implications. Il tentait d’esquiver la question de l’origine de l’effet. Carroway, visiblement intéressé maintenant, le ramena sur ce terrain. Les interventions de Gordon n’y purent rien. Gates apporta son soutien au scepticisme de Carroway et Cooper se trouva sous un triple feu, passant de Lakin à Carroway puis à Gates pour chaque fois recevoir des objections différentes.

« Cette question sous-tend toute la thèse », dit enfin Lakin, et les autres approuvèrent. « Elle doit être éclaircie. Et seul M. Cooper détient la vérité en cette matière. »

Nul dans la pièce n’ignorait qu’il était ici question des messages de Gordon et Shriffer, et pas simplement des connaissances en électronique de Cooper. Mais cet examen leur donnait un moyen d’exprimer leur point de vue professionnel sur le fond de la question et c’était là qu’ils allaient devoir se battre.

Gordon laissa le débat se prolonger presque jusqu’au terme des deux heures avant d’intervenir : « Tout cela est très bien, mais sommes-nous vraiment dans le sujet ? Vous avez pu voir les relevés…

— Certes, fit Lakin, mais sont-ils exacts ?

— Pour ma part, je prétends que nous n’avons pas à considérer cette question. Il s’agit d’un examen de candidature. Nous sommes appelés à nous prononcer sur la valeur d’une expérience et non sur son résultat final. »

Gates approuva et, à la grande surprise de Gordon, il fut imité par Carroway. Lakin resta silencieux. Gates, comme si le problème était réglé, posa à Cooper une question anodine à propos de son montage. L’examen touchait à sa fin. Carroway s’était de nouveau affalé sur son siège, les paupières mi-closes sur son monde intérieur : il avait perdu toute étincelle. Gordon pensa amèrement à l’opinion que les contribuables pourraient avoir de ce serviteur de la cause publique avant de se souvenir que Carroway vivait au rythme des théoriciens. Il arrivait vers midi et, pour lui, le lunch était le breakfast. Les premiers séminaires et discussions lui prenaient tout l’après-midi. Après quoi, il était en forme pour commencer ses calculs — c’est-à-dire son véritable travail. Cette séance d’examen, en début d’après-midi, était en quelque sorte un exercice de mise en train pour lui.

Quand Cooper eut quitté la pièce, la tâche de Gordon commença vraiment. Le directeur de thèse devait écouter attentivement les commentaires et les critiques de ses collègues, cela, en principe, afin d’être mieux à même d’orienter le travail de thèse de son candidat. Ce qui était un jeu de corde assez subtil.

Lakin prit la parole le premier. Il doutait que Cooper comprit réellement le problème. Exact, admit Gordon, Cooper, sur l’ensemble de la théorie, se montrait plutôt faible. Mais les étudiants en recherche expérimentale étaient traditionnellement plus intéressés par les travaux de laboratoire. En fait, souligna Gordon dans l’espoir de détendre un peu l’atmosphère, ils aimaient mieux « faire joujou avec leur attirail » qu’avec les détails de la théorie. Gates l’admit mais Carroway tiqua.

Quant à Lakin, avec un haussement d’épaules, il concéda ce point. Il n’intervint pas tandis que Carroway, puis Gates, exprimaient leurs réserves sur le travail de Cooper qu’ils considéraient comme souvent médiocre sur les problèmes de physique de base — par exemple, dans le cas des deux électrons. Oui, dut admettre Gordon, mais il fit remarquer que le Département de physique ne pouvait que demander aux étudiants de suivre les cours en espérant que le savoir leur entrerait dans la tête. Cooper avait déjà passé l’examen de qualification. Trois jours de problèmes écrits plus deux heures d’oral. Bien sûr, il était regrettable qu’il dérape encore sur certains points, mais qu’allait faire ce comité ? Quant à lui, Gordon, il s’engageait à stimuler tout particulièrement Cooper sur ses faiblesses. Le comité accepta cette réponse plutôt conventionnelle avec des hochements de tête.

Jusque-là, Gordon s’était déplacé en terrain relativement ferme. Mais Lakin, maintenant, tapotait son stylo contre la table d’un air songeur. Lentement, presque paresseusement, il relisait les données de Cooper. Selon lui, un expérimentateur ne prouvait son aptitude que grâce à ses données. L’effet de résonance spontanée était au centre de la thèse de Cooper. Et c’était lui qui, précisément, était mis en question.

« Souvenons-nous qu’une thèse est un argument, et non une liasse de feuillets », dit Lakin avec une infinie douceur.

Gordon essaya de le contrer de son mieux. Le phénomène de résonance spontanée était important, bien sûr, mais ce n’était pas la préoccupation première de Cooper. Le but de son expérience était plus conventionnel. Le comité devait considérer la résonance spontanée comme une espèce de couverture qui masquait occasionnellement les données que Cooper essayait de rassembler.

Lakin contre-attaqua franchement en brandissant l’article de la Physical Review Letters signé conjointement par Lakin, Bernstein et Cooper. La thèse finale ne pouvait manquer d’en faire état.

« Et ceci, bien entendu », un regard triste à l’adresse de Gordon, « signifie que nous devons produire l’ensemble des résultats de… l’interprétation… qui a été donnée de ces… interruptions… des courbes de résonance.

— Je ne suis pas d’accord ! lança Gordon.

— Le comité doit avoir connaissance de tous les facteurs, dit Lakin d’un ton doucereux.

— Mais le facteur le plus important, c’est que Cooper affronte un problème standard.

— Ce n’est pas ce qui a été dit.

— Écoutez, Isaac, ce que je fais moi n’a aucun rapport avec cette thèse et ce comité.

— Je pense pourtant, intervint Gates, que nous devrions nous concentrer sur les possibilités de l’expérience.

— Tout à fait, marmonna Carroway en s’extrayant de son assoupissement.

— Mais Cooper ne travaillera probablement pas sur la théorie du message, remarqua Gordon.

— Il le faut bien, dit Lakin avec une énergie tranquille.

— Pourquoi ?

— Comment pourrait-il être sûr du fonctionnement de son montage électronique ? » demanda Gates.

Lakin l’appuya : « Oui, comment ?

— Écoutez, cet équipement n’a rien de spécial.

— Qui peut le dire ? fit Lakin. Il comporte certaines modifications qui le placent un peu en dehors et au-dessus du montage courant de résonance. Ceci, si je comprends bien… » La note de sarcasme n’échappa pas à Gordon. « … afin d’augmenter la sensibilité. Uniquement pour cela ? N’est-il pas apparu un effet imprévisible ? Quelque chose qui fait que cette expérience, tout cet appareillage permet de capter des effets nouveaux dans le solide en question — l’antimoniure d’indium ? Comment pouvons-nous le dire ?

— Un bon point, murmura Gates.

— À quel genre d’effet pensez-vous, Isaac ? demanda Carroway avec une perplexité non feinte.

— Je ne sais pas. Mais la question est là. Précisément là.

— Je ne suis pas d’accord, fit Gordon.

— Je crois qu’Isaac a tout à fait raison, grommela Carroway.

— C’est assez juste, dit Gates après avoir réfléchi un instant. Comment pouvons-nous être certains qu’il s’agit d’un bon sujet de thèse sans que Cooper nous ait dit que l’équipement donnera le résultat annoncé ? Bon, vous, Isaac, vous avez des doutes. Quant à vous, Gordon, vous estimez que tout est O.K. Mais je pense qu’il nous faut des informations complémentaires avant de poursuivre.

— Ce n’est pas le but de cet examen, dit Gordon d’un ton net.

— Je considère cette demande comme légitime, intervint Carroway.

— Moi aussi », ajouta Gates.

Lakin hocha la tête et Gordon prit conscience qu’ils étaient tous embarrassés. Ils se refusaient à aborder le fond du problème dissimulé sous les charmes de la théorie et le montage de Cooper. Pourtant, Gates, Carroway et Lakin pensaient avec un bel ensemble que l’hypothèse du message n’était que du vent. Purement et simplement. Et ils n’allaient pas abandonner la question. Cooper ne pouvait expliquer tous ses relevés, du moins les parties intéressantes. Aussi longtemps que l’énigme se poserait, le comité refuserait la thèse. Mais ce n’était pas simplement une question de conflits de théories. Cooper avait des défaillances dans plusieurs domaines importants. Il avait besoin d’étudier encore, de se replonger un peu dans ses livres. Il ne s’était jamais montré particulièrement brillant. Cela éclatait maintenant. Plus l’histoire vaseuse des messages. Cela faisait beaucoup trop.

« Je propose que nous refusions pour la troisième fois la candidature de M. Cooper, dit calmement Lakin. Il a besoin d’un peu plus de préparation. Et puis, il-est nécessaire que nous résolvions » un coup d’œil à Gordon « ce problème de résonance spontanée…

— D’accord, déclara Gates.

— Mmm, fit vaguement Carroway. D’un air endormi, il rassemblait déjà ses documents.

— Mais voyons… »

Lakin s’exprima en un murmure, avec un accent à la fois amical et las : « Gordon, nous avons la majorité du comité. Pouvez-vous nous donner les formulaires à présent ? »

Gordon, d’un geste roide, leur présenta les feuilles à l’emblème de l’université. Chacun devait écrire « oui » ou « non » en réponse à l’examen de candidature de Cooper. Trois « non » revinrent sur la table. Gordon n’arrivait pas à détacher les yeux des formulaires. Il était totalement désemparé, incapable d’admettre que tout était terminé. C’était la première fois qu’il préparait un étudiant pour l’examen et c’était un échec. Un événement peu courant. Mais bon sang ! la candidature était censée être un examen putz ! Gordon songea brusquement à la théorie conventionnelle des révolutions scientifiques dans laquelle les paradigmes se rattrapaient, le nouveau succédant à l’ancien. La théorie du message et celle de la résonance spontanée étaient en un sens des paradigmes édifiés pour l’explication d’un tas de mystérieuses données. Deux paradigmes en bagarre pour quelques miettes d’informations expérimentales. Il y avait de quoi rire.

Le bruit des sièges et les froissements de papier le tirèrent de ses réflexions. Il murmura quelques mots vagues à chacun des membres du comité. Il était encore abasourdi de ce qui venait de se passer. Lakin lui serra la main et marmonna : « Il faut que nous mettions cela au clair, vous savez », avant de sortir.

En le regardant s’éloigner, Gordon comprit que, pour Lakin, tout cela était un incident regrettable auquel était mêlé un jeune professeur qui avait pris une dangereuse tangente. Il avait abandonné les moyens de persuasion amicaux. Il ne cherchait plus à persuader aimablement Gordon de modifier ses concepts. Ce genre de conversation ne pouvait mener à rien, navait mené à rien. Leurs personnalités ne s’accordaient pas et peut-être était-ce, au bout du compte, l’élément déterminant dans la recherche scientifique. Crick et Watson ne s’étaient pas entendu avec Rosalind Franklin, ce qui les avait empêchés de collaborer sur l’hélice d’A.D.N. Ensemble, ils auraient sans doute résolu l’énigme bien plus tôt. La science était agitée par des conflits violents qui, pour la plupart, freinaient le progrès. Ainsi, bien des chances avaient-elles été perdues. Si Oppenheimer avait réussi à rompre l’isolement volontaire d’Einstein, les deux hommes, ensemble, auraient dépassé les travaux d’Oppenheimer, en 1939, sur les étoiles à neutron pour se tourner vers le problème de relativité généralisée de l’effondrement de la matière. Mais il n’en avait pas été ainsi, en partie parce que Einstein, à cette époque, avait cessé d’écouter les autres pour s’enfermer avec ses songes vagues sur la théorie du champ unifié…

Gordon s’aperçut qu’il était maintenant seul dans la pièce. Cooper, en bas, devait attendre le résultat. Il y avait de bons moments dans le métier de professeur mais Gordon, en cet instant, se demandait s’il n’était pas gâché par des moments comme celui-ci. On consacrait les trois quarts de son temps aux étudiants et seuls les meilleurs ne vous donnaient pas de mal. Mais… à présent, il devait annoncer la nouvelle à Cooper.

Il rassembla ses papiers et sortit. Des rais de soleil dorés filtraient par les fenêtres du couloir. Les jours devenaient plus longs. Les cours étaient terminés. Pour une seconde, Gordon oublia Cooper, Lakin et les messages en une unique pensée : l’été commençait enfin.